Après dix-huit mois d’affrontements, le peuple palestinien a subi un nouvel échec, avec pour résultat des milliers de morts et de blessés, des milliers de prisonniers, une dégradation sans précédent de ses conditions d’existence et une déstructuration très profonde de sa vie sociale. Avec aussi un immense sentiment de frustration et une profonde amertume liés aux conditions qui ont présidé à la levée du siège d’Arafat à Ramallah et qui ont été vécus par l’immense majorité du peuple palestinien comme un compromis inacceptable et une insulte à l’encontre des combattants et des victimes de ce nouveau soulèvement (1).
Ce nouvel échec appelle une réflexion collective débouchant sur une action politique militante.
Car cet échec est aussi celui d’une génération combative et parfois héroïque, mais d’une génération sans stratégie politique, incapable de proposer aux masses palestiniennes les perspectives de mobilisation que la faillite politique de toutes les composantes du mouvement national palestinien rendait pourtant indispensables.
Cette génération de cadres politiques issue de la première Intifada (2) et qui n’a pas su/pu trouver sa place dans le soulèvement ouvert en septembre 2000 est un vecteur incontournable de la construction du regroupement anticapitaliste et internationaliste qui, en Palestine en particulier et au Moyen-Orient en général, n’est pas moins nécessaire qu’ailleurs pour aider les masses arabes exploitées et opprimées à se frayer un chemin dans la conquête de leurs droits démocratiques et nationaux et, par delà, à ouvrir la voie de leur libération sociale.
Le désarroi et la frustration de ces militants et militantes sont aujourd’hui considérables. Mais pour avoir partagé avec eux beaucoup de moments difficiles nous sommes convaincus qu’ils sont disponibles pour engager la réflexion et poursuivre l’action. Ce texte veut y contribuer.
Du piège d’Oslo à la réoccupation des Territoires
Imposés par l’Impérialisme américain après la guerre du Golfe et l’écrasement du peuple irakien, les accords de paix de Washington (3) étaient un concentré de l’application au « monde arabe » du nouvel ordre mondial.
Le « processus de paix », véritable plan de normalisation des relations du monde arabe avec l’État sioniste impliquant sa soumission à l’ordre impérialiste, reposait notamment sur l’existence d’une représentation politique suffisamment légitime aux yeux du peuple palestinien pour lui faire accepter la substitution d’une autonomie partielle sous contrôle israélien à ses revendications nationales historiques. Loin d’être « la paix des braves » proclamée par Arafat, l’accord de Washington de septembre 1993 devait se révéler être pour les Palestiniens un accord de dupes.
Ce fameux « processus de paix » a unilatéralement servi les projets sionistes inchangés de conquête territoriale et s’est traduit par une dégradation constante des conditions d’existence de la grande majorité des Palestiniens.
Mais la poursuite de la colonisation avec son cortège inhérent d’expropriations, de destruction de maisons et de champs, de construction de villes fortifiées protégées par des camps militaires, reliées par des routes qui isolaient les villages et empêchaient les paysans d’accéder à leurs champs, les bouclages qui empêchaient les travailleurs de se rendre sur les lieux de leur travail et les privaient de ressources, la mainmise croissante sur les ressources du sol palestinien, l’eau notamment, tout cela était violence à l’encontre des Palestiniens, violence que l’Autorité Palestinienne (4) a cautionnée au motif que « tout serait réglé lors des négociations finales ».
A cette violence se sont ajoutés l’arrogance d’une couche de privilégiés qui ne subissaient pas les affres de l’occupation (qui circulaient dans les territoires munis de laissez-passer leur évitant l’attente aux multiples contrôles israéliens par exemple), le développement d’une bureaucratie liée à l’appareil de l’Autorité, le développement de phénomènes de corruption et d’affairisme révélant parfois une collaboration ouverte et structurelle avec l’occupant, l’absence totale de démocratie dans les prises de décision, l’irresponsabilité et l’impunité garantie aux proches des réseaux du pouvoir, etc. Loin d’être à l’opposé des négociations interminables, loin d’être « un abandon du processus de paix », ce qui s’est passé depuis 18 mois, y compris dans sa forme exacerbée de la réoccupation des villes palestiniennes, en est l’aboutissement.
La faillite politique de la direction palestinienne et l’absence de toute alternative sérieuse de la part des forces politiques organisées, notamment de « la gauche palestinienne » (5), ont permis que se mettent en place toutes les conditions facilitant le passage à une répression brutale et massive par le gouvernement d’union nationale israélien (6).
La situation ouverte après le 11 septembre 2001 a permis à ce même gouvernement d’enclencher une vitesse supérieure. La réoccupation militaire des zones « sous autonomie palestinienne » de fin mars début avril 2002 n’est pas survenue brutalement. Elle a été précédée par des bombardements, des assassinats ciblés de militants, des assassinats de civils, des réoccupations partielles de quartiers, de villes et de camps de réfugiés. Elle est survenue après une intensification de la politique de bouclage des villes palestiniennes et de limitations du droit de circuler se traduisant en pratique par une interdiction de circuler.
Contrairement à ce que beaucoup ont écrit, Sharon avait une stratégie qu’il a mise en œuvre avec le concours nécessaire des Travaillistes. Considérant que les développements tout au long de l’année 2001 invalidaient l’hypothèse de base d’Oslo, à savoir la capacité de l’Autorité palestinienne de mettre un terme aux aspirations nationales et de contenir la frustration et la colère palestiniennes dans des limites compatibles avec la sécurité de l’État d’Israël, il en a tiré la conclusion qu’il fallait redessiner profondément la carte avant de reprendre des négociations.
La base commune aux différents scénarios possibles c’était une défaite majeure du Peuple palestinien, l’écrasement de son aspiration à ses droits nationaux telle qu’elle était fortement réapparue à l’occasion du nouveau soulèvement survenu en septembre 2000. Ceci passait notamment par une répression et une terreur de masse. Ceci passait par des destructions massives visant à éradiquer toute base matérielle nécessaire à la crédibilité d’un État indépendant. Ceci passait aussi par la création d’un vide gouvernemental obtenu par la neutralisation politique de l’Autorité palestinienne qui a été réduite au rôle d’interlocuteur potentiel et sous conditions. Cela passait enfin par la destruction des groupes armés dont de nombreux échappaient au contrôle direct de l’Autorité palestinienne.
Dans cette offensive Sharon utilisa pleinement les erreurs d’un Arafat incapable de mettre un terme à son double jeu de poursuite des négociations et de militarisation de l’Intifada notamment par l’intermédiaire du Fatah (7) La seule erreur de Sharon fut son mauvais calcul concernant le calendrier du ciblage de Yasser Arafat, et Américains et Européens ne furent pas de trop pour l’empêcher d’aller trop vite et trop loin avant d’avoir sous la main la formule politique de rechange nécessaire pour les négociations futures.
Désormais c’est parce qu’ils pensent que les Palestiniens vont devoir accepter ce qui sera signé par « leurs représentants légitimes » que les Américains prennent la responsabilité d’imposer une solution politique qui sera évidemment tout sauf la reconnaissance des droits légitimes du peuple palestinien. Il s’agit tout à la fois de prendre acte de l’épuisement du processus d’Oslo, de tirer les leçons de ses faiblesses et de prendre en considération le nouveau rapport des forces après la récente action de « pacification militaire » israélienne.
L’objectif est de neutraliser le front israélo-palestinien au moins le temps de l’offensive que prépare l’impérialisme au Proche-Orient et notamment contre l’Iraq. L’affichage politique d’une solution « prenant en compte le droit des Palestiniens à un État » est indispensable à la participation, du moins à la neutralité, des alliés arabes à la coalition contre le terrorisme : il s’agit bien de les aider à contenir la colère de la rue à un niveau assumable de répression. Le dispositif doit naturellement permettre à Israël de poursuivre dans la voie de ses projets à commencer par l’intégration des principales colonies dans le territoire israélien.
Cette voie de la séparation n’exclut pas de poursuivre la politique d’exode des Palestiniens, l’encourageant dans une première phase et le provoquant sur une plus grande échelle en cas de situation favorable. Il s’agit bien de rendre la vie des Palestiniens « invivable », de fermer tout horizon, de montrer qu’il n’y a aucun avenir possible, d’empêcher toute possibilité de « réalisation » professionnelle et de promotion sociale... bref de créer un flux continu de candidats à l’exil permanent (8). Ceux qui ne pourront pas, qui ne voudront pas partir seront cantonnés dans des zones isolées et contrôlées.
Au plan directement politique ce qui s’esquisse n’est ni plus ni moins que la mise en place d’un nouveau protectorat placé sous égide américaine avec un habillage international. Des zones fermées et isolées les unes des autres, dotées d’une autonomie limitée en Cisjordanie et toujours placée sous contrôle sécuritaire avec peut-être un statut d’autonomie partielle évoluant plus rapidement à Gaza (l’État provisoire ?).
Comment en est-on arrivé là après 18 mois de résistance opiniâtre, après des milliers de morts, de blessés, d’emprisonnés pour ne pas parler des destructions ?
Le Mouvement national palestinien pendant les années Oslo
Avec les accords d’Oslo on peut dire que les Israéliens et les Américains ont réussi à marginaliser l’OLP au profit de l’AP (9). Ainsi l’OLP, qui représentait les Palestiniens vivant dans les territoires occupés et les Palestiniens de la Diaspora, devint une référence sans rôle politique et sans rôle décisionnel, lesquels furent confisqués par Arafat et le petit groupe de fidèles issus ou non de l’OLP qui constituèrent l’Autorité palestinienne.
Le programme politique de l’AP était fixé par les accords d’Oslo : négocier avec Israël (et on promettait au peuple palestinien que ceci mènerait à un État indépendant dont Jérusalem serait la capitale), assurer la sécurité de l’État d’Israël contre toute attaque d’origine palestinienne et assumer les responsabilités de la gestion de la vie quotidienne des Palestiniens des zones autonomes.
En réalité les demandes réelles des Palestiniens furent différées : le droit à l’autodétermination, les frontières de l’État indépendant et souverain, les colonies, Jérusalem, le droit au retour des réfugiés, la libération des prisonniers politiques...
Les groupes politiques de la gauche palestinienne, opposés au processus d’Oslo, ont rapidement considéré qu’Oslo « était un fait et qu’il fallait faire avec ». Ils appartenaient à l’OLP et justifiaient leur attitude par leur volonté de ne pas se couper du processus dirigé par l’AP. Le FPLP, le FDLP et le PPP ne tardèrent pas à réintégrer le jeu politique structuré par l’AP sans pour autant aller jusqu’à participer à la direction politique de l’Autorité elle-même.
Le Hamas prit soin de préserver son indépendance à l’égard de l’Autorité, développant son programme politique suivant deux dimensions : d’une part une dimension de libération nationale en résistant à l’occupation israélienne par la voie de la lutte armée et d’autre part une dimension sociale d’éducation du peuple par la religion islamique : « l’Islam est la solution ».
La faiblesse des organisations de la gauche palestinienne est constatée dans tous les sondages (autour de 5 %) et ceci recoupe les observations que l’on peut faire sur le terrain : faiblesse des cortèges organisés, absence d’apparition publique, absence de diffusion d’une presse militante C’est triste à dire et difficile à croire mais ces partis existent désormais principalement par la diffusion de communiqués et par leurs sites Web !
Comment expliquer cette dégradation de la situation pour des organisations qui avaient connu un essor réel au cours de la première Intifada ? Les attentes du Peuple palestinien n’ont pas été modifiées par Oslo. A leurs demandes antérieures s’est rajoutée celle d’améliorer les performances de l’AP dans les zones autonomes. Celles-ci sont très faibles, la corruption et l’incompétence sont notoires. Mettre un terme à cette situation était probablement devenu ce qu’il y avait de plus important, compte tenu des conséquences économiques et sociales sur la vie quotidienne. Mais ces problèmes ne préoccupaient guère les courants politiques. Seules quelques personnalités tentèrent de le dire, mais elles étaient coupées de toute organisation collective et furent facilement contrées par l’AP, telles celles qui signèrent l’appel des 20, fin 1999, et dont plusieurs furent arrêtées.
Il s’est donc creusé un fossé considérable entre le Peuple palestinien et les organisations politiques de la gauche palestinienne. Les directions des partis politiques n’agissaient en fait qu’en réaction aux initiatives de l’AP et d’Arafat. On peut mesurer cette distanciation des liens avec les préoccupations populaires au travers de la pratique que ces organisations ont partagée avec l’AP dans la construction et l’administration bureaucratiques des mouvements de masse.
Prenons le cas des syndicats dont le plus important est la Fédération Générale Palestinienne des syndicats (PGFTU). C’est un syndicat unifié. Après Oslo l’unification s’est faite en imposant des quotas de représentation des quatre principaux courants politiques nationaux : le Fatah, le FPLP, le FDLP et le PPP. Du niveau national à celui des branches professionnelles et des districts territoriaux la répartition des rôles a respecté ces quotas. A tous les niveaux les secrétaires généraux appartiennent au Fatah, les autres devant se contenter de participer aux instances de direction désignées. Le Fatah est en situation dominante pendant que les autres courants, et notamment le PPP qui avait une tradition de syndicalisme, ont vu leur influence considérablement décroître depuis cette « unification » au sommet. La PGFTU est donc entièrement sous la coupe du Fatah qui est le parti d’Arafat. Par leur présence issue d’un compromis bureaucratique les autres cautionnent. Rappelons que l’AP est le plus gros employeur de Cisjordanie et de Gaza ! Le processus démocratique au sein du syndicat est inexistant, ni élections ni programmes susceptibles d’augmenter la participation des travailleurs. Au demeurant l’activité du syndicat se limite à régler des situations individuelles de conflit entre patrons et salariés.
La situation du mouvement de défense des droits des femmes est tout aussi instructive. La Palestinian Women General Federation a été formée après Oslo. Elle est le résultat de la cooptation de tous les comités de femmes appartenant aux différentes organisations politiques, avec bien peu de liens avec les femmes palestiniennes confrontées aux inégalités dans tous les domaines de la société. D’autres organisations de femmes se sont reconverties en ONG, acceptant ainsi de devenir des organisations rendant des services aux femmes de la communauté palestinienne. Ceci s’est fait en conformité avec des programmes décidés par les financeurs étrangers qui ont transformé les organisations en prestataires de services et les femmes en bénéficiaires passives. Ceci a creusé l’écart entre la masse des femmes et la direction cooptée du mouvement.
De même le rôle du mouvement étudiant s’est-il considérablement affaibli. Alors qu’il fut une véritable pépinière de cadres politiques notamment dans les années 1980, qu’il pesait dans les orientations politiques des différents partis parce qu’il jouait un rôle important dans la lutte contre l’occupation, il n’est plus désormais que le reflet des rapports de forces entre les différentes fractions politiques. Les résultats des élections universitaires témoignent de cet échec de la construction d’un mouvement syndical indépendant : les places ont été captées par le Fatah puis le Hamas, au prix parfois de jeux d’alliances sans principes, les partis de la gauche palestinienne s’alliant parfois avec le Hamas et parfois avec le Fatah, sans lien avec l’organisation de la défense des intérêts des étudiants. Ces syndicats n’ont rien à envier aux ONG prestataires de services : « Votez pour moi et je vous paierai vos frais d’inscription, je vous obtiendrai une bourse » !
Telle est la réalité des « organisations de masse » en Palestine, une faiblesse due d’une part à leur dépendance des partis politiques en tant que structures cooptées et d’autre part leur dépendance à l’égard de l’AP et des donateurs étrangers qui ont versé des millions de dollars de subventions pour créer un ensemble passif de bénéficiaires dépendant d’avantages consentis et non un mouvement d’acteurs de leur lutte pour leurs droits.
Du fait de l’absence de développement d’organisations de masse véritables les forces politiques ont réduit leur action à un activisme social s’efforçant de répondre à des demandes d’aide face aux problèmes du quotidien, désertant le terrain de la lutte politique et laissant à une Autorité corrompue le soin d’enfermer le combat national dans l’impasse des négociations sans fin avec Israël. Une telle situation a encouragé les gens à chercher des solutions individuelles à leurs problèmes en sollicitant les partis les mieux placés, et donc souvent le Fatah, et aussi parfois par le biais d’interventions d’Arafat lui-même puisqu’il concentre l’essentiel des pouvoirs, notamment celui de la signature des chèques !
Pour ces mêmes raisons les Palestiniens ont été encouragés à revenir chercher protection et pouvoir au sein de leurs « tribus » et familles au détriment de toute indépendance ou à se retrancher dans l’isolement de la religion. Les femmes ont été particulièrement affectées par ce repli qui a remis en cause les conquêtes de la première Intifada. Se sont ainsi réunies toutes les raisons de la frustration palestinienne.
Le soulèvement de septembre 2000
Le soulèvement de septembre 2000 ne fut pas le signe d’une rupture consciente et organisée avec la politique de soumission et de capitulation imposée par l’Autorité. Ce soulèvement spontané d’une population exaspérée fut avant tout le résultat d’une frustration et d’un désarroi politique qui plongeaient leurs racines dans cette vie concrète qui éloignait chaque jour davantage les Palestiniens des espoirs qu’on leur avait fait miroiter dans les années suivant la signature des accords de paix. Cette exaspération était perceptible bien avant la provocation de Sharon fin septembre 2000. Si perceptible qu’en juillet à Camp David (10) Arafat avait dit à Clinton qui le pressait de signer : « Voulez-vous assister à mes funérailles ? »
Le soulèvement fut le seul moyen trouvé par le peuple palestinien pour tenter de suppléer la faillite de la direction palestinienne que sa stratégie a progressivement mené à une situation de totale dépendance politique et matérielle vis-à-vis de l’impérialisme US, de l’État colonisateur et des régimes arabes les plus réactionnaires. S’il révélait le maintien au sein du peuple palestinien d’une claire volonté d’atteindre les objectifs historiques de la lutte d’indépendance, ce soulèvement a aussi révélé l’impuissance de ceux qui auraient dû transcrire cette énergie et cette combativité en un programme, une stratégie et des objectifs de lutte renouvelés à la lumière de l’expérience des années Oslo.
Les deux courants politiques dominants ont su récupérer le soulèvement populaire, gaspillant une fois encore les énergies d’une nouvelle génération. En développant des slogans percutants mais vains tels « l’Intifada jusqu’à la victoire » (Fatah) ou « tuer des Juifs affaiblira l’État d’Israël » (Hamas) et en pratiquant la seule voie de la lutte armée de plus en plus réduite à des attentats, ces deux courants ont empêché la construction d’une alternative démocratique et de masse à la politique de soumission de l’Autorité. Ils y sont parvenus grâce à l’absence de toute alternative, les masses palestiniennes étant sommées de choisir entre la voie de la lutte armée et celle de la soumission !
Ce soulèvement a été laissé sans perspectives et instrumentalisé. L’Autorité, Arafat et ses proches principalement, les forces politiques nationales, les forces politiques islamiques, les bandes regroupées autour de tel ou tel caïd local, etc. ont encouragé très rapidement le développement d’actions armées minoritaires et ce dans le plus grand désordre et sans le moindre débat collectif démocratique (11). La défaillance des organisations de la gauche palestinienne s’explique d’abord par une totale incapacité à analyser le rapport des forces et ses évolutions récentes.
Les organisations et courants du mouvement national et du mouvement islamique se rejoignent à ce sujet. Toute analyse un tant soit peu sérieuse de la réalité de l’état des forces, des conséquences des affrontements, de l’impact réel de l’occupation et de la répression israéliennes sur les populations est systématiquement évitée. Même quand ils décrivent assez fidèlement - pour très légitimement les dénoncer - les attaques et destructions diverses dont sont victimes les populations civiles palestiniennes, les appels de ces organisations se terminent invariablement par la réaffirmation de l’indéfectible détermination des masses palestiniennes. La rhétorique de l’inaltérable résistance du peuple se transforme même parfois en véritable cécité (12).
Les attentats-suicides des martyrs palestiniens sont également systématiquement instrumentalisés, avec le renfort des télés satellites, propriétés de milliardaires arabes qui diffusent des vidéos des martyrs dénuées de tout message politique (13) et transforment les actes de désespoir politique en victoire héroïque. Ce culte fugitif mais surmédiatisé du héros évite aussi aux responsables de rendre des comptes sur la faillite de leurs stratégies depuis bientôt quarante ans. Car, bien sûr, la rhétorique de l’invincibilité de la juste cause sert avant tout à ne jamais traiter des responsabilités des échecs et des tragédies du Peuple palestinien.
Que les appels à « la résistance à l’offensive israélienne par tous les moyens », lancés jusque dans les jours précédant l’accord félon permettant la « libération » d’Arafat de Ramallah, aient fait l’économie d’une analyse sérieuse des moyens disponibles, que des appels à des manifestations au moment des couvre-feux imposés aux villes palestiniennes aient obligé des militants, à qui il restait encore suffisamment de raison politique, à s’opposer à ces appels irresponsables (14), rien de tout cela ne peut être réduit à une incompétence isolée. Il faut n’avoir jamais partagé la terreur qui s’empare des populations des camps et des villages quand les hélicoptères attaquent et quand les tanks tirent au sein des zones habitées en écrasant tout sur leur passage pour resservir en permanence les discours imbéciles sur « l’invincibilité de la lutte du peuple uni ». Ou alors il faut avoir intérêt à nier la réalité de peur d’avoir des comptes à rendre, tel Arafat qui après son bon mot sur « Jeningrad » n’osa pas se rendre au camp de Jénine !
Mais le refus de tirer leur propre bilan de cette prétendue stratégie politico-militaire interdit par là-même aux directions des fractions politiques du mouvement national de porter le fer sur la faillite stratégique d’Arafat et de ceux qui avec lui ont accumulé les défaites. En niant la gravité des coups portés et leurs conséquences sur la conscience et la capacité de lutte du peuple palestinien on évite en effet de se confronter à un moment clef de toute stratégie de lutte : faire le bilan de la phase qui vient de se dérouler et en tirer des leçons pour l’avenir. Car aujourd’hui la question incontournable est la suivante : Quel bilan peut-on faire de stratégies et de leaders qui ont exposé un peuple désarmé à l’agression militaire brutale et massive de l’armée ennemie ? Quel bilan tirer de dirigeants qui décident de faire assumer à la population civile, à qui on a d’ailleurs chanté les louanges de la paix pendant des années, un affrontement sans la moindre préparation et sans le moindre moyen de défense ?
Incapables de canaliser les inévitables désirs de « revanche » que suscitaient les assassinats de responsables politiques et de militants, incapables de maîtriser la dynamique que nourrissaient, suivant un plan parfaitement établi, les diverses attaques et incursions israéliennes contre les camps de réfugiés d’octobre 2001 à février 2002, de contre-assassinats en déclarations tonitruantes telle « l’Intifada ira jusqu’à la victoire », tant le FPLP que le FDLP et le Fatah ont démontré leur totale incapacité à faire émerger une alternative à la ligne catastrophique de l’AP. Et c’est ainsi qu’une nouvelle fois chacun refuse de se confronter au problème central des formes de lutte dans la situation actuelle des rapports de forces et notamment la question de la pertinence des actions armées et particulièrement des attentats contre des civils qui ont permis à Israël d’attirer les Palestiniens dans le piège d’une confrontation totale.
Julien Salingue, Pierre-Yves Salingue et Ayshah Handal, juillet 2002.