L’approche a-critique du progrès technique constitue la tendance dominante dans le marxisme depuis la fin du XIXe siècle. Le point de vue de Marx lui-même était moins unilatéral, car on trouve dans ses écrits une tentative de comprendre dialectiquement les antinomies du progrès.
Il est vrai que dans certaines de ses œuvres, c’est le rôle historiquement progressiste du capitalisme qui ressort. Par exemple, dans le Manifeste du parti communiste, on trouve une célébration enthousiaste du progrès technologique bourgeois :
La bourgeoisie, au cours d’une domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productrices de la nature, le machinisme... , la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques... Quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives sommeillaient au sein du travail social" ?
Mais même ici il y a quelques références claires aux conséquences négatives de la technologie industrielle : à cause de l’utilisation extensive des machines, le travail « a perdu tout son caractère autonome et, par conséquent, tout attrait » ; le prolétaire devient « un simple accessoire de la machine » et son travail devient de plus en plus « repoussant » (terme que Marx emprunte à Fourier [1]).
Ces deux aspects sont traités largement dans les écrits économiques principaux de Marx. Dans les Grundrisse par exemple, il souligne la « grande influence civilisatrice » du capital mais n’en reconnaît pas moins que la machine enlève au travail « toute son indépendance et son caractère attrayant ». (Notons ici une autre catégorie fouriériste : le travail attrayant). Il ne doute pas que la technologie capitaliste signifie la dégradation et l’intensification du travail : « La machine la plus développée contraint l’ouvrier à travailler plus longtemps que le sauvage, ou lui-même, lorsqu’il disposait d’outils plus rudimentaires et plus primitifs [2] ».
Dans le Capital, le côté sombre de la technologie industrielle vient avec force au premier plan : à cause des machines, le travail dans l’usine capitaliste devient « une sorte de torture », une « routine misérable de corvée sans fin dans laquelle le même processus mécanique est répété sans cesse ... comme le travail de Sisyphe » (et ici Marx cite Engels : La situation de la classe ouvrière en Angleterre) ; tout le processus de travail est « transformé en un mode organisé pour écraser la vitalité, la liberté et l’indépendance de l’ouvrier ». Autrement dit, dans ce mode de production, la machine, loin d’améliorer la condition du travail leur « prive le travail de tout intérêt » et « confisque tout atome de liberté dans l’activité corporelle et intellectuelle [3] ».
Marx semble être conscient des conséquences écologiques de la technologie capitaliste : dans le chapitre du Capital sur « le machinisme et la grande industrie », il fait remarquer que la production capitaliste "trouble (stört) l’échange matériel (Stoffwechsel) entre l’homme et la terre en rendant de plus en plus difficile la restitution de ses éléments de fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et utilisés sous forme d’aliments, de vêtements, etc.
Ainsi elle détruit et la santé physique de l’ouvrier urbain et la vie spirituelle du travailleur rural. Chaque pas vers le progrès de l’agriculture capitaliste, chaque gain de fertilité à court terme, constitue en même temps un progrès dans la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur [4].
Bien que Marx soit loin d’être un romantique, il s’inspire beaucoup de la critique romantique de la civilisation industrielle et de la technologie du capitalisme. Parmi les auteurs qu’il cite souvent dans ses écrits économiques, on trouve non seulement des communistes utopiques comme Fourier, mais aussi des « socialistes petits-bourgeois » tels que Sismondi et même des conservateurs aussi marqués que David Urquhart.
Mais à la différence des économistes romantiques, Marx ne critique pas la technologie moderne elle-même, seulement la façon dont le capitalisme s’en sert. Les contradictions et les antinomies du machinisme ne proviennent pas du machinisme lui-même mais de son usage (Anwendung) capitaliste. Par exemple, il écrit :
Considéré en lui-même, le machinisme réduit la journée de travail, tandis que son usage capitaliste l’accroît ; en lui-même il facilite le travail, mais son usage capitaliste accroît son intensité ; il est en lui-même une victoire de l’homme sur les forces de la nature mais son usage capitaliste rend l’homme esclave de ces forces ; en lui-même il multiplie la richesse du producteur, mais en son usage capitaliste il le paupérise, etc [5].
Comment concevoir donc un usage post-capitaliste ou socialiste des machines et de la technologie industrielle ? La réponse, tant dans le Capital que dans les Grundrisse, est que la mécanisation, en réduisant le temps de travail, créera du temps libre, qui est à la fois un temps de loisir et un temps pour des activités plus nobles. Dans la société socialiste, le progrès technique permettra « de réduire au minimum le travail nécessaire, qui correspond donc au développement artistique, scientifique etc., des individus dans le temps ainsi libéré et avec les moyens créés, pour tous [6]... »
Cela signifie-t-il que la structure industrielle technologique moderne est un instrument neutre que l’on peut utiliser soit de façon capitaliste soit de façon socialiste ? Ou bien la nature du système technologique en place est-elle affectée par ses origines capitalistes ? Cette question et bien d’autres questions pertinentes sont laissées sans réponse par Marx. Mais une grande partie de la qualité dialectique de ses écrits sur le machinisme - sa tentative de saisir le caractère contradictoire de son développement - s’est perdue dans la littérature marxiste après Marx, car celle-ci est tombée sous le charme du progrès technologique et a célébré ses succès comme une pure bénédiction.
Walter Benjamin n’a jamais traité systématiquement les problèmes de la technologie moderne, mais l’on trouve dans ses écrits des aperçus remarquables qui le distinguent comme un des premiers penseurs marxistes à aborder ces questions avec un esprit critique. Rejetant les axiomes serai-positivistes et naïvement optimistes du marxisme vulgaire (de la IIe et de la IIIe Internationale), Benjamin a essayé de sonner l’alarme pour avertir ses lecteurs des dangers inhérents du modèle dominant du progrès technique. Sa double protestation, contre le progrès technique dans la guerre et contre la destruction de la nature, frappe par son côté prophétique et par sa pertinence étonnante pour notre temps.
Les racines de l’attitude de Benjamin par rapport à la technologie se trouvent dans la tradition romantique. Les romantiques et les néo-romantiques allemands de la fin du XIXe siècle critiquaient la Zivilisation, c’est-à-dire le progrès matériel sans âme lié au développement technique et scientifique, à la rationalité bureaucratique et à la quantification de la vie sociale. Cette critique était formulée au nom de la Kultur, c’est-à-dire du corps organique des valeurs morales, culturelles, religieuses et sociales. Ils dénonçaient en particulier les résultats fatals de la mécanisation, de la division du travail et de la production de marchandises, en se référant nostalgiquement aux modes de vie précapitalistes et préindustriels. Bien qu’une grande partie de cet anticapitalisme romantique fût conservateur ou réactionnaire, il exprimait aussi une puissante tendance révolutionnaire. Les révolutionnaires romantiques critiquaient l’ordre industriel bourgeois au nom de valeurs du passé, mais leurs espoirs s’orientaient vers une utopie post-capitaliste, socialiste et sans classes. Cette vision du monde radicale, partagée par des auteurs tels que William Morris et Georges Sorel, et en Allemagne par Gustav Landauer et Ernst Bloch, constitue le fondement culturel et la source initiale des réflexions de Walter Benjamin sur la technologie.
Dans un de ses premiers écrits, un essai qui date de 1913, sur « La religiosité de notre temps », dans lequel il prétend que « nous sommes encore profondément immergés dans les découvertes du Romantisme », Benjamin se plaint de la réduction des hommes en machines à travailler et du rabaissement du travail à sa forme technique. Faisant écho à certains thèmes néo-romantiques de son temps, il croyait à la nécessité d’une nouvelle religion (inspirée par Tolstoï et Nietzsche) et rejetait le matérialisme superficiel qui réduit toute activité sociale à « une affaire de Zivilisation comme la lumière électrique [7] ».
Après 1924, Benjamin s’intéresse de plus en plus au marxisme et sympathise avec le mouvement communiste. Sa critique devient plus politique et plus spécifique. Dans un article publié en 1925, « Les armes de demain », il attire l’attention sur l’usage de la technologie moderne au service du « militarisme international ». II décrit en détail les batailles du futur avec « du chlorazétophénol, du disphénylaminchlorasine et du dichlorathysulphide » que l’on prépare dans les laboratoires chimiques, et soutient que l’horreur de la guerre chimique dépasse l’imagination humaine : le gaz toxique ne distingue pas les civils des soldats et peut détruire toute vie humaine, animale et végétale, sur de vastes étendues de terre [8].
Mais c’est dans Sens unique (écrit avant 1926 mais publié en 1928) que Benjamin s’efforce véritablement d’affronter le problème de la technologie en termes marxistes en le rapportant à la lutte des classes. Dans un des passages les plus remarquables, le paragraphe intitulé « Avertisseur d’incendie », il considère la chute de la bourgeoisie provoquée par la révolution prolétarienne comme la seule manière d’éviter une fin catastrophique à « une évolution culturelle trois fois millénaire ». Autrement dit : Si l’élimination de la bourgeoisie n’est pas accomplie avant un moment presque calculable de l’évolution technique et scientifique (indiqué par l’inflation et la guerre chimique), tout est perdu. Il faut couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite [9]« . Cet argument, qui ressemble étonnamment à des idées avancées aujourd’hui par le mouvement antinucléaire et pacifiste, est fondé encore une fois sur le danger mortel de la guerre et de la technologie militaire. D’ailleurs il ne conçoit pas la révolution prolétarienne comme le résultat »naturel« ou »inévitable« du »progrès" économique et technique (axiome semi-positiviste partagé par beaucoup de marxistes à l’époque), mais comme l’interruption critique d’une évolution qui mène à la catastrophe.
La relation entre le capitalisme et la manipulation militaire de la technologie est examinée dans un autre passage de Sens unique, intitulé « Vers le planétarium ». La technologie aurait pu être un instrument pour les « fiançailles » entre l’humanité et le cosmos, mais « comme la soif de profits de la classe dominante comptait expier sur elle son dessein, la technique a trahi l’humanité et a transformé la couche nuptiale en un bain de sang » pendant la guerre mondiale. Benjamin établit un rapport entre l’usage militaire du progrès technique et le problème général du rapport entre l’humanité et la nature : la technique ne devrait pas être « domination de la nature » - c’est un « enseignement impérialiste » - mais plutôt « maîtrise du rapport entre la nature et l’humanité ». Il conçoit « les nuits d’anéantissement de la dernière guerre » comme une crise épileptique de l’humanité et voit dans le pouvoir prolétarien le moyen de « mesurer les progrès de la guérison » et la première tentative de soumettre la technologie à un contrôle humain [10].
Il est difficile de savoir dans quelle mesure l’Union soviétique (que Benjamin a visitée en 1926-27) a correspondu à ses attentes. Dans certains articles publiés en 1927 sur le cinéma soviétique (qu’il défendait contre divers critiques), il se plaint que le public soviétique, à cause de son admiration passionnée de la technologie, ne peut pas accepter les films satiriques occidentaux où l’humour est dirigé contre la technologie. « Les Russes ne peuvent comprendre l’attitude ironique et sceptique face aux choses techniques [11] ».
S’il nourrissait quelques espoirs pour le succès de l’expérience soviétique, il n’en nourrissait aucun pour le développement de la technologie dans le monde capitaliste. Suivant l’auteur communiste français Pierre Naville (de l’opposition trotskyste), Benjamin appelle à une « organisation du pessimisme » et exprime ironiquement sa « confiance illimitée seulement dans l’I.G. Farben et dans le perfectionnement pacifique de la Luftwaffe [12] ». Ces deux institutions n’allaient pas tarder à montrer, au-delà des prévisions les plus pessimistes de Benjamin, quel usage sinistre on pouvait faire de la technologie moderne.
Benjamin voyait dans la société bourgeoise "un décalage béant entre le pouvoir gigantesque de la technologie et la minuscule illumination morale qu’elle
permet« , décalage qui se manifeste par les guerres impérialistes. La multiplication des artefacts techniques et des sources de puissance ne peut être absorbée et est canalisée vers la destruction, par conséquent, »toute guerre sera une révolte des esclaves de la technologie« . Benjamin croit néanmoins que, dans une société libérée, la technologie cessera d’être un »fétiche de la mort« et deviendra »une clé du bonheur« ; l’humanité émancipée utilisera et illuminera les secrets de la nature grâce à une technologie »médiatisée par le schéma humain des choses [13]".
Dans son célèbre essai L’œuvre d’art à l’âge de sa reproductibilité technique (1936), il souligne encore que la guerre impérialiste est « une révolte de la technique », ce qui
veut dire que « lorsque l’usage naturel des forces productives est paralysé par le régime de la propriété, l’accroissement des moyens techniques, des rythmes, des sources d’énergie tend à un usage contre nature. Il le trouve dans la guerre. » La « formule technologique » de la société capitaliste peut se résumer ainsi : « La guerre, et la guerre seule, permet de mobiliser toutes les ressources techniques d’aujourd’hui sans toucher cependant au statut de la propriété [14] ».
Walter Benjamin est de plus en plus conscient du fait que ses vues critiques sur la technologie s’opposent à l’approche béatement optimiste si caractéristique de l’idéologie dominante au sein du mouvement ouvrier, en particulier le marxisme positiviste adopté par la social-démocratie à la fin du XIXe siècle. Dans son essai Eduard Fuchs, collectionneur et historien (1937), il critique la façon positiviste d’identifier la technologie aux sciences naturelles : la technologie n’est pas un fait purement scientifique mais aussi historique, ce qui signifie que dans la société actuelle elle est en grande mesure déterminée par le capitalisme. Le positivisme social-démocrate, que Benjamin fait remonter à Bebel, semble ignorer le fait que dans la société bourgeoise la technologie servait principalement à produire des marchandises et à faire la guerre. Cette attitude apologétique et a-critique rendait les théoriciens socialistes aveugles devant le côté destructeur du développement technologique et ses conséquences socialement négatives. Il y a un fil conducteur qui mène des hymnes saint-simoniens à la gloire de l’industrie jusqu’aux illusions modernes des social-démocrates en ce qui concerne les bienfaits de la technologie. Benjamin croit que la puissance et la capacité des machines dépasse de loin les besoins sociaux de son temps et que « les énergies que la technologie développe au-delà de ce seuil sont destructrices ». Elles servent avant tout le perfectionnement technique de la guerre. Il oppose sa perspective pessimiste-révolutionnaire à l’optimisme superficiel des épigones marxistes modernes et la lie aux pronostics de Marx lui-même concernant le développement barbare du capitalisme [15].
Les effets négatifs de la mécanisation et de la technologie capitaliste moderne sur la classe ouvrière sont un des leitmotive du Capital de Marx. Dans son essai sur Baudelaire (1938) et dans les notes pour son projet de livre sur les passages parisiens, Benjamin articule les vues de Marx avec un cauchemar romantique : la transformation des êtres humains en automates. Selon Marx (cité par Benjamin), il est caractéristique de la production capitaliste que les conditions de travail « utilisent » l’ouvrier plutôt que l’inverse ; mais « il faut des machines pour donner à cette inversion une forme techniquement concrète ». En travaillant avec des machines, les ouvriers apprennent à coordonner « leurs propres mouvements avec les mouvements uniformément constants d’un automate » (Marx). Alors que le travail de l’artisan exigeait expérience et pratique, l’ouvrier non qualifié moderne est « coupé - écrit Benjamin - de l’expérience » et « profondément dégradé par le dressage des machines ». Le processus du travail industriel est une « opération automatique », « dépourvue de substance », où chaque acte est « l’exacte répétition » du précédent. Il compare le comportement des ouvriers dans l’usine à celui des piétons dans une foule urbaine (comme le décrit Edgar Allen Poe) : les deux « agissent comme s’ils s’étaient adaptés aux machines et ne pouvaient s’exprimer qu’automatiquement » ; les deux « vivent leur vie comme des automates .. qui ont complètement liquidé leur mémoire [16] ».
Faisant allusion à la « futilité », du « vide » et à l’inachèvement qui sont « inhérents dans l’activité d’un esclave salarié en usine », Benjamin compare le temps industriel au « temps en enfer », l’enfer étant « la province de ceux qui n’ont pas le droit de compléter ce qu’ils ont commencé ». Comme le joueur décrit par Baudelaire, l’ouvrier est obligé de « toujours recommencer à nouveau », effectuant toujours les mêmes gestes [17]. C’est pourquoi Engels, dans Situation des classes ouvrières en Angleterre (cité par Benjamin), comparait l’interminable torture de l’ouvrier, toujours obligé de répéter les mêmes mouvements, à la punition infernale de Sisyphe [18]. Étant donné ses vues sur la nature « infernale » du travail industriel moderne, il n’est pas étonnant que dans son dernier écrit, les Thèses sur la philosophie de l’histoire (1940), Benjamin critique avec virulence l’idéologie social-démocrate allemande du travail comme nouvelle version (« sous une forme sécularisée ») de la vieille éthique protestante du travail, c’est-à-dire que le travail d’usine est perçu par la social-démocratie non seulement comme un résultat positif du progrès technologique mais même comme une « performance politique [19] ».
Cependant la critique chez Benjamin du « marxisme vulgaire » semi-positiviste est plus vaste et va jusqu’à remettre en question sa compréhension globale de la technologie :
Rien ne fut plus corrupteur pour le mouvement ouvrier allemand que la conviction de nager dans le sens du courant. Il tint le développement technique pour la pente du courant, le sens où il croyait nager [20].
Ce que Benjamin rejette dans cette idéologie digne de Pangloss, c’est à la fois la supposition que le progrès technique mène tout seul vers le socialisme en posant les bases économiques d’un nouvel ordre, et la croyance selon laquelle le prolétariat n’a qu’à s’approprier le système technique existant (capitaliste) et le développer davantage. Aveugle à tous les dangers et à toutes les conséquences socialement négatives de la technologie moderne, le marxisme vulgaire (c’est-à-dire positiviste)
ne veut envisager que les progrès de la maîtrise sur la nature, non les régressions de la société. Il préfigure déjà les traits de cette technocratie que l’on rencontrera plus tard dans le fascisme [21].
En réalité, la critique de Benjamin va plus loin encore c’est l’axiome même de la « maîtrise » (Beherrschung) de la nature, son « exploitation » (Ausbeutung), qui est déjà inacceptable dans ses premiers écrits, comme nous l’avons noté plus haut. Dans la conception positiviste, la nature « est là gratis » (formule employée par l’idéologue social-démocrate Joseph Dietzgen), c’est-à-dire qu’elle est réduite à une marchandise et envisagée seulement du point de vue de sa valeur d’échange ; elle est là pour être exploitée par le travail humain. A la recherche d’une approche différente de la relation entre l’homme et l’environnement naturel, Benjamin se réfère aux utopies socialistes du XIXe siècle, et tout particulièrement à Fourier.
Ce problème est soulevé dans les notes pour le livre sur les passages parisiens (1938) : comme Bachofen l’avait montré, la « conception meurtrière de l’exploitation de la nature », conception moderne, n’avait pas existé dans les sociétés matriarcales, car la nature était perçue comme une mère donatrice. Cela pourrait être le cas de nouveau dans une société socialiste car dès que la production cessera d’être fondée sur l’exploitation du travail humain,
le travail perdra à son tour son caractère exploitateur de la nature par l’humanité. Il sera accompli selon le modèle du jeu enfantin, qui est chez Fourier le paradigme du travail passionné des harmoniens... Un tel travail investi de l’esprit du jeu n’est pas orienté vers la production de valeurs mais vers l’amélioration de la nature [22]".
De même, dans les Thèses (1940), Benjamin célèbre Fourier comme un visionnaire utopique d’« un travail qui, bien loin d’exploiter la nature, est en mesure de faire naître d’elle les créations qui sommeillent en son sein ». Ceci ne veut pas dire que Benjamin veuille remplacer le marxisme par le socialisme utopique : il considère Fourier comme un complément à Marx, et dans le même passage où il parle si favorablement du socialiste français, il oppose les aperçus de Marx à la grande confusion du Programme du Gotha social-démocrate sur la nature du travail [23].
Dans son premier travail marxiste (Sens unique, écrit entre 1923 et 1926), Benjamin tire le signal d’alarme : si la révolution prolétarienne n’arrive pas à temps, le progrès économique et technique du capitalisme peut finir en catastrophe. La défaite de la révolution en Allemagne, en France et en Espagne a mené à l’une des plus grandes catastrophes de l’histoire de l’humanité : la Deuxième Guerre mondiale. Au moment où la guerre commençait, il était trop tard pour sonner le tocsin. Benjamin n’avait pas perdu son espoir révolutionnaire, mais il avait redéfini la révolution à travers une nouvelle version de l’image allégorique qu’il avait employée dans les années 20 :
Marx a dit que les révolutions sont les locomotives de l’histoire. Mais peut-être sont-elles différentes. Peut-être que les révolutions sont la main de l’espèce humain qui voyage dans ce train et qui tire sur le frein d’urgence [24].
Certains critiqueront Benjamin pour avoir proposé des images, des utopies et des allégories plutôt qu’une analyse concrète et scientifique de la technologie moderne et des alternatives possibles. Mais on ne peut nier son importance en tant que visionnaire qui a ouvert de nouveaux chemins, en tant que philosophe révolutionnaire. Ses aperçus critiques sur les dangers et les dégâts de la technologie industrielle capitaliste lui ont permis de renouveler la pensée marxiste dans ce domaine et d’ouvrir la voie aux réflexions futures de l’École de Francfort. On peut le considérer aussi comme un précurseur des deux mouvements sociaux les plus importants de cette fin de siècle : l’écologie et le pacifisme anti-nucléaire. Lorsqu’on lit aujourd’hui Avertisseur d’incendie, il suffit de remplacer le mot « gaz » par le mot « nucléaire » pour comprendre la pertinence et l’urgence extraordinaire de ses avertissements.
Notes
[1] Karl Marx, Manifeste du parti communiste, Paris, Bourgeois, 1962, pages 25, 27.
[2] K. Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, trad. R. Dangeville, Ed. Anthropos, T. II, p. 222.
[3] K. Marx, Das Kapital, in Karl Marx-Friedrich Engels, Werke, Band 23, Berlin, Dietz Verlag, 1968 ; pp. 445-446, 528-529.
[4] K. Marx, Le Capital, trad. Joseph Roy, Editions Sociales, 1976, T. I, pages 360-361.
[5] Das kapital in Marx-Engels, op., cit., Band 23, p. 465.
[6] Marx, Grundrisse der kritik der Politischen Ekonomie, Berlin, Dietz Verlag, 1953, p. 593.
[7] Walter Benjamin, « Dialog über die Religiosität der Gegenwart » in Gesammelte Schiften (G. S.), Band 11.1, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1972-1985, pp. 16-35. Il n’existe aucune traduction française de ce texte.
[8] Benjamin, G. S., IV. 1, pp. 473-476. Il n’existe aucune traduction française de ce texte.
[9] Benjamin, Sens unique, trad. de Jean Lacoste, Paris, Les Lettres Nouvelles - Maurice Nadeau, 1978, pp. 205-206.
[10] Ibid, pp. 242-243, G. S. IV. 1 et 147-148.
[11] Benjamin, « Zur Lage der Russischen Filmkunst » et « Erwilderung an Oscar H. H. Schmitz » in G. S. 11-2, p. 750.
[12] Benjamin, « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligence européenne » dans Mythe et violence, Paris, Ed. Denoël, 1971, p. 312.
[13] Benjamin, « Theoricien des deutschen Faschismus », G. S. III, pp. 238-243, 248-250.
[14] Benjamin, « L’œuvre d’art à l’âge de sa reproductibilité technique » in L’homme, le langage et la culture,trad. de Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, pp. 179-180 Cf G. S. I, 2, pp. 467-469.
[15] Benjamin, E. Fuchs, der Sammler und der Historiter, G. S. II, 2, pp. 487-488.
[16] Benjamin, Uber einige Motive der Baudelaire, G. S., 1, 2, pp. 632-634. Dans un article qu’il avait écrit plusieurs années auparavant (en 1930), sur E. T. A. Hoffmann, Benjamin a parlé du dualisme métaphysique, chez l’auteur romantique, entre la Vie et l’Automate, exprimant son horreur des mécanismes diaboliques qui transforment les hommes en automates. (Cf Benjamin, « E. T. A. Hoffmann und Oscar Panizza » in G. X. Il. 2, p. 664-647). Une partie de cette peur romantique est présente dans les remarques de Benjamin sur les conditions de vie des ouvriers et des citadins modernes.
[17] Benjamin, Ibid. pp. 635-636.
[18] Benjamin, Das Passagen-Verk, G. SNI, p. 162. Marx aussi compare les portes de l’usine aux portes de l’enfer. Benjamin le cite dans G. S., V2, p. 813.
[19] Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire », in L’homme, le langage et la culture, trad. M. de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 190.
[20] Ibid.
[21] Ibid. Cette définition du fascisme comme technocratie indique un changement significatif par rapport aux vues antérieures de Benjamin. Dans un article datant de 1934, « L’auteur comme producteur » - un des rares écrits où il semble entretenir des illusions quant aux bienfaits du progrès technique en soi -, il oppose la nécessité d« innovations techniques » dans la production culturelle à l’appel au « renouveau spirituel » qu’il considère comme typique du fascisme, oubliant ainsi les hymnes de Marinetti à la gloire de la technologie moderne. Cf Benjamin : « L’auteur comme producteur » in Essais sur Bertolt Brecht, trad. de Paul Laveau, Paris, Maspero, 1969.
[22] Benjamin, Das Passagen-Verk, G. S., V. 1., p. 456.
[23] Benjamin, Thèses..., op. cit.,pp. 190-191.
[24] Benjamin, G. S., I. 3, p. 1232 (notes préparatoires pour les Thèses sur la philosophie de l’histoire).