Dans la rubrique « Phénix », Samy Johsua a ciblé « vingt défis » politico-théoriques auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, tout en reconnaissant d’introduction qu’il y en a bien d’autres qu’il n’abordait pas dans ce premier texte – en particulier un éventail de thèmes regroupés sous la notion de « sujet révolutionnaire » [1]. Dans ces remarques critiques, Philippe Corcuff souligne lapidairement l’importance de ce champ de questions, en ce qui concerne notamment les « identités » [2]. Pour l’essentiel, cependant, les premières contributions au débat « Phénix » ne font que l’effleurer.
L’ensemble des textes versés à ce jour à la réflexion de « Phénix » traite de problèmes tout à fait légitimes et nécessaires. Je pense cependant qu’il est utile d’introduire sans plus tarder la thématique du « sujet révolutionnaire ». Pour son intérêt et son importance intrinsèque. Parce que l’expérience historique récente permet de la retravailler (ce qui n’est pas vraiment le cas en ce qui concerne d’autres questions stratégiques centrales, dont : comment désarmer la bourgeoisie ?). Parce qu’elle nous confronte peut-être plus directement que d’autres à des interlocuteurs ou adversaires idéologiques contemporains. Il y a moins de « questions nouvelles » que l’on imagine souvent (même la crise écologique globale émergeait déjà dans les années 1980, c’est l’aspect crise climatique qui est probablement le plus récent). En revanche, sur le plan des idées, nous avons à faire à un cocktail détonnant qui mêle la défaite infligée à la pensée marxiste dans les 80-90, l’émiettement des « points de vue » légitimé par le postmodernisme, un « culturalisme » radical, la prégnance de l’idéologie dominante en matière, notamment, de « choix individuels », etc.
Pour ma part, ce n’est que récemment que j’ai commencé à prendre la mesure du prix idéologique à payer pour la défaite infligée à la fin du siècle dernier à la pensée marxiste (et au-delà à une pensée systématique). En effet, dans notre cercle militant, les années 80-90 furent en ce domaine très productives. Dans le cadre notamment de l’Institut d’Amsterdam [3], nous avons tiré collectivement des leçons de la riche expérience des années 60-70 [4]. La remontée de luttes, en réaction à la mondialisation capitaliste, dès le milieu des années 90 a représenté un immense appel d’air, suivi par l’expérience passionnante de l’altermondialisme. Mais rien de tout cela n’a suffi à surmonter les conséquences profondes de la défaite subie par notre génération politique.
Pour des raisons de temps, mais pour d’autres plus substantielles aussi, je ne peux écrire ni un argumentaire construit ni des thèses synthétiques. Ce ne sont donc que des notes éparses que jette dans le pot commun de la discussion.
Cinq éclairages
1. La question paysanne. Cela surprendra probablement que ma première note concerne la question paysanne. Elle illustre pourtant l’ampleur des « relectures » dans lesquelles nous sommes engagés. La paysannerie n’est pas cette couche sociale héritée du passé et condamnée à disparaître. Les paysanneries évoluent. Des mouvements paysans ont donné naissance à une internationale (la Via campesina). L’agriculture paysanne (ou une certaine agriculture paysanne) est la seule qui puisse offrir une alternative globale au modèle capitaliste de l’agro-industrie sur tous les plans : économie des ressources, qualité des produits, relocalisation des productions et réduction des transports de marchandises, insertion dans l’environnement et réduction des pollutions, variété des paysages et de la biodiversité, défense de l’emploi et des services publics dans le monde rural, échanges internationaux respectueux du droit à la souveraineté alimentaire…
La question paysanne force à penser le rapport intime entre production humaine et milieux semi-naturels dans un monde où la nature vierge n’existe quasiment plus [5]. Elle nous rappelle aussi qu’une alternative au capitalisme doit se construire dans tous les domaines (ici, le domaine agraire). Elle redonne chair à ce qui était pour nous le « léninisme » : un combat mené dans toute la société. Elle est au point de jonction de la lutte sociale et environnementale, des producteurs et des consommateurs, de la ville et de la campagne, des salariés et des petits producteurs, du Sud et du Nord… Pourtant, est-ce que je me trompe en disant qu’elle est rarement intégrée dans nos milieux à la réflexion sur le sujet révolutionnaire (si ce n’est par des membres de la commission nationale écologie investis sur ce terrain) ?
2. La question de genre. A la différence de la précédente, elle a été par nous labourée, au moins dans un passé encore récent. Pourtant, quand Philippe Corcuff conclut son texte déjà cité en énumérant quatre de ce qu’il appelle les « contradictions principales du capitalisme » (et que nous appelions, à la suite de Stéphanie Coontz, les « contradictions motrices » qui jouent un rôle majeur pour une transformation révolutionnaire de la société), la question de genre n’apparaît pas. Un oubli ?
Si oubli il y a, il me semble symptomatique. Le féminisme est actuellement maintenu à la marge du discours politique – c’est l’une des conséquences de la défaite politique de notre génération. Nous avons ouvert sur ESSF un espace « Féminix », pour reprendre une réflexion collective sur tous les aspects du féminisme, d’hier à aujourd’hui, dans le même esprit que « Phénix » [6]. La question féministe doit cependant être intégrée directement à la discussion de Phénix. Elle reste au cœur des débats sur le sujet révolutionnaire.
3. La souffrance animale. Philippe Pignarre reproche, si je ne me trompe, au NPA de ne pas avoir pris en compte l’importance des votes qui se sont portés en faveur d’une motion (minoritaire) contre la souffrance animale lors de son congrès de fondation. C’est vrai et faux à la fois. Vrai parce que ce n’est pas devenu une thématique collective du parti et que les défenseurs de la corrida ne désarment pas (un sujet d’actualité !). Faux parce que, sous l’impulsion de Samy, un atelier a été organisé sur ce thème dans le cycle de la Société Louise Michel, que des membres de la commission nationale écologie ont discuté avec le groupe porteur de cette question dans le NPA, ainsi que Michael Löwy, Yves Dachy ou moi-même, et d’autres membres de l’organisation.
Je suis absolument pour que le NPA ait le courage de s’engager sur ce type de terrains de lutte [7]. Parce qu’il concerne la société que nous voulons voir naître. Parce que d’importants mouvements se développent à ce sujet en divers pays. Parce que la souffrance infligée à des animaux au nom de la culture, de la « tradition » (qui a bon dos !), du jeu ou du sport est intolérable. Et pour d’autres raisons encore.
Cependant, Philippe (Pignarre) ne me semble pas prendre assez en compte les difficultés politiques que nous avons rencontrées en ce domaine. Il ne suffit pas de chanter la diversité, il faut aussi vérifier au ras des pâquerettes les problèmes qui se posent. Le NPA doit certes s’ouvrir à de telles questions, mais les groupes porteurs d’une expérience très spécifique (comme le combat contre la souffrance animale) doivent aussi intégrer les autres dimensions du combat anticapitaliste (car anticapitaliste, ils le sont). Vu de très haut, le NPA est coupable de fermeture. Vu de plus près, disons que l’échec (temporaire ?) du mariage est à tort partagé.
4. L’internationalisme. Il me semble que l’internationalisme est un thème qui n’a pas encore été abordé dans le débat « Phénix ». C’est évidemment une composante clé d’une stratégie révolutionnaire qui doit être réfléchie historiquement – car l’internationalisme a bien une histoire [8]. Il faut aborder un ensemble de question comme les implications de la mondialisation capitaliste (l’importance du « combat commun » nord-sud/est-ouest en sus du flux plus traditionnel de solidarité nord-sud), les leçons en ce domaine de l’altermondialisme et ce que pourrait être une nouvelle Internationale, la réactualisation et le renouvellement des traditions oubliées de « Secours rouge » à l’heure des catastrophes humanitaires (la solidarité de « mouvement à mouvement » [9]).
5. La grève territoriale. Philippe (Corcuff) et Guillaume Liégard [10] (notamment) poussent la réflexion sur les modalités présentes de la grève dans nos pays (guérilla sociale, etc.). Comment renforcer un rapport de force quand de longues grèves combatives se concluent trop souvent en défaite ? Comment réaliser la convergence de luttes au départ disparates ? Ou dépasser la « grève par procuration » quand les enjeux concernent tout le monde (sécu, santé, retraite…) ? Je pense qu’il faut travailler plus systématiquement la question de la « grève territoriale », l’arrêt général de travail sur un territoire, depuis longtemps mis en œuvre dans des pays du Sud (Inde, Philippines…), mais assez étrangère à la tradition du mouvement ouvrier français, bien qu’elle soit un élément clé de Mai 68 et de l’apport altermondialiste.
L’altermondialisme
6. « Nous » et l’altermondialiste. Philippe (Corcuff) « nous » enjoint de ne pas ignorer l’apport de l’altermondialisme – comme si c’était une expérience qui nous était étrangère. Il me semble adresser sa critique au « canal historique » de l’ex-LCR, membre de la Quatrième Internationale. Pourtant, du Brésil à la France, de l’Italie au Pakistan, comme courant international, « nous » avons participé dès ses premiers balbutiements à l’émergence des forums sociaux (c’est-à-dire avant même Seattle). Nous sommes l’un des (nombreux) courants qui ont fondé les forums sociaux et, plutôt précocement, pensé l’altermondialisme [11]. Certains de ceux qui aujourd’hui parlent en son nom ne peuvent pas en dire autant.
Dans la présentation du livre de Gus Massiah [12] qu’il verse au débat « Phénix », Philippe (Corcuff) ne mâche pas ses mots, concluant : « Nous avons encore beaucoup à apprendre du mouvement altermondialiste émergent et tâtonnant. Ne nous précipitons pas trop vite à lui faire la leçon à partir de tel ou tel catéchisme. » [13] Erreur radicale de jugement : la critique que bon nombre d’entre nous portons sur l’état présent du mouvement altermondialiste est formulée de son intérieur, pas de son extérieur ; elle prolonge une réflexion entamée depuis le milieu des années 90 (grèves de 95 en France, contre-G8 de Lyon, conférence zapatiste…).
Cette réflexion a été trop inégalement intégrée par notre organisation ? C’est vrai, mais c’est le lot commun de beaucoup des mouvements qui composent le « mouvement des mouvements ». Notre investissement sur ce terrain est aujourd’hui fort problématique (j’y reviens). Mais pour avancer dans la réflexion, il vaut mieux discuter des analyses des uns et des autres, plutôt que de faire comme si « nous » n’en avions d’autres que le dogme !
7. Une expérience historique. Le processus des forums a (notamment) répondu à une question clef : comment rassembler les luttes et mouvements qui peuvent composer le « sujet révolutionnaire » d’aujourd’hui alors que les modalités d’hier ne fonctionnent plus – à savoir la polarisation – en général autour du mouvement ouvrier ou d’une lutte armée prolongée. En simplifiant beaucoup, disons que bien souvent (il y a eu, il y aura des exceptions), un processus de convergences remplace un processus de polarisation.
Ce qui a rendu possible ce type de convergences (réelle et pas fictive), c’est évidemment l’universalisation de l’offensive à la marchandisation du monde (« le monde n’est pas une marchandise »), puis la globalisation de la crise écologique ainsi que la perception de la crise de civilisation sur laquelle débouche le mode de développement capitaliste, lourd de ses contradictions. C’est ce qui a permis à la radicalité de reprendre un temps l’initiative politique. Tout cela a des conséquences multiples et considérables sur la stratégie (modalités nouvelles de l’internationalisme, importance des convergences territoriales, etc.), déjà évoquées et qu’il n’est pas possible de tenter de résumer ici, mais qui doivent être intégrées à la réflexion collective de Phénix.
8. La déconnexion. L’expérience des années altermondialiste est cruciale et ses leçons toujours actuelles, toujours à réfléchir (je suis convaincu qu’il nous reste beaucoup à en apprendre). Cependant, force est de reconnaître que le mouvement ascendant du mouvement (qui combinait radicalisation et élargissement) a atteint un pic (disons symboliquement en 2003), puis qu’il a commencé à se désarticuler. Les forums restent souvent des lieux de rencontre irremplaçables entre mouvements et jouent encore dans certains cas un rôle dynamique (USA, Afrique ?). Mais dans l’ensemble, ce qui caractérise l’état actuel de la situation, c’est bien la déconnexion du processus des forums d’un côté des grandes luttes et mobilisations de l’autre (Climat et Copenhague, vagues de luttes sociales en France, etc.) [14].
Nous aurions aujourd’hui bien besoin d’un Forum social européen dynamique, mais il reste paralysé. A cette crise du processus des forums, il l y a des raisons politiques évidentes : l’éclatement ou la paralysie des équipes animatrices du processus des forums autour de la question des gouvernements de centre ou centre gauche au pouvoir dans des pays clés comme le Brésil, l’Italie, l’Inde (Bengale occidental), ou attendus (France…). Le tout conduisant à une reprise en main « au sommet » par une coalition de hautes bureaucraties syndicales, de grandes ONG et agences de financement, d’Eglises, de personnalités. Les conditions de l’unanimisme dynamique des premières années ont disparu. Mais il y a des raisons plus profondes (j’en dirais un mot plus loin). Il est aussi important de comprendre les limites de la vague altermondialiste post-Seattle que son apport.
9. De la LCR au NPA. Beaucoup de cadres de la LCR étaient investis à titre divers dans l’animation du processus des forums, mais l’engagement collectif de l’organisation restait en deçà des nécessités. J’espérais que la fondation du NPA aiderait à améliorer les choses en ce domaine, que l’altermondialisme serait l’un des points forts du NPA. Le résultat est plutôt inverse il me semble. Le désinvestissement est marqué au niveau « mondial » (anecdote significative : j’étais membre du Conseil international du FSM et je n’ai pas été remplacé quand je n’ai plus pu participer à ses réunions [15]). Plus grave, il est aussi apparent au niveau européen.
Pourquoi ? Pour une part, probablement, parce que le NPA a été lancé quand le processus des forums, en Europe en particulier, était en crise ; mais je doute que ce soit la seule explication. Je n’ai pas d’idée précise à ce sujet, mais je pense que cela serait intéressant de répondre à cette question.
10. Stratégie et politique. Le processus du FSM coûte très cher en argent et en investissement militant. Ce coût ne se justifie que si ce processus est en lien dynamique avec les luttes populaires ; sinon, il finit par stériliser ces investissements financiers et militants qui seraient mieux utilisés autrement (c’est la leçon tirée par la Via campesina). De même, la portée stratégique de cette expérience n’a de sens que par rapport à ce lien dialectique. Or, aujourd’hui, nous vivons essentiellement la déconnexion.
Philippe (Corcuff) renvoie aux analyses de Gus Massiah, toujours intéressantes il est vrai [16]. Je me permettrais cependant deux remarques à ce sujet. Gus est encore plus âgé que moi (de cinq ans) ; c’est-à-dire qu’il lit (intelligemment) le présent avec le bagage théorique et l’expérience de ma génération politique – il n’est pas un « produit » (excusez la formule) de la « génération Seattle ». Ensuite, de par ses fonctions (une figure paternelle et unitaire), il ne peut pas porter le fer là où cela fait mal : les divergences politiques. Or, on ne peut pas discuter « stratégie » en faisant l’impasse sur les clivages politiques. C’est le talon d’Achille du « débat stratégique » ouvert dans le cadre du conseil international du FSM.
On en revient donc au politique.
La gauche radicale, politique et sociale
11. Un parti « sac de pommes de terre » ? Repartons de la question abordée ci-dessus, la souffrance animale, car tous les chemins mènent à la politique et – en l’occurrence – à la construction du NPA. Je disais, lorgnant vers Philippe (Pignarre), qu’il ne suffit pas de chanter la diversité. Un nouveau parti doit être un creuset. La LCR a été un creuset et le NPA devrait l’être au centuple. Cela n’est pas le cas et, comme je l’ai noté plus haut, à tort partagé. Bien des éléments du NPA cultivent leurs particularités, y compris, mais pas seulement, d’anciennes composantes de la LCR ; cependant, un parti n’est pas une somme de particularismes. La diversité est une richesse, l’hétérogénéité une faiblesse.
Nous donnons l’image d’un parti « sac de pommes de terre » ou chaque patate cohabite avec les autres, retenus ensemble par une toile à la trame fragile. Qu’une pique politique adverse fende un tant soit peu le sac, et des pommes de terre roulent sur le sol.
Pour laisser place au NPA, la dissolution de la LCR ne pouvait pas être fictive et ne l’a pas été ; elle ouvrait une phase d’expansion, mais aussi de déstructuration. Pour regagner en cohérence, la création du NPA exigeait l’engagement d’un processus difficile de refondation programmatique. Il n’a commencé que de façon balbutiante, marginale. Or, ce qui me frappe, c’est que cette question de la refondation n’est souvent pas perçue comme une nécessité impérative. Elle suscite l’indifférence, voire l’hostilité : le soupçon d’hégémonisme. L’idée de creuset est dénoncée comme « sectaire » alors que c’est bien l’inverse.
Plus troublant encore, la préparation du congrès du NPA a montré à quel point la discussion politique était aujourd’hui difficile. Dans le passé, les discours pragmatiques (parfois utiles), fractionnels et égotiques (toujours destructeurs) ne manquaient pas. Ce qui est nouveau, c’est la prédominance de discours « tacticiens » (on en dit le moins possible sur ce que l’on pense pour ne pas laisser prise à la critique), stigmatisants, injurieux, et émotionnels. Cela a pour corollaire la marginalité des discours politiques construits. Ce n’est – malheureusement et heureusement à la fois – pas le propre du seul NPA. Voilà qui soulève bien des questions.
12. Quelle politisation post-Seattle ? Il me semble que cette difficulté à discuter politique à des raisons profondes, qui touchent au type de politisation caractéristique de la vague de radicalité post-Seatlle. Politisation il y a bien eu, avec la généralisation d’une critique systémique de l’ordre dominant et l’aspiration affirmée à un « autre monde » échappant au corset marchand. Mais cette politisation s’est produite sur des fondations idéologiques très fragiles et sans redonner naissance à une pensée stratégique structurée, collectivement débattue. En fait, le débat entre organisations et courants est généralement d’une grande indigence, centré sur les positionnements politiques (et particulièrement électoraux dans nos contrées), sans clarifier leurs fondements. Les affirmations les plus étranges peuvent être répétées à l’infini sans susciter beaucoup d’étonnements – « des autres mondes sont possibles », par exemple, non pas dans le sens d’une « histoire ouverte » dont les « possibles » seront tranchés par la lutte sociale, mais comme une invention simultanée. Le pluriel certes est à la mode, mais qu’est-ce à dire ? Que chaque collectivité va inventer son « monde » et faire du troc avec les voisines ? Il y a des pluriels qui rendent caduque l’idée même de stratégie.
Daniel Bensaïd a développé la critique non caricaturale de « l’illusion mouvementiste » et mis en chantier la question des rapports (évolutifs) entre partis, syndicats, mouvements [17]. On pourrait repartir de là pour fouiller plus avant ces problèmes.
A la quasi-absence de confrontation et de débats au fond au sein de la gauche sociale et politique s’ajoute la déconnexion, bien plus importante aujourd’hui qu’elle ne le fut dans le passé, entre chercheurs-universitaires et milieux militants.
Tout cela affecte radicalement les cheminements militants. Le choix d’adhésion à une organisation plutôt qu’à une autre dépend particulièrement peu d’une perception, même intuitive, des alternatives stratégiques. Les polémiques politiques courantes n’obligent pas à rechercher une formation théorique, même rudimentaire. Si le goût individuel n’y pousse pas, on s’en passe aisément. L’idée selon laquelle un parti militant (j’insiste sur l’adjectif) a besoin de fondations théoriques collectives pour s’orienter dans un monde bien compliqué apparaît « intellectuelle » (dans le sens péjoratif du terme).
Dans ces conditions, on assiste à une bi-polarisation entre, d’un côté, une pensée politique très déstructurée, « postmoderne », et, de l’autre, un repli régressif sur un marxisme incantatoire et le drapeau de classe. Certains, combinent d’ailleurs les deux : marxisme « réductionnistes » quand il s’agit de questions « sociales », et variantes de « postmodernisme » quand il s’agit de questions « sociétales ». Je mets des guillemets partout. Dans ce charivari, une pensée militante à la fois structurée et évolutive se retrouve difficilement audible.
13. Actualiser le champ de la confrontation « idéologique ». Il faut prendre à bras-le-corps cette question : quelles sont les forces et les faiblesses de la politisation issue de la vague de radicalisation altermondialiste ? Je sais que la réponse ne sera pas univoque, que les choses varient suivant les pays et les continents (ou les courants). La question n’en reste pas moins pertinente, il me semble.
Dans cet esprit, il faut rechercher qui sont les interlocuteurs et adversaires idéologiques d’aujourd’hui (je me pose évidemment des questions de vieux : qu’est-ce qu’il y a de nouveau par rapport à mon passé ?). Je suis bien convaincu que les débats d’hier gardent en général leur pertinence, et qu’il est bon d’en faire l’inventaire pour vérifier en quoi il y a accord ou désaccord. On ne peut plus rien considérer comme allant de soi. Je suis en ce sens d’accord avec la démarche proposée dans le texte de Léon Crémieux et François Sabado [18]. Mais on ne peut s’en tenir là. Je ne suis même pas certain que le débat avec Holloway, par exemple [19], soit aujourd’hui le plus pertinent par rapport à la sphère altermondialiste. Je pense notamment qu’il nous faut (aussi) cibler les avatars contemporains du postmodernisme, les conceptions « culturalistes », le différentialisme culturel (et non pas biologique, comme dans le débat classique au sein du féminisme), la « politique des identités », les nouveaux visages de « l’essentialisme », la notion dominante d’individualisme – qui n’est pas celle de Philippe (Corcuff) – et du « libre choix individuel », etc. Il s’agit souvent de courants qui ont pris formes dans le monde anglo-saxon, mais dont nous vivons, il me semble, la réfraction tardive en France et que nous connaissons, pour la plupart d’entre nous, mal.
Il ne faut pas lâcher prise sur les débats d’hier et d’avant-hier, jamais terminés. Mais nous n’avons plus grand chose à apprendre de la critique des illusions réformistes ou du tour de passe-passe postmoderne qui esquive la question stratégiquement clé de l’Etat (bourgeois). En revanche, je crois que nous apprendrons beaucoup d’une polémique sérieuse contre les essentialismes et différentialismes d’aujourd’hui, par exemple.
14. Refondation (marxiste). Je conclurais lapidairement en disant qu’il nous faut une refondation (ce qui n’est pas plaquer les conceptions passées sur le présent !), et que cette refondation sera marxiste.
La refondation s’est nourrie, se nourrit et se nourrira de nombreuses sources. Nous nous inspirons toutes et tous (du moins je l’espère) d’expériences diverses et d’auteur.e.s qui ne sont pas marxistes. Le « savoir » ne se réduit pas au marxisme, loin s’en faut ! Mais il s’agit ici de refonder une théorie de la révolution dans le monde d’aujourd’hui – au cœur de laquelle se trouve la critique du capitalisme et la compréhension de la place de la lutte des classes dans l’ensemble des luttes sociales, culturelles, idéologiques, politiques, etc., – pour qui le marxisme constitue véritablement une ossature.
On ne recommence pas de zéro. Ce processus de refondation a, à mon sens, commencé avec les réélaborations initiées dès les années 80. En lisant Bensaïd qui a étudié un tas d’auteurs que je n’ai pas lu, on se rend d’ailleurs compte que le passé, même assez lointain, a connu des débats très contemporains. Je pense que nous avons fait beaucoup de chemin (critique de la notion de progrès et du scientisme, conception de l’histoire ouverte, rupture avec l’obsession de la prédiction et intégration de l’incertitude, analyse critique des « forces productives » et des systèmes de technologies, perception enrichie de la dialectique des luttes, assimilation plus poussée de la question du pluralisme et de la centralité de la démocratie, recentrage sur le processus d’autoémancipation, recalibrage de la fonction des partis « de transformation sociale » et de leurs rapports aux mouvements sociaux, etc., etc.).
La vitalité d’une tradition théorique ne se juge pas à sa capacité à prédire (c’est un exercice vain), mais à percevoir rapidement l’émergence du neuf quand il prend forme et à l’intégrer, à ouvrir débats et réflexion. Je pense que cela a été dans une large mesure fait en ce qui concerne l’altermondialisme, la question LGBT [20] ou la crise climatique [21], par exemple.
Etrangement, Philippe (Pignarre) affirme que nous avions « exclu » de nos « hypothèses » la possibilité d’un développement qualitatif de pays dépendants [22]. Je pense que cela fait longtemps que nous « n’excluons » pas « d’hypothèses » et que nous réfléchissons aux conditions de leur éventuelle réalisation. Pour comprendre le cas chinois notamment, nous nous appuyons sur la mémoire du précédent japonais (la naissance d’un nouvel impérialisme), la compréhension de la portée de la révolution chinoise (qui crée une condition du possible avec la rupture de la dépendance), des particularités d’une société de transition (donc de la façon dont aujourd’hui le capitalisme a pu renaître en son sein) et des spécificités de la « rétro-transition » capitaliste chinoise (dont l’importance du capital chinois d’outre-mer). Où va la Chine ? Le débat reste largement ouvert, mais il n’est pas fermé par nos a priori théoriques, au contraire, nous mettons en œuvre une démarche théorique !
Il y a évidemment bien des domaines où cette vitalité reste à tester. Et la vitalité d’une tradition se juge aussi à sa capacité à porter un regard autocritique sur sa propre histoire.
Il revient aux actuelles générations militantes de pousser de l’avant le processus de refondation programmatique. Les dinosaures physiquement et politiquement survivants doivent aider à la transmission des leçons de l’expérience des années 60-70 (et des années de maturation 80-90). Cette transmission ne s’est en effet que très imparfaitement réalisée ; il y a encore du boulot sur la planche ! Mais ce ne sont pas eux (peut-on parler d’un dinosaure au féminin en disant « elles et eux » comme il convient ?) qui écriront le chapitre suivant.
Pierre Rousset