Les Chemises rouges un an après
Cela fait maintenant un an que le mouvement des Chemises rouges, qui s’opposait dans les rues de Bangkok au gouvernement conduit par le démocrate Abhisit Vejjajiva, a été durement réprimé par l’armée. Le bilan a été particulièrement lourd avec 92 morts et près de 2000 blessés. Les principaux dirigeants des Chemises rouges ont été emprisonnés ou se cachent, d’autres se sont exilés à l’étranger.
La répression des dirigeants du « Front Uni pour la démocratie et contre la dictature » (UDD – nom des Chemises rouges) a porté un coup au mouvement. L’organisation a été affaiblie mais la détermination de la base reste intacte car les raisons de la contestation n’ont pas disparues. La société thaïlandaise est et reste l’une des plus inégalitaires qui soit.
Malgré l’affichage d’une « feuille de route » pour favoriser la réconciliation nationale, le gouvernement ne s’est pas attaqué aux véritables problèmes qui minent la société : les élites thaïlandaises s’accaparent le pouvoir et les richesses du pays.
Les Chemises rouges se sont révoltées contre le double langage de la justice, l’absence de démocratie et le maintien d’inégalités profondes malgré la modernisation du pays. Un an après la violente répression, alors qu’il a été établi que des snipers de l’armée ont volontairement tué des manifestants, aucun responsable n’a été traduit en justice. Seuls les opposants sont sous le coup de procédures judiciaires, renforçant le sentiment que la justice thaïlandaise est au service des puissants.
Les Chemises rouges expriment à leur façon un mouvement de classe ainsi que des diversités régionales et culturelles, s’opposant à l’establishment de Bangkok, principalement les royalistes, les militaires et les bureaucrates. La base populaire du mouvement est constituée pour la plupart de paysans, de villageois et d’ouvriers urbains, la majorité du nord et du nord-est du pays.
Dans le centre d’affaire de Rachaprasong à Bangkok, les manifestants ont contesté la légitimité d’Abhisit. Celui-ci avait obtenu le poste de Premier ministre en décembre 2008 à la faveur d’un renversement d’alliance organisé par les militaires au sein du parlement. Cela avait été possible à la suite de deux décisions de justice – des coups d’État judiciaires- invalidant deux gouvernements élus démocratiquement et favorables à l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, renversé par un coup d’État militaire en 2006.
Censure et répression
Depuis, Abhisit s’est distinguée par un recours tous azimuts au crime de lèse-majesté. L’article 112 de la constitution, criminalise tous discours ou actions jugés « contre la monarchie ». C’est en fait un instrument puissant pour organiser la censure et la répression et ainsi museler toute forme d’opposition.
Des dizaines de radios communautaires proches des Chemises rouges ont été fermées et des centaines de milliers de pages internet censurées. Le nombre de personnes accusées de crime de lèse-majesté ou de crime relatif à la cybercriminalité a littéralement explosé.
Le recours à l’article 112 entretient un véritable climat de terreur parmi les opposants qui sont en permanence sous le coup d’accusation de terrorisme ou de complot pour « renverser la monarchie ». Les peines de prisons encourues vont de 3 à 15 ans pour lèse-majesté et la peine de mort en cas de terrorisme.
La Thaïlande est ainsi devenue l’un des pays les plus répressifs au monde. En 2011, elle est passée au 153e rang (sur 178 pays recensés) du classement annuel de Reporter Sans Frontières, derrière la République démocratique du Congo, la Russie ou le Pakistan. C’est dire !
Des échéances électorales qui n’apportent pas de solution
Le Premier ministre voudrait maintenant assoir sa légitimité par les urnes. Le 10 mai dernier, le parlement a été dissous ouvrant la voie à des élections législatives le 3 juillet prochain qui détermineront le choix d’un nouveau Premier ministre et la composition du prochain gouvernement.
Le résultat des élections est plus qu’incertain et c’est un pari risqué pour Abhisit. Le Parti démocrate n’a pas remporté d’élections nationales depuis 1992. De récents sondages montrent que le Puea Thai Parti, proche de Thaksin, est donné gagnant dans les provinces du Nord et du Nord-est, des bastions des Chemises rouges.
Abhisit ne part pas vaincu pour autant. Il s’est donné les moyens de remporter une victoire électorale qui, pense-t-il, lui donnera la légitimité politique qui lui est contestée. En premier lieu, le dernier conseil des ministres a été l’occasion de distribuer nombre de largesses pré-électorales.
La loi électorale a été révisée dans un sens qui devrait être favorable au Parti démocrate car le nombre de députés élus dans les circonscriptions a été diminué au profit de députés élus sur des listes de partis. En février 2011, la commission électorale a proposé que le parti qui obtient le plus de sièges au parlement forme le prochain gouvernement, rompant ainsi avec le précédent système qui voulait que le parti ayant remporté le plus de voix ait la priorité pour le former.
Cette réforme électorale favorise le Parti démocrate d’autant plus que le parti d’opposition, le Puea Thai, a été très affaibli par la condamnation à l’inéligibilité de plus d’une centaine de ses principaux dirigeants depuis le coup d’État de 2006. Le Puea Thai cherche à contourner cette faiblesse en s’appuyant sur la popularité de l’ex-premier ministre Thaksin qui reste forte dans le pays. Les affiches électorales du Puea Thai ne peuvent être plus explicitent : « Thaksin pense, le parti agit ». De plus, malgré son manque d’expérience politique, Yingluck Shinawatra la sœur de Thaksin, vient d’être choisie pour mener les prochaines élections législatives et devenir le prochain Premier ministre en cas de victoire du parti.
Avec le nouveau scrutin électoral, le Puea Thai ne devrait cependant pouvoir former le gouvernement qu’en cas de majorité absolue au parlement, pour ne pas avoir à négocier d’improbables alliances avec les petits partis siégeant au parlement.
Or, tous les sondages laissent présager un scrutin très serré. Les petits partis qui ont formé jusqu’à ce jour la coalition gouvernementale avec le Parti démocrate pourraient bien devenir les « faiseurs de roi ». A moins que les militaires n’interviennent à nouveau en coulisses pour garantir une alliance favorable au Parti démocrate sans considération pour le vote de la majorité des électeurs.
Conflit entre la Thaïlande et le Cambodge
La campagne législative risque de se dérouler dans un contexte extrêmement tendu. Déjà un regain de violence est perceptible dans le pays. Le 9 mai, un parlementaire du Puea Thai a échappé à une tentative d’assassinat alors qu’il conduisait sa voiture.
Au niveau régional, les tensions sont exacerbées par le conflit qui oppose la Thaïlande au Cambodge pour une zone de 4,6 kilomètre carrés bordant le temple hindou millénaire de Preah Vihar en territoire cambodgien. Le conflit armé pourrait sembler dérisoire ou grotesque s’il n’avait fait une douzaine de morts en trois mois et déplacé plusieurs dizaines de milliers d’habitants des villages alentours.
Les tensions entre les deux pays ont été ravivées depuis 2008 par les ultranationalistes et réactionnaires de l’alliance pour la démocratie (PAD- Chemises jaunes) qui ont utilisé ce conflit historique, d’abord contre les gouvernements pro-Thaksin, accusés de « vendre » la souveraineté nationale thaïlandaise à l’ennemi, puis plus récemment, contre le gouvernement d’Abhisit dont la PAD ne soutient plus la politique.
Malgré un déploiement de chars et d’artillerie lourde, le conflit devrait cependant rester sporadique. Il s’agit avant tout d’une affaire de politique intérieure thaïlandaise. Les protagonistes sont l’armée, le cabinet du Premier ministre et les Chemises jaunes dont le principal relais dans le gouvernement n’est autre que le ministre des affaires étrangères Kasit Piromya.
L’armée semble vouloir jouer sa propre carte politique comme elle l’a fait par le passé, tant au niveau de la politique étrangère qu’au plan national. Le très belliciste commandant en chef des forces armées, Prayuth Chan-ocha, a très récemment organisé un remaniement de l’État major, nommant 157 colonels et lieutenants colonels partisans de la ligne dure contre les Chemises rouges aux commandes des garnisons du nord et du nord-est.
C’est un signal clair que l’armée se met en ordre de bataille pour être en mesure d’intervenir aussi bien avant qu’après les élections, s’il ne lui est pas possible d’imposer une coalition conduite par le parti démocrate à l’issue des élections législatives.
Seule certitude, quelque soit le résultat, les élections ne permettront pas de surmonter la crise politique et sociale que traverse la Thaïlande. Plus probablement, la polarisation déjà extrême en sortira renforcée.