La Cour européenne des droits de l’homme est censée défendre la liberté de pensée, de conscience et de religion, en vérifiant que la liberté de chacun de manifester ses convictions donne seulement lieu aux restrictions qui s’avèrent indispensables à la protection d’intérêts publics ou des droits d’autrui. Cette mission a donné lieu cette année à des applications pour le moins contrastées, que deux affaires permettent d’illustrer.
La première est largement connue : revenant sur sa propre appréciation, la juridiction strasbourgeoise a admis que l’Italie puisse, sans violer la Convention européenne des droits de l’homme, décider de maintenir des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques (décision Lautsi). La présence de ce symbole chrétien, essentiellement passif, n’entraîne aucune forme d’endoctrinement, dans un pays qui se montre ouvert aux autres religions, ne prohibant pas par exemple le port du voile islamique dans les écoles, où le Ramadan est d’ailleurs souvent fêté. La Cour européenne peut dès lors tolérer la visibilité accordée au christianisme via l’exposition des crucifix, qui passent finalement pour assez anodins. Ils ne font notamment pas réellement obstacle au droit des parents d’assurer l’éducation de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses. Aussi l’Italie ne viole-t-elle pas son obligation de respecter ce droit parental, lui aussi garanti par la Convention européenne.
L’ensemble de ce raisonnement, très pragmatique, peut d’ailleurs fournir une réponse aux réserves émises par deux juges dissidents, estimant que seule une stricte neutralité de l’Etat permet de garantir une protection effective de la liberté religieuse : cette neutralité n’est pas fondamentalement remise en cause par des crucifix jugés en fait quasi-insignifiants.
La seconde affaire mentionnée ici ne peut être abordée sur le même mode, tant l’interdiction, suisse en l’occurrence, de construire des minarets ne saurait a priori présenter un caractère bénin. La Cour européenne a pourtant là encore trouvé le moyen de s’autolimiter, et d’épargner, au moins momentanément, l’Etat traduit devant elle.
Chacun se souvient qu’en 2009, une initiative populaire a abouti à ce que la Constitution suisse interdise la construction de minarets. Des associations musulmanes ont alors tenté de faire juger qu’une telle disposition constituait une violation de la liberté religieuse et une discrimination. Pour la Cour européenne des droits de l’homme (décision du 28 juin), il s’agit là de simples conjectures. La requête présentée devant elle est jugée irrecevable, les associations en cause ne pouvant pas pour l’instant être qualifiées de victimes directes, indirectes ou même potentielles. Il aurait fallu que la modification constitutionnelle ait engendré certains effets concrets pour que les associations puissent s’en plaindre. Il faudra donc attendre que soit refusée une demande de construction d’un minaret pour juger la réforme suisse à l’aune des droits de l’homme.
En attendant ce jour, il semble facile de mesurer à quel point l’interdiction ciblée des minarets se concilie mal avec les exigences de tolérance, de pluralisme et de neutralité incombant aux Etats démocratiques ayant ratifié le Convention européenne des droits de l’homme. Sauf à dire évidemment qu’il convient en cette matière d’accorder aux Etats une large marge d’appréciation, ce qui signifiera alors deux choses : l’Europe restera résolument chrétienne, et la liberté religieuse demeurera une liberté potiche…
Julien Raynaud, maître de conférences à la faculté de droit de Limoges