Le 23 août, le procureur du comté de New York, Cyrus Vance Jr., a abandonné les charges envers Dominique Strauss-Kahn, ancien directeur du Fond Monétaire International (FMI) et un des hommes les plus puissants du monde, dans une affaire où, pour beaucoup, le système judiciaire a protégé l’élite possédante. Le 14 mai, une femme de chambre nommée Nafissatou Diallo est retrouvée en état de choc par cinq collègues de travail qui la décrivent comme traumatisée et sur le point de vomir. Nafissatou Diallo rapporte que Dominique Strauss-Kahn, à cette époque à la tête du FMI, et séjournant au Sofitel de Times Square, vient de l’agresser. Alors que l’incident lui-même n’a duré que neuf minutes, selon les dires de Diallo, il s’ensuit des mois d’attaques continuelles contre la victime, menées par les médias mais aussi par chacune des branches de la « justice » mises en branle dans cette affaire. Dès que les accusations sont portées contre Dominique Strauss-Kahn – ou DSK comme aiment à le nommer les médias admiratifs –, celui-ci entreprend une campagne, abondamment financée, ayant pour objectif de discréditer Diallo. Cette campagne porte ses fruits. Selon Vance, l’accusation n’est alors « plus persuadée – au-delà d’un doute raisonnable [1] – qu’un crime a été commis, basé sur les preuves à disposition ».
Les charges contre Strauss-Kahn n’ont pas été abandonnées en raison d’un doute sur le fait qu’un acte sexuel ait été commis. Elles ont été abandonnées parce que Vance et l’accusation ont jugé que Diallo était devenue un témoin peu crédible du fait des changements apportés dans les détails de sa version des faits, et parce qu’elle avait menti pour obtenir l’asile aux États-Unis, en arrivant de Guinée. Toutefois, lorsqu’on s’en tient aux déclarations de Diallo, son récit est resté depuis le début celui d’une agression sexuelle. Diallo a déclaré que Strauss-Kahn l’avait attrapée puis forcée à pratiquer une fellation. L’examen médical effectué à l’hôpital Roosevelt de St. Luke a mis en évidence des commotions et lacérations de la zone génitale, une élongation d’un ligament à l’épaule contracté, selon la victime, lorsqu’elle aurait été projetée au sol, ainsi que le sperme de Strauss-Kahn sur son uniforme. En dépit de ces faits, les médias sont parvenus à jeter un doute sur l’existence même de preuves matérielles. Bon nombre d’entre eux ont ainsi relayé les propos des avocats de Strauss-Kahn, Benjamin Brafman et William W. Taylor, qui ont déclaré lors d’une intervention que le rapport hospitalier n’était pas basé sur des examens médicaux mais uniquement sur « la parole de la plaignante ». Le traitement hargneux subi par Diallo et l’hostilité manifestée envers ses dires sont caractéristiques de ce que de nombreuses femmes doivent subir lorsqu’elles se déclarent victime d’une agression sexuelle. Dans le cas de Diallo, le dénigrement a pour origine les avocats grassement payés de Strauss-Kahn, ainsi que les médias dociles qui ont déformé les propos de Diallo, voire tout simplement menti sur ses déclarations concernant son passé et son agression.
Le jour de l’abandon des charges envers Strauss-Kahn, Slate Magazine a publié le point de vue de William Saletan, qui dénonçait ce qu’il décrivait comme une « charge contre Diallo » qui voudrait, entre autres choses, que Diallo ait inventé une ancienne agression et ait discuté de l’affaire Strauss-Kahn avec une personne incarcérée. Selon lui, les quatre éléments principaux utilisés par l’accusation [2] pour discréditer le témoignage de Diallo ne tiennent pas la route, et ce selon le rapport même du procureur. En premier lieu, alors que les médias ont répété sans vérification la déclaration de l’accusation – Diallo aurait « entièrement fabriqué » un viol ayant eu lieu dans sa Guinée natale et elle aurait même admis ce « mensonge » – le rapport de l’accusation inclut une « petite note de bas de page » qui indique : « [Diallo] a déclaré qu’elle avait bien été violée par le passé dans son pays natal, mais au cours d’un incident complètement différent de celui qu’elle avait décrit au cours d’entretiens précédents. Nos entretiens avec la plaignante n’ont conduit à aucun moyen indépendant de mener l’enquête ou de vérifier cet incident ». Comme l’écrit Saletan, « en d’autres termes, elle n’a jamais dit que le viol avait été « entièrement fabriqué ». Elle en a changé les détails. » Saletan fait de plus remarquer que la note de bas de page est faussement neutre, il ajoute : « Dans une lettre du 30 juin, le bureau du procureur déclarait que Diallo ’’serait prête à témoigner avoir été violée par le passé dans son pays d’origine, mais au cours d’un incident différent de celui qu’elle avait décrit au cours d’entretiens précédents’’. Dans la motion abandonnant les charges, le bureau du procureur a toutefois décrit son second témoignage au sujet de son ancien viol comme ’’complètement différent’’. En insérant le mot ’’complètement’’, le bureau du procureur donne du poids à l’accusation de mensonge. Sur quelles bases le procureur justifie-t-il la surenchère par rapport à son allégation originelle ? L’abandon des charges ne mentionne aucun entretien ultérieur avec Diallo et admet que le procureur n’a ordonné aucune enquête sur le viol présumé en Guinée. La seule base permettant de dire qu’elle aurait menti est sa rétractation, mais nous n’avons aucun moyen de savoir dans quelle mesure la nouvelle déclaration diffère de l’originale. Nous devons avoir accès aux détails. »
L’autre allégation largement diffusée au sujet de Diallo concerne la conversation téléphonique qu’elle aurait eue avec un ami incarcéré dans une prison d’Arizona. La version de l’histoire que la plupart des gens ont lu est que Diallo aurait reçu l’appel d’un « petit ami » (elle maintient qu’il s’agit juste d’un ami) le jour suivant l’agression. Les rapports de presse ont suggéré que lors de cette conversation en fulani, Diallo aurait dit « Ne t’inquiète pas. Ce type a beaucoup d’argent. Je sais ce que je fais. » Comme le note Saletan, c’est cette histoire que rapporte le New York Times le 1er juillet, citant comme source « un représentant de l’ordre bien placé ». On retrouve cette traduction de la conversation, avec la même formulation, dans une déclaration sous serment remplie le 22 août par deux assistants du procureur déclarant avoir « capturé » cette conversation sur cassette. Mais Saletan note que lorsque Kenneth Thompson, l’avocat de Diallo, a écouté la conversation avec l’aide d’un interprète du fulani engagé par le bureau du procureur, Thompson en a tiré une interprétation bien différente. Selon Saletan, « [Thompson] a déclaré que 1) Diallo a reçu deux appels mais n’en a passé aucun, 2) elle n’a jamais parlé de la fortune de Strauss-Kahn comme d’un potentiel butin du procès, 3) son ami l’a fait mais elle lui a demandé d’arrêter, 4) elle n’a mentionné la fortune et la puissance de Strauss-Kahn que dans un contexte où elle expliquait le craindre, 5) lorsqu’elle a dit ’’Je sais ce que je fais’’, elle parlait uniquement de sa sécurité et non pas de stratégie judiciaire. » Ce qui correspond à l’explication donnée par Diallo lors d’un entretien antérieur pour BBC News.
Le compte-rendu de Saletan montre l’étendue des déformations auxquelles l’accusation semble avoir dû se livrer pour discréditer la parole de Diallo et semer le doute dans l’opinion publique quant à son intégrité – en dépit du fait qu’elle, et non Strauss-Kahn, était la victime présumée. Il n’est donc pas surprenant que de nombreuses personnes pensent que le bureau du procureur vient de laisser un violeur en liberté sans aucune forme de procès. L’abandon des charges envers Dominique Strauss-Kahn est un message qui annonce que les riches et les puissants n’auront jamais à répondre de leurs actes. C’est une nouvelle injustice envers les nombreuses femmes, humiliées et abandonnées par le système juridique, qu’on a culpabilisées pour leur propre agression ou viol.
De manière prévisible, presque toute l’attention publique s’est tournée vers Nafissatou Diallo, qui a, en pratique, fait l’objet d’un procès pour son propre viol présumé. Pourtant, le passé de Strauss-Kahn semble être plus pertinent que celui de Diallo pour éclairer les faits – et n’a que peu retenu l’attention des médias américains. Le « grand séducteur », comme on l’appelle en France, a un long passé d’agressions sexuelles présumées derrière lui. Tristane Banon, une journaliste française, fille d’Anne Mansouret (une responsable du Parti socialiste, aux côtés de Strauss-Kahn) et belle-fille de Brigitte Guillemette (la deuxième femme de Strauss-Kahn), a accusé ce dernier de tentative de viol. En février 2007, une chaîne de télévision française avait diffusé une émission au cours de laquelle Banon avait décrit les tentatives de Strauss-Kahn pour lui enlever son jean et son soutien-gorge lorsqu’elle l’avait rencontré pour un entretien au sujet d’un livre qu’elle était en train d’écrire. [...] Il y a eu aussi le cas de Piroska Nagy, une économiste hongroise, subordonnée de Strauss-Kahn au FMI. En 2008, Strauss-Kahn dut s’excuser publiquement pour « une erreur de jugement » concernant sa relation sexuelle, bien documentée, avec Nagy. Il fut finalement lavé de toute accusation d’abus de pouvoir. Mais après que la troisième femme de Strauss-Kahn, Anne Sinclair a qualifié l’histoire avec Nagy d’affaire « d’une nuit », cette dernière écrivit aux enquêteurs dans une lettre au ton outré : « Je n’étais pas préparée à recevoir les avances du directeur général du FMI. Je ne savais pas quoi faire... me sentant grillée si je les acceptais et grillée si je les repoussais. » Alors que Strauss-Kahn a toujours insisté pour dire que sa relation avec Nagy était consentante, cette dernière a déclaré que son patron s’était « sans aucun doute » servi sa position de pouvoir pour l’engager dans une relation sexuelle. « Je pense que cet homme a un problème » a-t-elle ajouté. Elle démissionna par la suite de son poste au sein du FMI. En 2008, la députée socialiste Aurélie Filipetti a déclaré se souvenir d’une « tentative de drague très lourde, très appuyée » de Strauss-Kahn et qu’elle avait toujours pris soin depuis de « ne jamais se retrouver seule avec lui dans un endroit fermé ». Le soi-disant « problème » de Strauss-Kahn avec les femmes semble être un secret de Polichinelle en France – conduisant Danièle Évenou, une actrice française et femme d’un ancien ministre socialiste, à demander à l’antenne d’Europe 1 : « Qui n’a jamais été coincée par DSK ? ». On pourrait penser, devant la longue liste des charges à l’encontre de Dominique Strauss-Kahn couplée à l’évidence physique des faits, que les accusations de Diallo auraient au moins mérité un procès. En particulier, toute personne se disant de gauche devrait s’insurger à l’idée que l’un des hommes les plus puissants du monde, avec l’aide d’une équipe d’avocat et de spécialistes en relations publiques payés à grands coups de millions, soit laissé libre d’utiliser sa puissance pour déformer les propos de sa victime présumée. Étonnamment, certains à gauche ne semblent pas de cet avis. Le World Socialist Web Site [3], par exemple, a semblé gober totalement la diffamation de Diallo. Dans une série d’articles en ligne, le site web a carrément défendu l’ancien patron du FMI contre la femme de chambre afro-américaine, se réjouissant finalement de l’abandon des charges, vues comme une sorte de victoire pour le commun des mortels.
Mais arrêtons-nous un instant sur la logique de ceux qui défendent Strauss-Kahn. Selon leur raisonnement, s’il n’y a pas eu viol, les preuves irréfutables en présence doivent être interprétées comme une « relation sexuelle consentie ». Ainsi donc, une femme immigrée africaine de trente-deux ans aurait décidé, pendant son travail, d’avoir une relation sexuelle de neuf minutes avec un homme blanc de deux fois son âge, qu’elle n’avait jamais rencontré auparavant. A-t-elle simplement agi de manière impulsive ? Pourquoi donc aurait-elle raconté, immédiatement après les faits, à ses collègues et à la police, ce qui venait de se passer ? Nous sommes donc censés croire qu’il s’agissait d’un scénario prémédité de Diallo dans le but d’extirper de l’argent à un homme très puissant. Il n’y a que dans une société imprégnée de sexisme et de racisme que de tels scénarios, aussi tirés par les cheveux, peuvent être concoctés. Alors que la conduite de Strauss-Kahn envers les femmes a été décrite aux États-Unis comme un « phénomène français », le traitement réservé à Nafissatou Diallo montre que la France est loin d’être la seule à ne pas prendre les accusations de viol au sérieux, ou à hausser les épaules devant le comportement de ceux qui pensent que le corps des femmes n’existe que pour satisfaire leurs désirs sexuels. Cette affaire est donc un exemple extraordinaire de la façon dont les femmes ayant été victime d’une agression sexuelle sont traitées aux États-Unis et à travers le monde – comme si elles étaient en réalité les coupables.
À suivre la couverture médiatique de l’affaire Strauss-Kahn, on en viendrait à penser que les femmes montent régulièrement des histoires de viols – et que les hommes sont régulièrement victimes de ces machinations. C’est l’opposé qui est vrai. Le Rape, Abuse and Incest National Network [4] estime que 60 % des agressions sexuelles aux États-Unis ne sont jamais rapportées, et qu’à peine 6 % des violeurs passent un jour en prison. Pire encore, on pouvait lire dans un récent article du New York Times : « Des experts ont déclaré que les centres spécialisés dans la collecte des déclarations de viols voient souvent une chute des cas rapportés dans les suites d’une affaire médiatique d’agression sexuelle, en particulier celles dans lesquelles l’accusation échoue, comme le cas des joueurs de lacrosse [5] de l’Université de Duke, ou l’acquittement récent, pour des charges plus que sérieuses, de deux officiers de police de New York qui rendaient visite à une femme en état d’ébriété de manière régulière dans son appartement. »
Ceci ne surprendra personne. On montre bien aux femmes ayant subi un viol que porter plainte contre leur assaillant implique que toute leur vie passée soit livrée au grand public. Avec un système judiciaire faisant apparemment bloc contre elles, pourquoi s’étonner que tant de femmes pensent qu’il y a de la sagesse à rester silencieuses ? Alors que les pressions de Strauss-Kahn et ses défenseurs ont abouti à ce que la cour de New York abandonne l’affaire, Diallo et quelques activistes demandent toujours justice. Les avocats de Diallo ont fait appel de la décision de ne pas nommer un procureur spécial pour l’affaire – il sera statué sur cet appel le 30 août. Il est important que les activistes de New York viennent devant le tribunal pour soutenir Diallo dans sa quête de justice. [6] Diallo a aussi engagé des poursuites au civil contre Strauss-Kahn pour préjudices émotionnels, physiques et psychologiques, qui s’ajoutent aux tentatives pour ruiner sa réputation. Nafissatou Diallo devrait être félicitée pour son courage et mérite solidarité et soutien. Heureusement, l’abandon des charges contre Strauss-Kahn n’est pas passé inaperçu. Des manifestants en colère se sont bien fait entendre à l’extérieur du tribunal, où l’accusation annonçait qu’elle jetait l’éponge, attirant l’attention sur le fait que l’ancien chef du FMI utilisait pouvoir et argent pour éviter un procès.
Les activistes qui organisaient la Slutwalk [7] de New York, une marche contre les violences sexuelles et la culpabilisation des victimes, ont tenu un rassemblement le matin de l’abandon des charges. Les slogans tels que « Police sexiste, procu sexiste, justice pour Diallo maintenant ! » et « Honte à vous ! » ont longtemps résonné dans les rues voisines. Une manifestante citait le cas de la « joggeuse de Central Park » qui vit cinq adolescents noirs, innocents, condamnés pour viol sans aucune preuve ADN. Bien que les adolescents furent par la suite relaxés, de tels cas mettent en évidence le double standard honteux qu’applique le système judiciaire envers les personnes non-blanches et pauvres. Construire un mouvement contre le sexisme et pour l’égalité des genres était aussi au centre des préoccupation du rassemblement, comme le déclarait Suzy Exposito, membre de la Slutwalk de New York : « À tous ceux qui se sont demandé où était passé le mouvement féministe nous répondons : nous sommes de retour et pour un bout de temps. Pour tous ceux qui se demandent pourquoi il n’y a toujours pas l’égalité ici aujourd’hui, nous répondons qu’il n’y a pas d’égalité sans justice. Et nous ne pouvons pas faire confiance aux politiciens, nous ne pouvons pas faire confiance aux flics, et nous ne pouvons certainement pas faire confiance aux défenseurs du viol comme le New York Post ou le Times pour nous aider à lutter pour la justice. C’est notre combat. »
Cette bataille est loin d’être terminée. Comme l’a déclaré Diallo à ABC News, « Je veux la justice. Je veux qu’il aille en prison. Je veux qu’il sache qu’on ne peut pas utiliser son pouvoir quand on fait quelque chose comme ça. » Il est maintenant temps de lutter pour un monde d’égalité véritable, où plus aucune femme ne vivra dans la peur d’une agression sexuelle. Justice pour Nafissatou Diallo !
Lichi d’Amelio et Natalia Tylim