Mindanao constitue l’une des dernières « frontières économiques » des Philippines ; les multinationales convoitent ses richesses agricoles, forestières et minières qui restent encore en partie « inexploitées ». Au sens, du moins, dont l’entend le capitalisme. Les territoires convoités par les multinationales et les grandes fortunes philippines ne sont en effet pas vierges d’habitants. Pour assurer la libre mise en valeur marchande des ressources de l’île, il faut les exproprier et, si nécessaire, les déporter. Le long processus de dépossession des populations de Mindanao se poursuit.
Dépossession
Ce processus de dépossession constitue l’arrière-plan économique et social des conflits politiques et militaires qui déchirent Mindanao. A cela s’ajoute aujourd’hui les objectifs géostratégiques de Washington. Le Pentagone veut reprendre pied dans son ancienne colonie asiatique, qui abrita longtemps d’importantes bases militaires US. Au nom de l’anti-terrorisme, c’est dans le sud-philippin que les Etats-Unis ont choisi d’intervenir pour justifier le retour de leurs troupes dans l’archipel : ils prennent pour cible commode les organisations musulmanes, au risque de criminaliser une communauté entière. (1)
Le RPM-M est bien implantés dans le centre, l’ouest et le sud-ouest de l’île, là où se côtoient les « trois peuples » de Mindanao : les lumad ou « peuples indigènes » dont les territoires ancestraux occupent les hauteurs des massifs montagneux ; les Moros (musulmans) islamisées il y a quelque six cents ans, des tribus lumad (non islamisées) ; et les descendants des colons chrétiens venus au cours du vingtième siècle d’autres régions de l’archipel (notamment des Visayas), encouragés par le gouvernement. Là aussi où la militarisation du pays est la plus grave. L’armée et les paramilitaires, sous l’égide des USA, s’opposent aux unités du Front islamique de libération moro (MILF), aux forces d’autodéfense des lumad et aux guérillas communistes. Le RPM-M intervient au cœur d’une zone de conflits où se pose en permanence la question de la guerre et de la paix.
La société philippine est accueillante et les Philippins gentils. Mais les rapports de pouvoir peuvent être d’une violence extrême. En certains lieux, le fils d’un très chrétien propriétaire foncier peut assassiner un dirigeant paysan, l’émasculer puis donner son cerveau à manger aux cochons (on n’en retrouvera pas moins, dans son hacienda, la reproduction de la grotte de Lourdes !).
Se rendre de la ville d’Iligan à Cotobato City est l’occasion d’un curieux circuit touristique. Les postes de contrôle militaires sont omniprésents. Au détour d’un virage, mon guide, un camarade clandestin du RPM-M, note que le chef d’un département administratif est tombé ici, victime d’une embuscade ; tout le monde soupçonne son adjoint qui convoitait sa place. Plus loin, les troncs de cocotier sont troués d’impacts de balles : une violente bataille a opposé l’armée aux troupes du MILF qui contrôlaient alors une importante section de la toute. A la périphérie d’une agglomération, un prêtre irlandais a été tué en résistant à un gang de kidnappeurs. En ville, un abribus porte à son tour traces de balles : trafiquants de drogue et soldats ont fait le coup de feu. La violence des armes, sous toutes ses formes.
Pourparlers de paix
Les négociations entre le gouvernement philippin et le MILF dominent l’actualité politique à Mindanao. De nombreux réseaux d’ONG et d’organisations populaires se sont retrouvés dans des initiatives communes, comme la caravane de la paix qui a sillonné l’île. Le Mouvement pour la paix des peuples de Mindanao (MPPM) a organisé des « sommets », avec des délégations des communautés musulmanes, lumad et chrétiennes, pour discuter ensemble d’un référendum d’autodétermination pour les Moros.
D’autres négociations se poursuivent soit à l’échelle nationale (avec le Parti communiste des Philippines-CPP) soit à l’échelle régionale. A Mindanao, le RPM-M est ainsi engagé dans des pourparlers de paix avec le gouvernement. Mais ils s’enlisent. En 2002, l’un des camps de l’Armée révolutionnaire du peuple (RPA) a même été bombardé et investit par les militaires. L’accord ne se fait pas sur le contenu des négociations. Le RPM-M exige que la protection de l’environnement soit traitée. Le gouvernement refuse. La question concerne les droits des lumad : toute leur vie culturelle et sociale est liée aux forêts. Or, dans la région d’Upi par exemple, compagnies forestières et minières ainsi que l’agro-industrie empiètent sur leurs territoires ancestraux.
Le RPM-M ne peut pas accepter que les droits de peuples indigènes soient ignorés par les négociateurs. Pour faire le point de la situation, il a organisé une conférence, à la mi-mai, avec des représentants d’organisations non-gouvernementales et populaires. Il a présenté l’enjeu des pourparlers, les raisons du blocage et en a appelé à la mobilisation. A ses yeux en effet, les négociations ne doivent pas se réduire à un tête-à-tête entre organisations politico-militaires, gouvernement et états-majors. Directement concernée, la population doit faire valoir ses exigences. Il n’est par exemple pas question de décider à la place des lumad les conditions d’une paix acceptable dans leurs territoires ancestraux.
Cette démarche ne concerne pas seulement les pourparlers engagés par le RPM-M. Il s’agit notamment de construire un consensus entre communautés sur le droit d’autodétermination des Moros. Les négociations entre le MILF et Manille entrent dans une phase très politique. Des banderoles, tendues en travers des rues de Cotabato City, appelaient au nom du Comité central du MILF la population à se rendre fin mai à un immense rassemblement pour exprimer son soutien à l’organisation armée. D’autres banderoles dénonçaient la présence étasunienne.
Solidarités
L’un des risques actuels, c’est que les négociations entre le gouvernement et le MILF fassent l’impasse sur l’existence, au sein de la Région Autonome de Mindanao Moro (ARMM), de communautés lumad. Le régime philippin applique la vielle doctrine du « diviser pour régner ». A contrario, les militants du RPM-M et d’autres formations progressistes cherchent constamment à tisser des solidarités, à porter des propositions à même de répondre simultanément aux droits des « trois peuples » de l’île. Cet objectif imprègne l’ensemble de leur intervention. Partout où cela est possible, les organisations de masse doivent comprendre des membres des diverses communautés. Pour porter secours aux victimes des conflits militaires ou de désastres naturels, des Chrétiens seront envoyés chez les Moros et des Moros chez les lumad. L’intervention femme dans les communautés musulmanes est difficile, mais les Moros qui rejoignent le RPM-M doivent avoir intégré cette dimension (une grande partie du travail politique de ce parti est d’ailleurs animée par des militantes).
La situation des tribus lumad reste mal connue de la majorité des habitants des plaines. Pour surmonter le mur de l’ignorance (ou des clichés, des préjugés) et en signe de solidarité, des jeunes venus de toute l’île de Mindanao participeront prochainement, dans la région d’Upi, à un camp d’été, avec les tribus Teduray et Lambangian.
Le mouvement politico-éléctoral Anak ng Mindanao (AMIN, « enfant de Mindanao ») tient lui-aussi a assurer une représeantation conjointe des « trois peuples » de l’île. Mujiv Hataman, tête de liste et élu député, est un Moro. Les deux candidats suivant sur la liste étaient lumad et chrétien.
On touche ici à l’un des traits les plus intéressants de l’expérience menée à Mindanao pour lier au quotidien les « trois peuples » de l’île : comment, dans une zone de conflits armés, tisser des liens solidaires entre diverses communautés afin d’éviter que les droits de chacune ne s’expriment indépendamment des autres ; afin de s’assurer que les combats populaires convergent, au lieu d’entrer en concurrence.
Pierre Rousset
(1) Voir sur ce site, Pierre Rousset : « Au-delà de l’Aghanistan, les Philippines » (17 avril 2003).