Le soleil s’est levé à Blois, capitale de l’Orient. Du 13 au 16 octobre, la 14e édition des Rendez-vous de l’Histoire consacrée à L’Orient a enregistré un nouveau succès porté par la dynamique du « Printemps arabe ». « C’est un pur hasard. La thématique a été choisie avant les révolutions tunisienne et égyptienne », explique Francis Chevrier, directeur du festival soutenu par 44 partenaires dont Le Monde. Conférences, expositions, salon du livre et cinéma – soit plus de 400 débats, rencontres, projections et ateliers – ont rythmé ces journées de réflexion en présence de 30 000 personnes venues de toute la France transformer la préfecture du Loir-et-Cher en véritable Mecque de l’Histoire. Professionnels et amateurs de la discipline, anciennes et nouvelles générations, chacun y trouve son conte et son récit, affine ses connaissances et savoure ses découvertes. Les chercheurs parlent d’historiographie. Les enseignants mettent à jour leur méthodologie, alors qu’étudiants et lycéens écoutent en silence pendant que d’autres sautent de conférences en conférences. Car les rencontres de Blois ne sont pas qu’un rendez-vous des passionnés d’Histoire. C’est aussi une grande université ouverte à tous et gratuite où la citoyenneté se construit d’ateliers en ateliers. Une démarche civique à laquelle sont scrupuleusement attachés les organisateurs de ce pèlerinage républicain.
Mais comme tout lieu de culte, les Rendez-vous de Blois renferment aussi leurs paradoxes. L’Orient est au programme de cette fête d’octobre, mais les historiens, originaires du monde extra-européen, sont peu représentés dans les panels d’intervenants. Une absence remarquée par des chercheurs surtout issus de la nouvelle génération pour qui l’européocentrisme ne transpire pas que dans les approches scientifiques, il se mesure aussi à l’identité des invités.
Cette asymétrie traduit en fait quelque chose de plus profond que l’explication de contraintes budgétaires pourtant réelles. Elle renvoie à la notion même de l’Orient, dont l’existence divise toujours les historiens. Difficile donc de surmonter sa complexité si l’on procède ou pas selon une démarche essentialiste, puisque comme le soulignent nombre d’entre eux, l’Orient n’est qu’une représentation créée par les Européens, avatar moderne du clivage antique civilisation/barbarie. Et de cette création intellectuelle, explique Henry Laurens, est née un courant, l’orientalisme dont il est lui-même issu. « L’Orient, explique-t-il, c’est le moment historique (XVIe-XVIIe siècles) où l’Europe, en tant que civilisation et culture, commence à se définir par rapport aux autres ».
Or, cette configuration historique, qui organisait le monde autour de la société européenne ou occidentale définie comme un « nous » dominant comparé aux autres, a disparu dans notre monde globalisé. Le « nous » n’est plus occidental, il devient mondial. Et au fil de ce décloisonnement l’Occident perd le monopole de l’écriture de l’Histoire et son héritage est remis en question par le retour du refoulé. De ce décentrement de l’espace mondial a surgi une confrontation historiographique opposant les défenseurs de l’histoire nationale comme l’académicien Pierre Nora à ceux de l’histoire connectée ou globale comme le chercheur indien, Sanjay Subrahmanyam, dont les conférences ont été très suivies durant ces quatre jours.
Et c’est là le troisième paradoxe, les rencontres de Blois, où la pensée nationale reste majoritaire, ont eu le mérite de confirmer l’importance épistémologique de l’histoire globale, alors que dans les domaines institutionnels, académiques, scolaires, linguistiques et de l’édition, la France n’a point vraiment embrassé cette expérimentation historiographique. Difficile, quand la société entretient un rapport anxiogène avec la mondialisation. « Mais on n’est plus dans la proclamation épistémologique, il faut désormais éditer », confie Patrick Boucheron, directeur de l’ouvrage « Histoire du monde au XVe siècle » (Fayard). Encore faut-il que l’offre éditoriale réponde à la forte demande actuelle, ajoute Romain Bertrand, auteur de « L’Histoire à parts égales » (Seuil), exemple significatif de cette poussée d’histoire connectée en France.
Quant à la pratique des langues étrangères, nul n’ignore que c’est un des points faibles du cursus universitaire. Aussi, tout en faisant incontestablement preuve d’ouverture à l’égard de l’histoire globale, les organisateurs savent qu’ils ont pris cependant le risque d’afficher leurs propres incertitudes du moins leur intranquillité. De son côté, affirme Patrick Boucheron, l’histoire globale souffre encore d’une forme de condescendance de la part de la pensée dominante. Aux Etats-Unis, les historiens de l’approche globale enseignent certes à l’université de Californie, mais pas à Princeton, Yale ou Harvard. Par ailleurs, les craintes face aux risques d’angélisme et d’exagération des phénomènes de métissage ne sont pas infondés.
L’ouverture à ces hérétiques consacrés est donc à relativiser. Les lauréats respectifs des prix des Rendez-vous de l’Histoire et Augustin Thierry, Vincent Robert, auteur du « Temps des Banquets, 1818-1848 » (Publications de la Sorbonne) et Fabrice D’Almeida, auteur de « Ressources inhumaines, les gardiens de camps de concentration et leurs loisirs » (Fayard) ne s’inscrivent-ils pas dans une tradition d’histoire nationale ? Si Sanjay Subrahmanyam a effectivement ouvert la 14e édition de Blois, n’est-ce pas Pierre Nora qui a eu le dernier mot lors de la conférence de clôture ? Le premier a fait l’apologie de l’égalité des connaissances tel un passeur entre l’Occident et l’Orient, défenseur de la co-production et de la négociation contre les logiques de domination. Si l’histoire est écrite par le conquérant occidental depuis plus de 200 ans, « le vainqueur ne reste pas toujours le vainqueur », confie l’historien indien, la roue tourne…
Et dans cette perspective historiographique, l’expression « lois mémorielles » n’a pas lieu d’être, car elles traduisent un rejet de la domination et une demande sociale forte pour peu qu’elles ne répondent pas à une exigence nationaliste. A l’inverse, le second a dénoncé l’arrière-plan politique derrière lequel se cacherait ce spectre large de la contestation contre les valeurs occidentales et la prééminence des histoires nationales qui doivent, selon lui, se prémunir contre les explosions mémorielles et surtout résister à toute politisation de l’Histoire. Mais, à force de vouloir protéger l’Histoire du péril de la politique, Pierre Nora n’en vient-il pas finalement à manier les mêmes instruments que ses opposants, à savoir une forme d’idéologisation de la méthode sous couvert d’affirmations épistémologiques ? L’avenir nous dira si sa dernière intervention était plus un hymne au roman national, expression dont il a eu le génie, ou une oraison funèbre d’une histoire nationale en sanglots ? Pour l’heure, la guerre historiographique s’est raffermie ce week-end à Blois. Gageons que le programme de l’an prochain, les Paysans, désamorcera les tensions, pour peu qu’ils soient traités à parts égales…
Gaïdz Minassian