Les élections législatives qui se sont déroulées le 3 juillet dernier pourraient s’avérer être l’un des évènements marquant qui jalonnent l’histoire d’un pays.
Ces élections se tenaient 14 mois après la répression qui a conduit à la mort de 93 personnes, la plupart des Chemises rouges. Abhisit Vejjajiva, devenu Premier ministre en décembre 2008 à la faveur d’un retournement d’alliance organisé par les militaires au sein du parlement, en avait fait un test pour obtenir dans les urnes la légitimité qui lui était contestée.
Le résultat des élections est sans appel. Malgré la censure, la propagande militaire et les intimidations, les électeurs se sont tournés massivement vers le principal parti d’opposition le Puea Thai (Pour les Thaïs). Il remporte 265 des 500 sièges au parlement et obtient ainsi la majorité absolue. Ce parti est le descendant du Thai Rak Thai, le parti de Thaksin Shinawatra, homme d’affaire devenu politicien et renversé par le dernier coup d’État militaire en septembre 2006. Thaksin en exil, le Puea Thai avait fait le choix de sa jeune sœur Yingluck pour mener la campagne. Le message électoral était ainsi parfaitement clair et les élections prenaient le caractère d’un référendum sur les évènements passés depuis le coup d’État militaire.
Le Parti démocrate, parti d’Abhisit et moteur de la coalition au pouvoir, n’obtient que 165 sièges. Il paye sa proximité avec les militaires, la monarchie et les bureaucrates de haut rang qui s’accaparent les richesses du pays et maintiennent des inégalités profondes malgré une réelle modernisation et une bonne croissance économique. Le parti démocrate paye aussi la forte répression qu’il a exercée contre les Chemises rouges. La censure de leurs journaux, radios et chaîne de télévision, les intimidations et arrestations de militants n’auront pas eu raison de leur détermination.
Ces élections sont un coup dur porté à l’oligarchie qui domine la vie politique et économique de la Thaïlande depuis plusieurs décennies. Elle perd le contrôle direct sur le législatif et l’exécutif.
Malgré le coup d’État de 2006 et un changement de la Constitution rédigée sous la houlette des généraux, les élites au pouvoir n’ont pas réussi à se débarrasser de Thaksin qui reste extrêmement populaire. Sa sœur Yingluck va devenir la première femme Premier ministre de l’histoire de la Thaïlande. Elle va s’appuyer sur une coalition parlementaire forte de 299 députés composée par le Puea Thai et 5 petits partis.
L’option d’un nouveau coup d’État militaire semble très improbable aujourd’hui. Au niveau international, un nouveau renversement d’un gouvernement démocratiquement élu serait inassumable par l’allié américain comme cela a été le cas en 2006. Mais surtout, les divisions au sein de la société thaïlandaise sont tellement exacerbées que le refus de reconnaître le résultat des urnes ne manquerait pas d’engendrer un véritable soulèvement populaire de la base du Puea Thai et des Chemises rouges.
Il est plus probable que tout sera fait pour déstabiliser le nouveau gouvernement sans le recours à la force. Les risques d’une polarisation politique encore plus grande sont réels. La faiblesse de l’opposition parlementaire pourrait favoriser le développement d’une opposition extra parlementaire comme celle du mouvement ultranationaliste des Chemises jaunes contre Thaksin ou favoriser le recours à des manœuvres en coulisse des militaires et du palais.
Les militaires pourraient aussi faire le choix d’adopter une attitude plus conciliante envers le Puea Thai dont les intérêts ne sont pas si divergents. Ce parti n’est pas sans contradiction. Bien qu’élu par une base électorale populaire et soutenu par les Chemise rouges, il reste un parti capitaliste qui défend les intérêts de grands industriels. Sa popularité repose sur Thaksin qui, entre 2000 et 2006, a conduit une politique populiste qui a permis d’améliorer considérablement le sort de millions de petites gens.
Depuis le coup d’État militaire, les mobilisations populaires ont montré une réelle aspiration à la démocratie, à la justice sociale et aux changements politiques et sociaux. Le nouveau gouvernement répondra-t-il à ces attentes ?
La réponse à cette question dépend en grande partie de sa volonté et de sa capacité de s’affronter aux élites au pouvoir. Les militaires contrôlent et dominent en grande partie la vie politique et dans une certaine mesure la vie économique thaïlandaise. Relancer le processus démocratique stoppé par le coup d’État de 2006 suppose de dépolitiser l’armée, de la soumettre aux autorités civiles et de saper ses bases économiques. Le gouvernement devra s’attaquer aux biens économiques de l’armée et à ses moyens de communication dont plusieurs chaînes de télévisions et réduire drastiquement le budget qui lui est alloué.
S’il veut vraiment renforcer la démocratie, au plan institutionnel le nouveau gouvernement devra dans un premier temps réinstaurer la Constitution de 1997 remplacée en 2007 par une nouvelle constitution écrite sous la dictée des généraux. La Constitution de 1997 était de loin la plus démocratique jamais eu depuis la révolution de 1932.
Le nouveau gouvernement devra aussi donner des garanties sur le plan de la justice sociale. Tous les prisonniers politiques et les personnes poursuivis pour crime de lèse majesté, plus de 300 cas selon l’association Political Prisonners in Thailand, devraient être relâchés ou amnistiés dans les plus brefs délais. Parallèlement, les Chemises jaunes qui se sont rendus coupables de divers crimes, en particulier la fermeture des deux aéroports internationaux de Bangkok en novembre 2008, devraient être jugés. Une commission d’enquête indépendante devrait aussi voir le jour pour faire toute la lumière sur la répression qui a conduit à la mort de 93 personnes en avril et mai 2010, la plupart des Chemises rouges. Les responsabilités du Premier ministre Abhisit et de son Vice Premier ministre Suthep Thaugsubal, de l’ancien commandant en chef Anupong Paochinda et de son remplaçant Prayuth Chan-ocha devraient être clairement identifiées.
Le processus démocratique ne pourra être relancé sans réformer en profondeur la justice instrumentalisée par les possédants, sans en finir avec la censure et toutes les lois liberticides comme le crime de lèse majesté et la loi sur la cybercriminalité.
Au plan économique, le Puea Thai a avancé de nombreuses propositions économiques en faveur de sa base populaire, parmi lesquelles porter le salaire minimum journalier à 300 baths, c’est-à-dire l’augmenter de 40 à 100% selon les régions ; permettre aux emprunteurs de suspendre le remboursement de leur dette pendant 3 ans ; mettre en œuvre un programme garantissant aux riziculteurs un prix fixe ; indexer le remboursement des prêts octroyés par l’État aux étudiants à leur revenus ; fixer à nouveau à 30 baths le prix de la couverture universelle pour les soins médicaux. La mise en œuvre de telles mesures permettrait de commencer à diminuer les inégalités sociales profondes qui divisent la société thaïlandaise.
Les Chemises rouges se sont mobilisées pour demander le respect de la démocratie et la justice sociale. Le vote massif pour le Puea Thai est un autre signe que la majorité de la population demande des changements structurels. Le Puea Thai aura-t-il la volonté politique de s’attaquer aux problèmes politiques, institutionnels et sociaux qui minent la société thaïlandaise ? La mise en œuvre des réformes nécessaires pour surmonter cette crise multiple dépendra sans doute plus de la capacité des Chemises rouges et de la société civile à les imposer.