Dans un style Place Beauvau fort prisé en ces temps d’urgence et d’exception, Frédéric Nef publie dans « Le Monde des livres » du 23 décembre 2005 une critique à coups de marteau du dernier livre d’Alain Badiou.
Féru de métaphysique, M. Nef s’étonne que le livre ait pu « paraître en toute impunité » (fallait-il donc l’interdire et brûler l’éditeur ?). Il l’accuse de défendre « d’une manière préméditée » une pensée « autrement pernicieuse » que celle émise par Alain Finkielkraut dans un entretien qui fit quelque bruit ? « Préméditée », la pensée deviendrait criminelle : mieux vaudrait donc penser sans préméditation, par instinct et par réflexe ? Curieuse métaphysique.
Plus sérieusement, Frédéric Nef reproche à Badiou de prétendre que le prédicat « juif » est désormais marqué par l’usage qu’en ont fait les nazis. Que Hitler ait investi le nom « juif », et que le génocide l’ait irréversiblement marqué, est pourtant indéniable. Que sa glorification identitaire puisse apparaître désormais comme le retournement de ce stigmate et la reproduction de ce marquage semble peu discutable. Mais le dire reviendrait à lier indissolublement, par un rapport spéculaire, victimes et bourreaux ?
On peut discuter l’interprétation que fait Badiou de ce prédicat retourné ou sa critique de « la mise en exception radicale du signifiant « juif˜ ». Mais s’en offusquer ? Il faudrait alors s’insurger tout autant contre Sartre, pour qui « la situation juive résulterait exclusivement de l’opinion des non-juifs » (Aron). Pour Hannah Arendt, se revendiquer juive, c’était reconnaître - pas même une histoire - mais « un présent politique, à travers lequel son appartenance à ce groupe avait tranché la question de l’identité personnelle dans le sens de l’anonymat ». Elle affirmait qu’après le génocide cette déclaration identitaire pourrait passer pour « une pose », et que l’on « pourrait aisément faire remarquer que ceux qui réagissent ainsi, loin de faire faire un pas à l’humanité, sont tombés dans le piège tendu par Hitler et ont succombé ainsi, à leur manière, à l’esprit de l’hitlérisme ». Sans le nier, elle reconnaissait cependant qu’un tel piège n’était guère contournable : « On ne peut se défendre que dans les termes de l’attaque » !
Succomber à l’esprit de l’hitlérisme ! C’était pire que du Badiou. Et ce fut publié en toute impunité. Et même de manière préméditée ! Alors : Sartre, Arendt, Badiou, tous coupables ? La seule riposte à cette capture par le regard de l’autre résiderait pour les nouveaux théologiens de « l’être juif » dans l’archéologie des origines et dans l’absoluité ontologique d’une essence juive inaltérable, hors du temps et de l’histoire. Ainsi, Frédéric Nef s’indigne-t-il encore de lire sous la plume de Badiou que le nom juif est devenu « un nom sacré » avec la transfiguration de la destruction des juifs d’Europe en événement théologique, comme s’il n’était pas sacré « avant », de tout temps, dès l’élection originelle.
Frédéric Nef devient carrément abject, lorsqu’il lance à la cantonade un avertissement prophétique : « Amis israéliens, quand Badiou veut votre mort en souhaitant la fin de l’Etat juif, c’est pour votre bien. » Vouloir la fin de l’Etat juif en tant qu’Etat ethnique et théocratique, fondé sur le droit du sang et sur la négation du Palestinien, ce serait donc vouloir la mort des Juifs en tant que juifs. Idée génocidaire en somme. Qui permet à M. Nef de disqualifier la critique politique du sionisme identifiée à l’antisémitisme racial, tout comme s’y emploient systématiquement Pierre-André Taguieff, Alexandre Adler, Alain Finkielkraut ! Ce dernier accuse bien « en toute impunité » un « antisémitisme juif » de vouloir « liquider les juifs, les faire disparaître, les tuer ».
Crime avec préméditation ? Comme si exiger la fin de l’Etat chrétien ou de l’Etat musulman revenait à réclamer un massacre des chrétiens ou des musulmans !
Portée par l’air fétide du temps, la rhétorique de Frédéric Nef est celle du soupçon généralisé et du procès d’intention : on ne combat plus une idée pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle est censée cacher. Quand il prend ses distances envers « l’antisémitisme des anti-impérialistes et des altermondialistes » (formule qui tient pour établi une sorte d’antisémitisme globalisé), Badiou devient ainsi « un demi-habile », dont le propos viserait seulement à masquer les pensées de derrière ; même quand, déclarant à Haaretz que l’Etat sioniste « doit devenir le moins racial, le moins religieux, le moins nationaliste des Etats », il n’en conteste pas l’existence.
Frédéric Nef distingue trois modes d’antijudaïsme : un antijudaïsme chrétien, un antijudaïsme universaliste et laïque, un antijudaïsme arabo-musulman. Le premier, traditionnel, imputerait aux juifs la mort du Christ. « L’ultra-gauche » (? ? ?) se serait approprié le troisième « pour des raisons compliquées » (mystérieuse complication) « avec la reviviscence des thèmes nazis, dont l’anticapitalisme populiste » (l’anticapitalisme devient nécessairement populiste, donc nazi, CQFD...). Quant à Badiou, il réactiverait la seconde variante, celle de l’antisémitisme universaliste, tout en cherchant sournoisement à « se blanchir » (sic) par une condamnation « du bout des lèvres » de la variante dite « arabo-musulmane ».
Verdict du petit inquisiteur métaphysicien sur la pensée d’Alain Badiou : « Les plus indulgents la jugeront plus folle qu’elle n’est médiocre ; les plus lucides condamneront l’insoutenable perfidie. » Disons que les plus indulgents jugeront le procès instruit par M. Nef aussi philosophiquement indigent que politiquement médiocre. Les plus lucides y verront une insoutenable infamie policière.
Daniel Bensaïd