Tu as dit que le départ de Ben Ali est comparable à la chute du Mur de Berlin. Pourquoi une telle analogie ?
Vincent GEISSER : En effet, j’ai utilisé cette image de la révolution tunisienne comme un
« Mur de Berlin » qui s’effondrait à l’échelle du monde arabe. Bien sûr, le processus révolutionnaire actuellement à l’œuvre dans les pays arabes n’a rien à voir avec les transformations politiques qui ont affecté les régimes de l’ancien bloc soviétique. J’ai volontairement recouru à une image forte pour m’inscrire en faux contre les experts qui prétendaient que la révolution tunisienne était un épiphénomène.
J’émets l’hypothèse inverse : la chute de Ben Ali a soulevé une immense espérance démocratique dans le monde arabe, notamment chez les nouvelles générations qui veulent en finir définitivement avec les régimes autoritaires. C’est le début d’un nouveau cycle politique dans la région arabe qui devrait produire des effets en chaîne sur plusieurs mois, voire plusieurs années. De plus, les mêmes experts sécuritaires prédisaient souvent des « révolutions oranges » ou des « révolutions de palais ». Or, nous assistons à de véritables révolutions populaires, dont les acteurs centraux sont les jeunes diplômés précarisés des centres urbains ou des régions défavorisées de l’intérieur du pays. Jusqu’à présent, les dictateurs arabes s’étaient accoutumés à des oppositions élitaires ou des contestations islamistes. Ils n’avaient aucun mal à les réprimer. Face à des protestations populaires qui gagnent l’ensemble du territoire national et touche tous les groupes sociaux, les appareils sécuritaires sont beaucoup moins efficaces et connaissent de nombreuses défections (désertion de policiers et de militaires et scènes de fraternisation entre forces de l’ordre et manifestants). En ce sens, les dictateurs sont devenus des occupants dans leur propre pays.
Pourrais-tu retracer les étapes du mouvement révolutionnaire tunisien ? Quelles en sont les racines, et les tournants ?
De mon point de vue, la révolution tunisienne n’a pas débuté en décembre 2010 mais en 2008 avec la révolte du bassin minier de Gafsa (sud-ouest de la Tunisie). Ce mouvement social qui a mobilisé des milliers de personnes pendant plus d’une année a été le point de départ du processus révolutionnaire. Les caractéristiques sociologiques des acteurs de mouvement préfiguraient largement celles des manifestants de l’hiver 2010-2011, à savoir : ce sont les couches populaires, et non les élites, qui se sont mobilisées contre le « système Ben Ali », n’hésitant pas à vaincre leur peur et à affronter à mains nues les forces de sécurité. Or, face à ce mouvement populaire, le régime autoritaire a été complètement désemparé, d’autant plus que le mouvement social a reçu rapidement l’appui de syndicalistes de base. C’est précisément cette jonction entre des acteurs protestataires non organisés (diplômés au chômage, petits fonctionnaires, veuves de mineurs, mères au foyer, etc.) et les activistes locaux du syndicat (Union générale des travailleurs tunisiens) qui fait l’originalité de la révolution tunisienne. Nous avons retrouvé le même scénario en 2010-2011 à Sidi Bouzid et à Kasserine (centre-ouest du pays) : au départ, ce sont des diplômés précarisés, des « petites gens » et des familles, non encadrés politiquement, qui ont organisé spontanément des manifestations contre le régime qui, outre les revendications sociales, ont très vite pris une tournure politique « antisystème ». Dans un second temps, ils ont été rejoints et appuyés par les sections locales du syndicat UGTT et ses unions régionales qui ont contribué à structurer le mouvement social et à lui donner une portée à la fois nationale et interclassiste. Sans le peuple, le syndicat n’aurait jamais bougé. Et sans le syndicat, le peuple ne serait jamais parvenu à ses fins : la chute du régime dictatorial miné par la corruption. Aujourd’hui encore, les couches populaires et leurs alliés syndicaux et politiques, qui ont été les acteurs centraux de la révolution tunisienne, ne veulent pas s’arrêter en route et laisser le pays entre les mains de technocrates qui se contenteraient de gérer le pays selon la doxa du FMI et de la Banque mondiale. C’est tout l’enjeu du débat actuel entre les partisans de la rupture et ceux qui souhaitent un compromis avec les anciens du « système ».
Comment caractériser les rapports entre la France et la Tunisie ?
Depuis l’indépendance, la France a toujours soutenu le projet d’un développement autoritaire pour la Tunisie, sous-tendant par là que le peuple tunisien n’a jamais été vraiment mûr pour la démocratie.
Dans le cas de la Tunisie, cette myopie politique des gouvernements français a été renforcée par le mythe d’une Tunisie ouverte, laïque et donnant un véritable statut aux femmes : « la Tunisie du juste milieu » comme aime la vanter la propagande officielle. Bien sûr, ce sont des images souvent contredites par la réalité. La Tunisie n’a jamais été laïque, puisque l’islam est religion de l’État et que les imams et les mosquées sont administrés directement par le gouvernement. Mais le mythe tient bon et nombre de personnalités de gauche, comme de droite, ont cru que la Tunisie de Bourguiba et de Ben Ali constituait une « sorte de nouvelle Andalousie » dans le monde arabe. De plus, le 11 Septembre est passé par là et Ben Ali s’est retrouvé paré d’une nouvelle légitimité contre le terrorisme et l’immigration « clandestine ». Il faut ajouter, enfin, l’image de « bon élève du FMI et de la Banque mondiale » qui ont fait de la Tunisie un terrain d’expérimentation des réformes d’inspiration néolibérale.
Tu as travaillé sur les nouvelles formes de discriminations raciales en France (La nouvelle islamophobie, La Découverte, 2003). Crois-tu que la déferlante actuelle de révoltes puisse aussi faire bouger les lignes quant aux représentations dominantes de l’Islam en France ?
Les experts sécuritaires et les politiques européens raisonnent selon un schéma binaire : l’autoritarisme ou l’islamisme. Et bien sûr, ils préfèrent généralement les régimes autoritaires au risque de voir s’installer sur la rive sud de la Méditerranée des « dictatures théocratiques ». C’est une vision méprisante à l’égard des peuples arabes, directement héritée de l’orientalisme du XIXe siècle, comme si les Arabes n’avaient le choix qu’entre le despote éclairé ou le mufti oppresseur. Or, les révolutions en cours dans le monde arabe nous prouvent que ces peuples partagent des aspirations communes avec les nôtres : la liberté d’expression, la citoyenneté, le bien-être social et surtout la dignité. Tous les observateurs ont fini par reconnaître que ces révolutions arabes n’avaient rien « d’islamiques » ou de « fondamentalistes » et encore moins de « théocratiques ». Mais à peine la démocratie commence-t-elle à s’installer dans les pays arabes que certains éditorialistes recommencent à brandir le « spectre de l’islamisme ». Nos politiques et nos experts semblent hantés par une nouvelle angoisse : et si la démocratie arabe profitait directement aux islamistes ? C’est le sens des déclarations de Nicolas Sarkozy ces derniers jours qui, au lieu de saluer dignement la révolution démocratique dans le monde arabe, a préféré continuer à jouer sur les peurs des Français. Tout se passe, comme si certaines élites françaises et européennes, regrettaient « nos amis les dictateurs arabes » pour les protéger de la contagion islamiste et de l’afflux des clandestins. Ce n’est donc pas les révolutions arabes qui feront changer fondamentalement l’esprit étriqué des conservateurs français qui persistent à voir les « Arabes » avec condescendance et mépris. À moins qu’il se produise une révolution en France et en Europe. Mais là, c’est un tout autre sujet.
Peux-tu expliquer pourquoi, sur la base de ton expérience de sociologue, la révolution tunisienne ne t’a pas surpris ?
C’est tout le problème du positionnement du chercheur par rapport à son objet. Pour comprendre une société, il faut s’y investir et éprouver une certaine empathie pour les gens. Si j’ai pu prévoir la révolution tunisienne avec mon équipe du CNRS d’Aix-en-Provence [Institut d’étude et de recherches sur le monde arabe et musulman] et certains de mes collègues comme Sadri Khiari, c’est parce que nous ne nous contentons pas de consulter les rapports officiels ou de nous entretenir avec les personnes autorisées. Nous parlons avec les citoyens ordinaires sur leur vécu et leur ressenti d’humiliation sous la dictature. Nous avons toujours refusé la logique de l’expertise sécuritaire, certes plus rentable économiquement, mais ô combien appauvrissante sur le plan intellectuel. Nous nous sommes engagés en tant que chercheurs, universitaires et aussi en tant que militants pour décrire les dures réalités de la dictature de Ben Ali auprès des publics occidentaux et des Tunisiens qui n’avaient pas toujours accès à l’information pour cause de censure. J’ai souvent été critiqué pour cet engagement considéré comme « contraire » à la logique scientifique. Je ne le regrette pas aujourd’hui. Si la science a pu contribuer très modestement à la chute du dictateur Ben Ali, c’est tant mieux !
Propos recueillis par Ambre Ivol et Frédéric Yermia (Nantes).