L’Assistance médicale à la procréation (AMP) s’est imposée à la société avant toute prescription éthique, à l’exception des principes généraux pour respecter la personne en milieu médical. C’est dire que le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), né en 1983 soit un an après le premier bébé fivète (fécondation in vitro et transfert d’embryons) français, a dû répondre à bien des questions créées par les perspectives et les inquiétudes induites par les nouveaux modes de procréation.
Les élaborations du CCNE ont largement influencé la « loi de bioéthique » de 1994, puis sa version révisée en 2004. Mais certaines questions, telle celle de l’anonymat du donneur de gamètes, n’ont émergé qu’à l’occasion de la révision de 2011 alors que la pratique de l’insémination avec donneur (IAD) avait précédé d’une décennie celle de la fivète. C’est que les praticiens des Centres d’étude et conservation du sperme (cecos) avait produit leur propre réglementation et résistent 30 ans plus tard à toute remise en cause. Ainsi, le législateur n’a encore jamais examiné une autre pratique des cecos, pourtant à l’origine d’un eugénisme consenti et non violent par la formation de « couples reproducteurs » en usant de certains critères pour attribuer un donneur de sperme à chaque femme inséminée. Le fait qu’une telle hégémonie éthique ne puisse plus être revendiquée par les acteurs contemporains de la fivète est déjà un résultat positif du remue ménage citoyen, médiatique et institutionnel autour des faits et promesses de l’AMP.
Pourtant, les débats et leurs traductions juridiques sous-estiment encore des conséquences importantes de ces innovations comme le bien authentique des enfants ainsi créés ou les bouleversements anthropologiques prévisibles. Ces conséquences sont masquées par des arguments d’utilité : principalement satisfaire le « projet parental » et respecter la « liberté de recherche ». Alors, on peut fabriquer des enfants privés d’origine, ou triés dans l’éprouvette, mais aussi utiliser les embryons humains comme un matériau expérimental ordinaire afin de juguler la « fuite des cerveaux » ou le « retard dans la compétition internationale »…
Les rapports entre science et éthique dont se saisissent les parlementaires en ces saisons de révision législative mobilisent toujours les lobbies professionnels et religieux mais, en 2011, les pressions des praticiens l’ont largement emporté sur celles des catholiques. Ainsi le vote des députés fut précédé par l’annonce opportune de la naissance d’un bébé-médicament, et celui des sénateurs par la forte médiatisation de résultats scientifiques obtenus avec des cellules embryonnaires. Les praticiens de l’AMP font preuve d’ une éthique corporatiste agressive et obtiennent progressivement tout ce qu’ils revendiquent. Pour le cru 2011 : recours aux cellules embryonnaires sans qu’il soit nécessaire d’en montrer préalablement l’intérêt dans un modèle animal ou sur d’autres cellules souches, anonymat maintenu des donneurs de gamètes malgré les protestations véhémentes d’enfants nés de ces pratiques depuis quelques décennies.
Sur d’autres thèmes où les intérêts des professionnels sont moins marqués, comme l’AMP pour des couples homosexuels ou la gestation pour autrui, on a pu voir des gynécologues exprimer des soucis éthiques variés. Afin que la réflexion du législateur soit correctement éclairée il faudrait prendre en compte les conflits d’intérêts de presque tous les experts auditionnés par les commissions parlementaires, et aussi disposer d’un observatoire indépendant afin de connaître la réalité des pratiques. Il est question de ne plus réviser les lois de bioéthique régulièrement (tous les 5 ans) car l’Agence de biomédecine (ABM) est supposée assez vigilante sur l’ évolution des pratiques pour alerter le Parlement si une situation nouvelle le justifie. C’est oublier que l’ABM, créée en 2004 pour réglementer les activités autorisées par la loi, n’a pas montré beaucoup d’exigence vis à vis des praticiens et dispose déjà de bien des prérogatives, certaines au détriment du CCNE, au point que des analystes ont pu la qualifiée de « biopouvoir ».
Par ailleurs, quelles que soient les critiques qu’on peut avancer sur les conditions actuelles d’élaboration de la loi, le temps de sa révision est le moment unique où les citoyens sont réellement informés des pratiques et de leurs résultats et où s’affichent dans les médias des controverses nécessaires sur les sujets sensibles. Il faut relever la timidité des élus pour aborder certains thèmes de façon prospective, c’est à dire en prévoyant les nouvelles problématiques éthiques qu’ouvrent des technologies autorisées ou en cours de réalisation.
Ainsi pour le DPI (diagnostic génétique préimplantatoire) qui devrait se faire largement eugénique dés qu’on parviendra à éviter aux femmes les servitudes actuelles de la fivète tout en décuplant le nombre des embryons à trier. Ainsi pour la congélation des ovules, propice aussi bien à la production difficilement contrôlable d’embryons « clandestins » susceptibles de trafics ou de manipulations, qu’à la grossesse après la ménopause. Ainsi pour la possible transformation de cellules banales en cellules à propriété procréatrice. Ne devrait-on pas affronter en amont ces situations plus ou moins imminentes plutôt que se préparer à constater encore que la science est allée plus vite que l’éthique ?
Cette impression de coller à la réalité seulement au moment et à l’endroit où elle s’impose joue aussi pour l’affirmation d’une éthique hexagonale dans une planète sans frontières. Certes, la fière proclamation de principes largement bafoués chez de proches voisins est méritoire mais est-elle tenable quand s’accroît le tourisme procréatif ou les collaborations médicales, même au delà de l’Europe, pour assurer les phases complémentaires de l’AMP chez un même couple ? On peut ici s’interroger sur la réalité des prétendues « différences culturelles » qui justifieraient les disparités éthiques en Europe.
Des pays aussi divers que la Grande-Bretagne, la Grèce, Israël ou l’Espagne autorisent depuis longtemps l’AMP post mortem ou pour des célibataires et bien des actes prohibés à Paris sont accessibles à Bruxelles… La révision législative récente consacre la fin de la bioéthique à la française, une évolution qui était prévisible et qui annonce le nivellement à venir sur une ligne européenne autour des moins disants éthiques en vigueur ici ou là. Comme si l’agitation bioéthique n’avait pour but que de différer les innovations problématiques jusqu’à l’usure du trouble moral, jusqu’au mûrissement des esprits pour leur acceptation indolore. Cette bioéthique se construit à force de pragmatisme et de logiques concurrentielles plus que d’analyses morales et de convergences humanistes.
Elle vise ainsi à abolir toute « autolimitation de la puissance » (Sylvianne Agacinski) par une volonté mimétique de « progrès » et de sacrifier des acquis civilisationnels à la satisfaction d’exigences individuelles. C’est le cas pour la banalisation de l’eugénisme, désormais mou et consensuel, pour la location du corps des femmes les plus démunies aux fins d’assurer la grossesse des autres, pour la vente de gamètes (pas seulement sur internet), ou pour ces combinaisons procréatives à acteurs multiples qui font les délices des médias.
Il semble que nos institutions composent avec le possible et n’osent pas poser d’ interdits définitifs comme on su le faire pour condamner par exemple l’esclavage ou le racisme.
Toute violence de portée anthropologique, issue de pratiques nouvelles et entraînant des conséquences collectives, devrait pourtant être considérée comme il est arrivé récemment pour les violences écologiques : s’il est possible d’imposer des mesures pour limiter les changements climatiques et maintenir la biodiversité, des droits de l’espèce humaine ne pourraient-ils être énoncés et défendus afin de limiter certaines satisfactions des individus qui contreviendraient au bien de l’humanité.
La recherche d’un consensus minimal sur des limites concrètes à l’instrumentalisation de l’humain ne semble pas progresser dans les institutions européennes ou internationales en charge des régulations de la bioéthique.. Il ne s’agit pas de décréter un alignement immédiat des pratiques au niveau mondial, au risque d’une morale totalitaire, mais de s’accorder au sein de l’espèce sur les acquis de quelques millénaires auxquels nous sommes attachés pour la suite du monde. « A quoi a t-on le droit d’habituer l’homme ? de le forcer à s’habituer ? », demandait Hans Jonas.
Pour répondre à cette question la bioéthique doit être mise en démocratie, seule voie pour différencier le « bien commun » des intérêts particuliers comme des dogmes exprimés par des groupes agissants. Contrairement à d’autres secteurs d’activité, ces lobbies reflètent des idéologies plus que des intérêts économiques, et les divergences éthiques traversent les partis politiques. C’est en quoi les questions de bioéthique, où la subjectivité l’emporte encore sur le mercantilisme organisé, sont propices à des procédures impliquant une véritable participation des citoyens.
Ce que pourraient permettre des jury citoyens mais à condition que l’organisateur respecte un protocole strict et prenne au sérieux les choix exprimés, ce que n’ont pas su réaliser les Etats Généraux de la bioéthique en 2009. Instituer des conventions de citoyens dans tous les pays européens (pour commencer) pourrait faire apparaître des convergences entre les populations, convergences actuellement masquées par les influences nationales de personnalités ou de groupes organisés. Une telle approche recéle ce qu’on peut faire de plus ambitieux et de plus objectif dans la recherche nécessaire d’une bioéthique commune.
Jacques Testart, biologiste, directeur de recherche honoraire à l’Inserm, président de la Fondation Sciences