Entretien avec Khaled Ali (première partie)
Khaled Ali [1] est un avocat spécialisé dans le droit du travail. Il a commencé en 1995 par agir au sein d’un centre d’aide juridique pour les droits de l’Homme, puis en 1996 sur les procès intentés par les syndicalistes dont la candidature aux élections syndicales avait été refusée. En 1996, Khaled Ali a été un des fondateurs du HMLC, le Centre d’aide juridique Hisham Moubarak (du nom d’un avocat militant récemment décédé). Ce centre est notamment intervenu à propos des élections syndicales de 2001 et 2006. Khaled Ali a également contribué à la mise en place du Comité de coordination pour les droits et libertés ouvrières et syndicales (CCTUWRL).
Quel a été le rôle des travailleurs dans le processus révolutionnaire ?
Entre 2001 et 2006, les conséquences des politiques néolibérales ont été consi- dérables. La monnaie égyptienne a été dévaluée de 40 % en 2003-2004. Les salariés partis massivement en préretraite en 1998-2000 ont vu leur pécule s’évanouir et étaient contraints de chercher à nouveau du travail. A cela s’ajoutaient les conséquences de l’AGCS [2] dans les domaines de l’éducation, la santé, le logement, l’électricité, les transports, etc., avec des hausses considé- rables des tarifs, une vague de privatisations, ainsi que le développement de la corruption et de la gabegie.
Cette situation s’est traduite à partir de 2004 par une montée des mobilisa- tions. Un changement qualitatif a eu lieu entre les élections syndicales de 2001 et celles de 2006. Les travailleurs espéraient en effet que les élections de 2006 leur permettraient de faire entendre leurs revendications. Mais les conditions dans lesquelles elles ont eu lieu ont été pires que jamais : le droit de se présenter aux élections syndicales a, en effet, été refusé par le pouvoir à plus de 30 000 salariés, dont Kamal Abou Aïta du secteur des impôts ! Suite à cela, la nécessité de fonder des syndicats indépendants est devenue très populaire.
Cette exigence s’est renforcée avec la grève de la gigantesque usine textile de Mahallah. Avant les élections de novembre 2006, la direction avait promis de répartir les bénéfices entre les travailleurs, si le même comité syndical était réélu. Cette promesse n’ayant pas été tenue, les salariés se sont mis en grève dès le 6 décembre.
Depuis cette date s’est développée la plus importante vague de grèves que l’Egypte ait jamais connue. Cet aspect est souvent passé sous silence par les in- tellectuels et les politiciens. La grande nouveauté était que les travailleurs ont commencé à agir à l’extérieur de leur lieu de travail, par exemple en organisant des sit-in devant les ministères. Cela leur a permis d’être visibles et que les médias parlent d’eux. Au moment où le gouvernement claironait que les résultats économiques étaient excellents, les luttes des salariés montraient que ce n’était pas vrai.
Pour la première fois, les travailleurs parvenaient à s’organiser par eux-mêmes en montant des syndicats indépendants, comme par exemple dans les impôts fonciers. Simultanément, et pour la première fois, un jugement était obtenu le 31 mars 2010 concernant la nécessité d’un salaire minimum d’un niveau per- mettant de satisfaire les besoins fondamentaux.
Simultanément, la résistance s’est développée dans les entreprises en liquidation, alors que le rapport de forces y est plus défavorable qu’ailleurs : dans une usine de lin, dans des grands magasins, dans des entreprises privées de prêt-à-porter, dans le secteur de la bonification des terres agricoles, etc. Des actions en justice ont été intentées, contre des décisions de privatisation, en utilisant des documents prouvant des cas de corruption, et permettant d’ouvrir le débat sur la façon dont les privatisations étaient mises en œuvre. La pression a été si importante qu’un patron a été contraint de promettre de payer pour les pensions de travailleurs qu’il avait mis à la retraite, à condition que les grévistes lèvent l’occupation de l’entreprise concernée. Mais ensuite, le pa- tron n’a pas tenu sa promesse. Signe des temps, le ministre du Travail a alors entamé des poursuites contre ce patron, et celui-ci a été condamné à deux ans de prison ! Il a été, en effet, sanctionné par la justice pour avoir “empêché les salariés de travailler, alors que le même article de loi était jusqu’à présent utilisé pour condamner des travailleurs pour avoir “incité les salariés à faire grève” ! Autre exemple : dans le cadre d’une lutte contre la reprise d’une chaine de magasins, la justice a annulé la vente et contraint le propriétaire à payer les salaires depuis le début du conflit.
Quelle est la situation des travailleurs depuis le début de la révolution ?
Les luttes ouvrières, qui se sont développées depuis 2001, ont joué un rôle décisif dans le processus révolutionnaire. En janvier, de nombreux salariés étaient présents place Tahrir en exigeant le départ de Moubarak. Mais ils y étaient au même titre que les autres participants.
Deux épisodes importants ont eu lieu. Le premier était la “bataille des cha- meaux”, le 2 février, avec une tentative de répression féroce. Le second, plus so- phistiqué, a été le couvre-feu à partir du 5 février qui empêchait les salariés d’aller travailler.
Un des objectifs de la levée du couvre-feu était de pousser les salariés à reprendre le travail. Ils sont bien allés sur leurs lieux de travail....mais ils n’y ont pas travaillé. Ceci a donné deux atouts à la révolution : un approfondissement crucial, et un élargissement géographique puisque la révolution ne se concentrait plus sur la place Tahrir, mais s’est alors étendue à l’ensemble du pays. Cela a été décisif : Moubarak n’y a pas résisté plus de cinq jours. Ensuite, les mobilisations ouvrières ont continué. La question essentielle pour les salariés n’est pas le nom des individus qui les gouvernent, mais que leurs re- vendications soient satisfaites. Ils ont constaté que, malgré la chute de Moubarak, les présidents des banques et des entreprises étaient les mêmes, et que rien de fondamental n’avait changé pour eux.
Ils avaient les mêmes revendications qu’auparavant, mais celles-ci s’étaient élargies avec notamment :
— le droit à l’emploi, ou sinon à l’attribution d’une indemnité chômage,
— un salaire minimum mensuel de 1 200 £E (140 euros) indexé sur la hausse des prix, ainsi qu’un salaire maximum ne pouvant pas être 10 fois supérieur à celui-ci,
— la fin de la précarité,
— le droit à l’éducation, au logement et aux soins de santé,
— le droit à une pension permettant aux retraités de vivre correctement,
— la liberté syndicale,
— la libération de toutes les personnes détenues depuis le 25 janvier.
Le gouvernement post-Moubarak a dénoncé les grèves comme corporatistes ou contre-révolutionnaires, promulguant même, le 23 mars, un décret-loi criminalisant les grèves. Une action en justice a été engagée à ce sujet.
Entretien avec Khaled Ali (seconde partie)
LE CENTRE EGYPTIEN POUR LES DROITS ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX (ECESR)
Khaled Ali a également contribué à la mise en place du Comité de coordination pour les droits et libertés ouvrières et syndicales (CCTUWRL), une structure informelle de débats entre militants syndicaux combatifs.
Qu’est-ce que l’ECESR ?
Le Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux (sigle en anglais ECESR) est une association cherchant à aider les travailleurs à s’organiser, no- tamment par le biais de formations et de publications. Une de nos brochures explique, par exemple, comment créer un syndicat indépendant et comporte un modèle de statuts.
Une des valeurs à laquelle nous sommes très attachés est l’autonomie des syn- dicats qui se créent, non seulement envers les patrons et l’Etat, mais également envers les organisations de la société civile. Pour nous, un syndicat ne doit voir le jour que lorsque des travailleurs concernés le décident par eux-mêmes. Les associations ne doivent pas se substituer aux principaux intéressés. Elles doivent soutenir leur démarche et répondre aux demandes qu’ils expriment. Agir autrement n’a pas de sens et ne peut mener qu’à l’échec.
Nous sommes très réservés sur l’action d’organisations étrangères qui viennent en Égypte pour aider au développement du syndicalisme. Elles disposent de beaucoup d’argent, et cela peut paraître à première vu séduisant. Mais le revers de la médaille est qu’il peut en résulter des conflits concernant la répartition de celui-ci, et déboucher sur des formes de corruption.
Par ailleurs, cela peut faciliter la campagne de dénigrement de l’ETUF, la centrale officielle du temps de Moubarak, qui explique ensuite que les syndicats indépendants dépendent de financements étrangers comme cela s’est passé en Irak.
Dans quels domaines l’ECESR a-t-il agi dans le passé ?
En plus d’un travail de formation, nous avons notamment obtenu quelques avancées concernant les élections syndicales, dont l’annulation de certaines d’entre elles aux niveaux national et local. Celles-ci étaient en effet, jusqu’à présent, organisées par le pouvoir administratif et les candidats de la Confédération officielle (ETUF) ! Depuis la loi de 1976, les juges sont censés vérifier le bon déroulement des élections, mais leurs décisions ne sont jamais respectées.
Quelle est l’attitude de l’ETUF envers les syndicats indépendants ?
La direction de l’ETUF explique que créer des nouveaux syndicats diviserait la classe ouvrière. En ce qui nous concerne, nous pensons que cela peut naturel- lement se produire au début mais, par la suite, nous pensons que des rappro- chements auront lieu entre les travailleurs des deux centrales.
Demandez-vous la dissolution de l’ETUF ?
Nous ne pouvons pas à la fois demander la liberté syndicale et réclamer une dis- solution administrative de l’ancienne centrale. En ce qui me concerne, j’ai fait des procès contre la façon dont se sont déroulées les élections syndicales, mais je n’ai jamais demandé la dissolution de l’ETUF.
Nous expliquons nos critiques envers l’ETUF auprès de ses membres, et c’est à eux de chercher à changer leur centrale : ils peuvent, par exemple, demander l’annulation des élections antérieures et la tenue d’élections démocratiques per- mettant la mise en place de nouveaux responsables.
Quelle nouvelle législation syndicale demandez-vous ?
Nous demandons l’égalité de traitement entre les deux centrales. Soit il est mis fin au prélévèment des cotisations syndicales sur les salaires (check off), soit la nouvelle centrale est autorisée à en bénéficier également. Nous demandons aussi la séparation entre l’adhésion au syndicat et l’adhésion aux caisses de protection sociale : à l’heure actuelle, partir de l’ETUF se traduit par la perte des droits à la retraite !
De la même façon, lorsqu’un patron est condamné à verser de l’argent à ses sa- lariés, la somme ne doit pas être répartie entre les seuls adhérents de l’ETUF.
Comment pouvons nous soutenir la révolution égyptienne ?
Ce que nous attendons avant tout de vous est que vous dénonciez les pays occidentaux ayant financé Moubarak, et qui maintenant refusent de réduire la dette que celui-ci avait contractée envers eux. Ils faut également exiger des pays étrangers qu’ils débloquent les comptes ouverts à l’étranger par Moubarak.