1/ L’UNION EUROPENNE CONTRE LES SERVICES PUBLICS
Longtemps prérogatives exclusives des Etats-nations, les services publics sont brutalement devenus un enjeu de la construction européenne à partir du milieu des années 80. La marchandisation des services publics est désormais au cœur de la nouvelle donne économique et sociale qui se dessine au niveau mondial comme à l’échelle de l’Europe. D’ici 2010, l’Europe espère achever son plan de libéralisation-privatisation des services publics n’épargnant aucun secteur et attaquant les notions de besoins des populations, de redistributions, de propriété collective, de démocratie et d’intérêt général.
Après 1945, une même politique avait été menée dans la plupart des grands pays industriels : nationalisation des grands services publics de réseaux, monopole, statut particulier pour les salariés. L’objectif était de mener des politiques industrielles cohérentes et efficaces dans le cadre de la reconstruction de l’après-guerre. Ces politiques ont permis une forte redistribution sociale avec des tarifs assez bas pour permettre à la grande masse de la population d’avoir accès à des services élémentaires ainsi qu’à de nouveaux services. Ce consensus ne résista pas aux attaques du libéralisme.
Ce fut dans les années 80 que, sous les coups de boutoir du gouvernement Thatcher en Grande-Bretagne et de la Présidence Reagan aux États-Unis, les services publics issus de ce rapport de force issu de la seconde guerre mondiale ont volé en éclat. A partir de 1979, la Grande-Bretagne a été le précurseur avec Margareth Thatcher en privatisant les compagnies publiques telles que British Rail et British Airways. Seuls restaient encore sous gestion publique la Poste (Post Office) et le métro londonien (London Transport). Dans le même temps, dans les années 80, le président Ronald Reagan s’attaquait au démantèlement des compagnies publiques de transport aux USA.
Le véritable tournant libéral en Europe se situe au milieu des années 80 et s’est affirmée au début des années 1990. Les traités européens ont encadré et organisé le processus de libéralisation puis de privatisation.
Les Traités européens
Le traité de Rome de 1957 dans son article 90 établit les contours du service économique d’intérêt général. (1) Cet article dans ses trois alinéas illustre la logique de la construction européenne. Le premier alinéa soumet les services publics aux règles générales de la concurrence. Le second prévoit des limites explicites à leur application et donne une existence juridique en droit communautaire à l’intérêt général. Le troisième attribue à la Commission le pouvoir de faire appliquer directement ces dispositions, sans passer par une décision du Conseil des ministres. Au final l’article 90 établit que le service public est dérogatoire et doit hautement justifier sa raison d’être ; la loi générale c’est le marché, l’exception, le service public.
Puis l’Acte unique de 1986 donne un coup d’accélérateur en plaçant le service public dans le cadre du marché intérieur. Quant à la notion de service universel, elle est apparue pour la première fois dans le Livre vert de la Commission sur les télécommunications en 1987.
L’objectif du marché unique pour le 1er janvier 1993 a conduit les Institutions européennes, en particulier la Commission, à vouloir déréglementer les services publics, c’est-à-dire les entreprises qu’elles soient publiques ou privées, chargées d’assurer la gestion d’infrastructures de réseaux. Compte tenu des missions collectives qui leur sont assignées, ainsi que de leurs caractéristiques techniques et économiques, ces services publics disposent, le plus souvent et depuis une longue période , du monopole d’une activité ou d’un service, ce qui est contraire selon l’Union européenne aux lois de la concurrence. Ainsi depuis 1996, en conformité avec les traités (article 16 du Traité de l’Union européenne, article 90 du Traité de Rome), dans la perspective du marché unique, l’Europe des Quinze, livre systématiquement à la concurrence les services publics.
Lors du Conseil de Lisbonne de mars 2000, il est « demandé à la Commission, au Conseil et aux États membres, eu égard à leurs compétences respectives... d’accélérer la libéralisation dans les secteurs tels que le gaz, l’électricité, les services postaux et les transports. De même, en ce qui concerne l’utilisation et la gestion de l’espace aérien, le Conseil invite la Commission à présenter ses propositions aussitôt que possible ». Ces orientations se trouvent confirmées par le programme de la présidence espagnole, par les priorités du Conseil européen de Barcelone du 15 et 16 mars 2001 (libéralisations de l’énergie, du transport aérien et ferroviaire et de la poste) et par José Maria Aznar, Premier ministre espagnol, alors président en exercice de l’Union européenne qui déclare que « Les États-Unis des années 90 doivent être notre point de référence ». Les présidences européennes ultérieures n’ont fait que confirmer ces orientations ultra-libérales.
La mécanique institutionnelle : la co-décision
Contrairement aux idées reçues, la Commission de Bruxelles ne détient pas à elle seule tous les pouvoirs dans le système institutionnel européen. Les grandes orientations sont du ressort des Etats-membres. Réunis à l’occasion de Conseil européen, les chefs d’Etat et de gouvernement décident des grandes orientations et des grands chantiers européens. Son émanation, le Conseil des ministres légifère, fixe les objectifs politiques, coordonne les politiques nationales et règle les différends qui oppose les gouvernements entre eux ou avec d’autres institutions. Il appartient ensuite à la Commission de mettre en musique sous forme de lois européennes (directives ou règlements) les décisions des représentants des Etats.
Le Parlement européen n’a pas de pouvoir législatif stricto sensu. A l’origine, le traité de Rome de 1957 n’accordait à cette assemblée qu’un rôle purement consultatif : c’est la Commission qui proposait et le Conseil des ministres qui adoptait la législation. Les traités ultérieurs ont renforcé l’influence du Parlement qui peut désormais amender et même adopter les textes législatifs. Ainsi depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, le Parlement européen jouit du pouvoir de co-décision avec le Conseil dans de nombreux domaines dont celui des services d’intérêts général.
Concrètement, la co-décision se traduit par des aller-retour entre les deux institutions. Le texte législatif rédigé par la Commission selon les orientations des Etats-membres est alors soumis en première lecture aux députés européens qui ont le pouvoir de l’amender. La Commission décide alors si elle intègre ou non les amendements votés par le Parlement, puis s’en suit une seconde lecture au Parlement et en cas de désaccord maintenu, une procédure de conciliation. Parlement européen et Conseil sont obligés de se mettre d’accord pour que la proposition soit adoptée. Or, avec un Conseil et un Parlement européen majoritairement à droite, il y a peu - voire aucune - marge de manœuvre pour une politique en faveur des services publics différente de la libéralisation/privatisation. Pire que cela, le Parlement s’est montré souvent bien plus ultra-libéral que le Conseil comme sur la libéralisation de la poste ou du transport ferroviaire. Seule la directive sur les services portuaires a pu être mise en échec par les parlementaires européens le 20 novembre 2003 grâce à la conjonction d’intérêts divergents et surtout grâce à la mobilisation européenne des travailleurs des ports.
Une offensive idéologique indispensable au patronat
L’écueil principal pour les libéraux est celui de l’importante popularité dont jouissent les services publics. Il faut donc briser le consensus et faire accepter la perte de ces acquis. La pression du marché accompagnée ou stimulée par les gouvernements est donc généralement assortie d’une offensive idéologique contre les services publics, leurs entreprises et leurs salariés. Cette offensive concerne toutes les entreprises publiques, quelles soient déficitaires ou pas.
Dans l’objectif d’affaiblir le service public, les fonctionnaires que l’on ne peut pas licencier sont traités comme des salariés « privilégiés, repus, corporatistes, irresponsables, fauteurs de chômage, d’exclusion, de déficits publics, etc... ». Dans le même temps, les gouvernements réduisent de façon drastique les moyens alloués aux services publics en baissant les effectifs et la qualité du service. Mécaniquement les missions sont de moins en moins bien assurées entraînant progressivement le discrédit auprès des usagers. La population ainsi préparée devient perméable au discours idéologique libéral.
Les gouvernements peuvent alors s’engager sur la voie de l’ouverture au capital privé des entreprises publiques et vers leur transformation en Sociétés Anonymes. Ce changement de statut entraîne celui du personnel. Même si pour désamorcer l’affrontement social, les salariés présents conservent le statut de fonctionnaire, les embauches ultérieures sont contractuelles (cf la Poste). L’un des motifs du changement de statut de l’entreprise est d’éliminer à terme les garanties statutaires des salariés mais également affaiblir les concentrations de travailleurs les mieux à même à se défendre. L’État a beau rester l’actionnaire principal, ce qui prédomine alors, c’est le critère de rentabilité. Enfin dernière étape, les entreprises publiques sont mise sur le marché et mise en concurrence avec d’autres sociétés assurant des missions de services publics.
Les résultats
Ce changement de rapport de force sur le terrain idéologique et social s’est traduit par des vagues de libéralisations et de privatisations sans précédent en quelques années. Selon l’OCDE, les 15 pays de l’Union européenne ont réalisé pour 118,6 milliards de dollars de privatisations de 1984 à 1992, et pour 319,6 milliards de dollars de 1993 - où l’on constate une amplification du phénomène - à 1999. Tous les Etats membres y ont pris part.
En Allemagne, même si le mouvement a été plus progressif, les gouvernements ont ouvert le capital de la poste (Deutsche Post) après avoir mis sur le marché la Lufthansa ou encore Deutsche Telekom. L’Italie, elle non plus n’a pas été en reste avec le retrait partiel ou total de l’État du capital des principaux instituts publics comme le holding industriel IRI, les assurances INA, le géant des hydrocarbures ENI et celui de l’électricité ENEL.
En France, après une première vague de privatisations lancée en 1986, le désengagement s’est également accéléré après 1993. Jusqu’en 1997, Edouard Balladur puis Alain Juppé avaient vendu pour 140 milliards de francs d’actifs de l’État. Le gouvernement Jospin a, pour sa part, privatisé pour quelque 240 milliards dont 46% de France Télécom qui devait pourtant rester publique (cf promesse de campagne du candidat Jospin). Au total, depuis 1993, 1100 entreprises dont les filiales ont quitté le giron de l’État. Sur les 1800 premières entreprises industrielles, la part du chiffre d’affaires réalisé par des entreprises publiques est passée de 40% à 20% en 1999. Ce processus européen doit se poursuivre jusqu’en 2010. Conseil, Commission, Parlement européen, chacun dans leur fonction, sont impliqués.
Les services publics et la mondialisation capitaliste
Le phénomène de libéralisation/privatisation des services publics que connaît l’Europe n’est pas circonscrit au continent. Au contraire, les Etats membres y jouent en interne mais également en externe un rôle actif. Les nouveaux trusts européens bâtis sur le démantèlement des services publics deviennent des prédateurs à l’échelle de la planète soit directement (cf raid de France Telecom sur les compagnies argentines), soit au sein d’organismes commerciaux comme l’Organisation mondiale du commerce.
L’offensive libérale se poursuit désormais à l’échelle mondiale avec la renégociation de l’Accord Général sur le Commerce des Services dans le cadre de l’OMC. L’OMC a en effet engagé en février 2000 des négociations en vue de modifier l’accord général sur le commerce des services. Il fait partie des accords de Marrakech qui ont constitué l’OMC, signé en 1994 pour 5 ans. L’AGCS concerne directement la santé, la protection sociale et l’éducation. Son article 23 notamment permet de mettre en cause toute loi ou réglementation d’un État membre de l’OMC, si cette loi est estimée faire obstacle au commerce. Les services publics de réseau mais également de santé, d’éducation, de la culture sont en plein dans le collimateur.
Quelles alternatives ?
Les avancées et les reculs des services publics ont été pendant longtemps la conséquence de l’affrontement idéologique entre libéralisme et socialisme, et leurs alternances au pouvoir. La droite libérale n’a en face d’elle aujourd’hui qu’une social-démocratie européenne qui a fait le choix de remettre à des opérateurs privés les missions minimales de services publics au sein d’un service universel, concept imprécis et compatible avec le libéralisme. Libéralisme social ou social libéralisme, seule la forme, la brutalité ou l’accompagnement social changent. Mais sur le fond l’idée qui prévalait selon laquelle le service public repose sur le fait que certaines activités sociales doivent échapper, en fonction de la nature des objectifs et intérêts qu’elles mettent en jeu, à l’application de la logique marchande et à la recherche du profit a été abandonnée. A également été renié le principe que ces activités sociales doivent être gérées selon des critères spécifiques, permettant un accès de tous à certains biens et services concourant ainsi à l’équilibre économique, social et culturel de la société.
Ainsi les gouvernements socio-démocrates et libéraux ont renoncé ainsi à des services publics définis comme une activité d’une collectivité publique visant à satisfaire un besoin d’intérêt général et renvoyant à la volonté politique de maîtriser la gestion d’intérêt collectif et de satisfaire des besoins fondamentaux. L’expropriation sociale et économique se double d’une expropriation démocratique en passant de fait d’un monopole public à un monopole privé.
Pour le mouvement ouvrier et démocratique, l’urgence est bien de bloquer le processus de libéralisation et de se réapproprier le service public à tous les niveaux. C’est d’abord aux salariés de mener la lutte contre le démantèlement du service public. Euroluttes, eurogrèves ou encore euromouvements et leurs corollaires, des organisations syndicales européennes sont plus que jamais nécessaires. Ainsi, grâce à leurs mouvements à l’échelle européenne, les travailleurs des services portuaires ont mis en échec une directive de libéralisation.
Mais la question des services publics concerne l’ensemble de la société. Tout naturellement, les forums sociaux européens ou mondiaux s’en sont saisie. Car il est important de réhabiliter le service public en excluant de la logique du marché des droits fondamentaux comme celui de se déplacer, de communiquer, de se chauffer, de s’éclairer... Ensuite, il s’agit de rénover les services publics en incluant de nouvelles missions et de nouveaux droits comme en matière d’accès et d’utilisation de nouvelles technologies par exemple. Il faut également démocratiser les services publics aussi bien dans leurs fonctionnements que dans la définition de leurs orientations (information, pluralisme) et du suivi dans leur application (contrôle et transparence). Il faut réfléchir à des droits nouveaux pour les salariés, les usagers et les élus, à des institutions nouvelles en rupture avec l’étatisme et la centralisation excessive. Il est en effet nécessaire de promouvoir des contre-pouvoirs à l’intérieur des services publics, par une véritable décentralisation et une démocratisation effective de leur fonctionnement, reconnaissant toute leur place à ceux qui font vivre le service public, les personnels comme les usagers citoyens. Il ne s’agit pas de revenir à un statut quo mythifié mais bien de jeter les bases de nouveaux services publics à tous les niveaux.
Car même s’il existe des traits historiques et nationaux, il n’y a aucun obstacle à la coordination des services publics au niveau européen voire à la création d’euroservices publics dans le cadre de politique commune d’intérêt général, au travers de sociétés publiques, intégrant le long terme et faisant appel aux techniques les plus avancées.
2/ LE GRAND BLUFF DES « SERVICES D’INTERET GENERAL »
Un « Livre Vert » faussement neutre (2)
Les dirigeants européens ont entrepris depuis une vingtaine d’années de remettre en cause tous les acquis sociaux. La Commission Européenne, structure de mise en musique d’une Union Européenne dont la « compétence exclusive » est le développement de la concurrence, précède avec zèle le Conseil des chefs d’Etat et de gouvernements pour saper les services publics. C’est dans ce contexte que la Commission a élaboré à la demande du Parlement européen un « Livre Vert sur les Services d’intérêt général », qu’elle a publié en mai 2003. Sachant l’impopularité d’une suppression immédiate des services publics, les idéologues libéraux de la Commission et de chaque Etat avancent pas après pas...
Ainsi ils ont substitué au concept de Services Publics celui de Services d’Intérêt Général (SIG). Cette notion « découle de la pratique communautaire de l’expression « service d’intérêt économique général » qui est utilisée dans le Traité d’Amsterdam », et qui ne couvrirait que les services marchands. La Commission élargit donc cette problématique à tous les services ayant des « obligations de services public ». En même temps qu’ils jurent la main sur le cœur que ces « SIG » constituent un élément essentiel du modèle social européen et forment un pilier de la citoyenneté européenne, ils précisent bien la neutralité des Traités quand à la forme de propriété... pourvu que le secteur public ne fonctionne pas différemment du privé. Leur préoccupation serait seulement la « performance » et la « qualité » de ces services. Et pour parvenir à cette performance (comprendre le coût le plus bas pour les finances publiques) et à cette qualité (pour les entreprises avant tout), quoi de mieux que de mettre en concurrence des entreprises sur des missions de service public, sous le contrôle d’un organisme régulateur indépendant des entreprises et des Etats, garantissant le respect du cahier des charges ?
Le Livre Vert déploie alors la grosse cavalerie des arguments d’autorité sensés prouver l’utilité des libéralisations pour le développement de ces services. Ainsi, « on estime que la libéralisation des industries de réseau a permis la création de près d’un million d’emplois dans l’Union européenne », et elle a « conduit à des réductions de prix, en particulier dans les secteurs et les pays qui ont procédé à la libéralisation à un stade plus précoce » proclame le Livre Vert. En revanche, on ne trouve aucun témoignage, même élémentaire, sur les nombreux cas où des entreprises privées, titulaires de concessions de service public, ont contourné leurs responsabilités publiques et piétiné allègrement leur cahier des charges, priorisant la rémunération de leurs actionnaires !
Bref, ce document prône la poursuite de directives sectorielles pour libéraliser les industries de réseau, tout en trouvant utile l’idée proposée par le Parlement en 2001, d’une directive-cadre qui pourrait « contribuer à accroître la sécurité juridique et permettre une coordination cohérente et harmonieuse entre l’objectif du maintien de services d’intérêt général de qualité et l’application rigoureuse des règles relatives à la concurrence ». Il faut dire que la Commission y voit un outil de propagande pour calmer les « appréhensions » des citoyens. Elle ne cesse d’ailleurs de prétendre que toute son élaboration se fait en consultant la « société civile » et les représentants élus.
C’est ainsi qu’une démarche de consultation a été intégrée au Livre Vert, visant à recueillir les observations de « toutes les parties intéressées » avant le 15 septembre 2003. Mais la gestion de ce « débat » s’est réduite à rendre disponibles les quelques centaines de réponses sur le site internet de la Commission, et on en est resté là. La « consultation de la société civile » ne va évidemment pas jusqu’à prendre en compte les constats critiques et encore moins les mouvements sociaux contre les libéralisations, et il n’est pas question de consulter démocratiquement les populations sur ce sujet...
Leçon de choses au Parlement européen
Le Parlement européen a été invité à donner son avis sur le Livre Vert. A cette occasion, le député ex-communiste Philippe Herzog s’est mis en avant pour prétendre défendre les services publics, et a réussi à être désigné comme rapporteur de la résolution élaborée dans le cadre de la commission parlementaire des affaires économiques et financières. Il lui a d’abord fallu féliciter la Commission pour son Livre Vert, puis considérer que « la libéralisation est un facteur de progrès technologique et d’efficacité économique », avant d’introduire quelques bémols... Malgré cela, son rapport a été « radicalisé » par la droite pour devenir un hymne forcené à la libéralisation des services publics avant d’être présenté à la session du Parlement les 13 et 14 janvier 2004. Lors des votes, ont certes été « repêchés » le fait que l’éducation, la santé publique, le logement et la sécurité sociale « sont à exclure du champ d’application des règles de concurrence", et aussi la perspective d’une directive-cadre pour l’ensemble des services d’intérêt généraux ainsi que le principe d’évaluations des libéralisations menées. Cela a suffi pour qu’Herzog et la grande majorité des socialistes européens se rallient à la version finale de la résolution.
Mais quelle victoire ! La résolution « souligne que l’essentiel n’est pas de savoir qui fournit les services d’intérêt général » mais que ce soit « dans un régime de concurrence loyal ». Elle « se félicite de la libéralisation intervenue dans les domaines des télécommunications des services postaux, du transport et de l’énergie, libéralisation qui a favorisé la modernisation, l’interconnectivité et l’intégration de ces secteurs, a conduit à des réductions de prix par un renforcement de la concurrence et a débouché sur la création de près d’un million d’emplois dans l’Union européenne ». Cette dernière légende est ressassée contre toute évidence, la Fédération européenne des services publics évaluant au contraire que 300 000 postes de travail ont été détruits rien que dans les secteurs de l’électricité et du gaz. Mais le Parlement considère sans doute à la suite de la Commission que tous les emplois nouveaux induits par le développement d’internet et de la téléphonie portable doivent être directement portés au crédit des libéralisations... La résolution réaffirme pour finir son soutien aux directives sectorielles actuelles et demande donc aux Etats-membres d’accélérer la libéralisation des marchés de l’électricité, du gaz et des services postaux.
En quoi un tel document est-il un point d’appui pour la défense du service public ? Ayant vu le manque de sérieux (non relevé par Herzog) du Livre Vert, peut-on croire une seconde à une évaluation critique par la Commission des libéralisations en cours ? A quelle directive-cadre peut-on s’attendre dans ce contexte ? En fait, une fois que l’on aura fait accepter la libéralisation des services de réseau, le chemin sera largement déblayé pour libéraliser la santé, l’éducation publique, la sécurité sociale, le logement social dont il est reconnu aujourd’hui au détour d’une phrase qu’ils « sont à exclure du champ d’application des règles de la concurrence ». Surtout lorsque les signaux se multiplient partout de la remise en cause en profondeur de ces services publics !
Les leçons de cet épisode parlementaire sont claires. D’abord, par rapport à tous ceux à gauche qui prétendent que le problème central de l’Union européenne c’est le manque de pouvoir au Parlement par rapport à la Commission et au Conseil, on a là une démonstration du fait que le plus important c’est le fond du combat politique. Et sur le fond, le Parlement n’est aujourd’hui aucunement un point d’appui contre les attaques patronales. Face à l’offensive libérale contre les services publics, et face au rapport de force institutionnel, il est scandaleux d’entrer dans le jeu de compromis obscurs au seul bénéfice de ceux qui sapent concrètement et idéologiquement, jour après jour, la logique du service public pour imposer partout la logique du profit. La méthode Herzog ressemble à celle du Joueur de flûte de la fable qui tente d’entraîner les enfants en douceur dans l’abîme, avec en l’occurrence un succès certain du côté syndical. Il faut au contraire démasquer les représentants fidèles du patronat qui règnent sur les institutions nationales comme européennes, et aider à mobiliser le plus vite et le plus largement possible les salariés et les usagers pour sauver les services publics.
3/ L’EUROPE S’UNIFIE, UNIFIONS LES LUTTES
Le marché unique et l’Union européenne constituent aujourd’hui un nouveau terrain politico-social pour tous les salariés, et en particulier pour ceux des services publics. Toutes les libéralisations et les dérégulations sont décidées par les chefs d’Etat et de gouvernement à l’échelon européen comme lors des sommets de Lisbonne de 2000 et de Barcelone de 2002. Même si l’échelon national reste pertinent pour créer les résistances aux directives et aux règlements de l’Union européenne, il est indispensable de créer les convergences nécessaires pour imposer une autre logique respectueuse des besoins sociaux, de la démocratie et de l’intérêt général. Cette tâche incombe d’abord aux salariés des secteurs publics européens et à leurs organisations syndicales. Mais la défense et l’extension des services publics doivent également devenir la préoccupation des citoyens, des mouvements sociaux et des partis politiques dans toute l’Europe. Sans ces convergences européennes indispensables, nous n’enregistrerons qu’une série de défaites et de reculs à l’échelle nationale. Il est illusoire de se réfugier derrière nos gouvernements nationaux et derrière des concepts tels que « les services publics à la française » ou encore « l’exception française ou danoise » pour tels ou tels secteurs.
Entreprises publiques contre services publics
Le mythe du service public à la française permet à la fois de démanteler le service public au niveau national et d’opérer des raids internationaux sur les secteurs publics en Europe et dans le monde. Il faut bien différencier la défense d’un bien commun avec les choix stratégiques des dirigeants des entreprises publiques. France Télécom, EDF-GDF, la SNCF, Air France, pourtant entreprises publiques, n’hésitent pas à utiliser les mécanismes du marché pour asseoir leur position dominante.
Par exemple, la SNCF, via son groupe, est présente dans 126 pays différents. Cela signifie que 20% du chiffre d’affaires voyageurs et 50% du chiffre d’affaires fret de la SNCF est réalisé à l’étranger. La SNCF a ainsi participé au dépeçage du réseau ferré britannique, prenant des parts de marché dans la privatisation, et elle s’est comportée comme n’importe quelle entreprise capitaliste. C’est également le cas du fret polonais qui a été racheté par la SNCF et la Deutsche Bahn.
Face à cette logique libérale, les perspectives de luttes à dégager au niveau européen sont à notre avis multiples. Dans un premier cas, il faut refuser les privatisations à une échelle européenne, et se battre contre les prises de capital par « nos » entreprises nationales dans la privatisation des entreprises publiques à l’étranger. C’est par exemple ce que Roseline Vachetta a dénoncé à plusieurs reprises dans ses prises de parole lors de commissions transports du Parlement européen.
Solidarités internationales
Une solidarité concrète peut voir le jour entre des travailleurs qui se retrouvent, de fait, quasiment dans la même entreprise. Il y a déjà, même à une petite échelle, des cas concrets de solidarité. Par exemple les cheminots de la compagnie South West Train de Grande Bretagne, rachetée en partie par une filiale de la SNCF ont reçu la solidarité active de cheminots français. Il y a aussi le cas des travailleurs brésiliens de l’énergie qui ont bénéficié de solidarités de la part des travailleurs d’EDF-GDF. Ces actions sont malheureusement peu nombreuses et il y a même des cas, comme à la SNCF, ou des syndicats ont soutenu l’entreprise dans la prise de parts de marché à l’étranger ! L’argument utilisé étant que les travailleurs étrangers allaient bénéficier des mêmes droits que les cheminots français, mais c’est bien sûr le contraire qui s’est passé : les travailleurs se sont trouvés confrontés aux mêmes problèmes qu’avec une entreprise privée : suppressions de postes, dégradations des conditions de travail, remise en cause de la grille des salaires... Nous devons combattre ces positions qui relèvent plus d’une sorte de « patriotisme d’entreprise », que de la défense des intérêts des travailleurs, ici ou ailleurs. C’est le préalable pour dégager des perspectives de lutte au niveau de l’Europe.
Luttes et résistances en Europe
Nous sommes au début de l’intégration de l’espace européen par les salariés comme champs d’intervention politico-social. Des expériences « pilotes » ont déjà eu lieu. Comme nous l’avons vu précédemment, le secteur des chemins de fer a montré la voie et plus généralement les services publics de réseaux. Depuis la fin des années 90, l’eurogrève devient une arme des salariés contre la libéralisation, principalement des cheminots, des aiguilleurs du ciel et des dockers. En novembre 1998, une eurogrève des chemins de fers a été organisée par les syndicats de six pays européens ( Belgique, Espagne, France, Grèce, Luxembourg et Portugal ). Elle a été particulièrement bien suivie en France, en Belgique et en Grèce, moins, voire même symboliquement, en Espagne, au Portugal et au Luxembourg. Les aiguilleurs du ciel et les dockers se sont eux aussi mobilisés contre des directives de libéralisation à chaque étape du processus législatif européen.
Pour les aiguilleurs du ciel, il fallait tout mettre en œuvre pour faire échec au « ciel unique européen » notamment en organisant des euromouvements en France, au Portugal et en Grèce principalement. Leur mobilisation a permis une demi-victoire et les contrôleurs aériens gardent intacte leur capacité de résistance au projet de ciel économique.
Le cas de la lutte des travailleurs des ports est certainement le plus exemplaire. Durant deux ans, entre 2001 et 2003, avec leurs organisations syndicales européennes, la Fédération européenne des travailleurs des transports (ETF) et le Conseil internationale des travailleurs des ports (IDC), les dockers ont multiplié grèves et actions à l’échelle du continent. La première eurogrève eut lieu le 6 novembre 2001, la seconde le 19 décembre 2002. Le 17 janvier 2003, plus de 20000 dockers ont cessé totalement ou partiellement le travail dans les ports de Belgique, de Finlande, du Danemark, de Hollande, de France, d’Espagne et du Portugal et même dans ceux de Chypre et de Malte, nouveaux pays membres. Le 10 mars 2003, quelques 6000 dockers ont manifesté devant le Parlement européen à Strasbourg, transformé pour l’occasion en camp retranché. La pression permanente et constante de ces professionnels sur les Institutions européennes a permis le rejet de la directive de libéralisation des services portuaires. Le 20 novembre 2003, par une majorité de 229 voix pour et 209 voix contre, la directive est rejetée par les eurodéputés. C’est la première fois qu’une directive libérale est défaite.
L’européanisation des résistances doit avoir pour préalable une européanisation des problématiques et des outils syndicaux notamment. La Confédération Européenne des Syndicats (CES) et la Confédération Internationale des Syndicats Libres ne se consacre pas à mobiliser et à sensibiliser les travailleurs à l’échelle européenne. L’émergence des forums sociaux européens et mondiaux sont aujourd’hui des cadres essentiels pour ces prises de conscience contre l’Europe libérale.
4/ Les forums sociaux européen, un point d’appui pour défendre les services publics
L’Europe, comme les autres continents, est entrée dans un cycle de mobilisations qui ont chacune leur spécificité, mais qui sont toutes l’expression d’un mouvement de rejet de la mondialisation libérale et de la logique de guerre. Les Forums sociaux européen, dont les deux premiers se sont réunis à Florence en 2002 et à Paris- Saint-Denis en novembre 2003 (le troisième aura lieu à Londres en octobre 2004), sont le point de ralliement des acteurs de ces mobilisations.
Des dizaines de milliers de participants, venus de toute l’Europe, ont partagé leurs expériences et débattu des alternatives à construire et des mobilisations nécessaires pour les faire avancer. Ils se sont à chaque fois conclu par une grande manifestation, et par une « Assemblée des mouvements sociaux » qui forme caisse de résonance pour les rendez-vous internationaux de mobilisation.
S’il est généralement admis que les manifestations de Seattle, en novembre 1999, ont été le point de départ de ce mouvement mondial de protestation contre la mondialisation libérale, l’année 2001 a marqué un double tournant. C’est d’abord l’année de l’élargissement numérique et social des mobilisations, en particulier en Europe. Avant le contre-G8 de Gênes, en juillet 2001, les manifestations étaient réduites (15 000 à Prague, par exemple), très jeunes, sans réelle implication des syndicats et des organisations sociales. A partir de Gênes, de nombreuses organisations et mouvements rejoignent les mobilisations.
Mais l’année 2001, ce sont aussi les attentats du 11 septembre et le cycle de guerre initié par le gouvernement des Etats-Unis. Certains pronostiquaient la fin de ce mouvement devant l’horreur des attentats ou, au moins, doutaient de sa capacité à répondre aux défis des guerres et du militarisme.
A l’inverse, l’articulation des mouvements et des mobilisations s’est opérée rapidement. Cela a été le cas dès le deuxième Forum social mondial de Porto Alegre en janvier 2002, mais c’est le refus de la guerre en préparation contre l’Irak qui a cristallisé les mouvements, en particulier en Europe. L’élargissement des mobilisations et de la dynamique des forums sociaux à de très nombreuses organisations, ONG, syndicats, partis ou associations ouvre de nouveaux espoirs, en même temps elle n’est pas sans problèmes.
L’implication du mouvement syndical fait ainsi débat. D’un côté, les progrès sont considérables. A Gênes, les directions des trois grandes confédérations italiennes avaient appelé à ne pas manifester, suivies par la Confédération européenne des syndicats (CES) ; en 2003, la CGIL, qui avait participé, avec la CES, au premier Forum social européen, a été au centre des mobilisations sociale et antiguerre en Italie. On a même vu la CES appeler à la grève contre la guerre en Irak ! Mais les évolutions ne sont pas linéaires, et les résultats contradictoires des derniers mouvements sociaux compliquent encore les débats. En Allemagne, le syndicat IG Metall a échoué dans sa tentative d’aligner les droits des travailleurs de l’Est sur ceux de l’Ouest, et la principale fédération syndicale, le Deutscher Gewerkschaftsbund (DGB), a hésité à combattre les mesures d’austérité du gouvernement Schröder. Elle a adopté une attitude plus offensive en appelant à mobiliser avec la CES « pour une Europe sociale » le 3 avril 2004.
En France, les grèves de mai et juin 2003 ont été imposantes et dynamiques, mais les acquis sont minces, ce qui pèse sur l’implication des grandes confédérations dans la dynamique des mouvements. Au Forum social européen de Paris-St-Denis, si le syndicat des enseignants FSU et le G10-Solidaire étaient très présents, la CGT et FO se sont contentés du service minimum.
L’association (même a-minima) des syndicats aux FSE est néanmoins très importante et traduit une évolution de toute une partie du mouvement syndical européen qui enregistre la place et la portée du mouvement : de tous émerge la nécessité que ce mouvement soit une force de mobilisation contre les attaques subies dans l’Union européenne, celle d’aujourd’hui à 15, celle de demain à 25. Au centre de tous les débats, deux préoccupations : la nécessité de liens forts entre syndicats concernés par la construction de puissants groupes mondiaux ; le besoin d’une orientation de combat contre la politique sociale de l’Union. D’où le désir que le mouvement altermondialiste puisse être un levier pour le regroupement de toutes les forces syndicales combattant le néolibéralisme ; une façon de dépasser le blocage de la direction de la CES, qui ne remet pas fondamentalement en cause les réformes libérales. L’enjeu pour les temps qui viennent est bien que le mouvement devrait être capable de faire sur les questions sociales ce qu’il a su faire contre la guerre.
Ces débats, comme tous ceux qui animent assemblées plénières, séminaires et ateliers, sont les raisons d’être des Forums sociaux européens. C’est le lieu où se discutent les bilans des mobilisations, où se construisent les alliances, où s’organisent les luttes de demain. C’est ce qui les rend irremplaçables.
Notes
(1) L’article 90 du traité de Rome sur les services publics.
« 1- Les Etats membres en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n’édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du présent traité, notamment à celles prévues aux articles 7 et 85 à 94 inclus.
2- Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de la concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui, leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de la Communauté.
3- La Commission veille à l’application des dispositions du présent article et adresse, en tant que de besoin, les directives ou décisions appropriées aux Etats membres. »
(2) « Les livres verts » sont des communications publiées par la Commission sur un domaine politique spécifique. Ce sont avant tout des documents destinés aux parties concernées - organismes et particuliers - qui sont invitées à participer au processus de consultation et de débat. Dans certains cas, ils sont à l’origine de développements législatifs ultérieurs.