Simon J. Black – Quand on parle de W.E.B. Dubois, de A. Phillipp Randolph, de Bayard Rustin ou de Martin Luther King, on n’évoque pas seulement de grands intellectuels, dirigeants du mouvement pour les droits civiques, mais aussi des partisans d’un socialisme démocratique. Malcolm X s’est aussi positionné à gauche dans la dernière partie de sa vie. Tout ceci a été largement occulté ou censuré par l’histoire dominante du mouvement pour les droits civiques. Quels effets cela a-t-il eu sur la manière dont les Afroaméricain·e·s se situent par rapport à la gauche, sur les relations de la gauche, noire et blanche, avec la communauté afroaméricaine ?
Manning Marable – Les Afroaméricain·e·s qui s’identifient au socialisme ou à des perspectives de gauche ont été attirés par cette orientation en comprenant que l’injustice raciste ne découle pas d’une simple dynamique de couleurs, mais qu’elle est en lien avec les handicaps cumulés qui découlent de l’économie de marché et de l’hégémonie du capital sur le travail. Les Noir·e·s états-uniens et de toutes les Amériques sont arrivés sur ce continent involontairement, du fait de la demande de main d’œuvre et de la soif inextinguible des propriétaires de moyens de production de développer, au meilleur compte, un réservoir de travail pour en extraire de la plus-value et des surprofits.
Le moteur de la traite transatlantique a été le capital, comme l’a montré Eric Williams, il y a plus de cinquante ans, dans Capitalisme et esclavage (1944). Le 15 janvier 1965, un mois avant sa mort, Malcolm a donné une interview au Canada, dans laquelle il disait : « Toute ma vie j’ai cru que la lutte fondamentale opposait les Noirs et les Blancs, Je comprends maintenant que c’est en fait celle des possédants contre ceux qui n’ont rien ». Malcolm est arrivé à la même conclusion que Martin Luther King. La lutte se situe entre possédant·e·s et dépossédé·e·s, c’est aussi celle de Fanon dans Les damnés de la terre (1961).
Ceci a conduit à ce que certains ont appelé le marxisme noir, qui combine la tradition de radicalité découlant des formes extrêmes de surexploitation de la main d’œuvre noire à l’échelle planétaire et les réponse politiques qu’elles ont suscitées. Ainsi, […] nous avons été attirés par Marx parce qu’il nous aidait à mettre en lumière et à clarifier les conditions matérielles objectives de la pauvreté, du chômage et de l’exploitation dans la vie des Noir·e·s. Nous sommes devenus socialistes ou marxistes, parce que nous avions compris qu’il n’y avait pas de chemin vers la libération des Noir·e·s qui ne soit pas simultanément une mise en cause de l’hégémonie du capital sur le travail.
Dans votre nouvelle biographie, Malcolm X : A Life of Reinvention, vous parlez de trois chapitres manquants de l’autobiographie de Malcom, écrite en collaboration avec Alex Haley. Que leur est-il arrivé ? Et quelle est leur importance pour comprendre sa vie ?
Ils sont dans le coffre-fort d’un avocat, Gregory Reed, à Detroit (Michigan). Il ne les montre à personne. Pourquoi et comment est-ce arrivé ? Fin 1992, lors d’une vente aux enchères des affaires d’Alex Haley, il a acheté ces chapitres écartés de l’autobiographie pour cent mille dollars.
Alex Haley était le « nègre » de Malcolm X et le co-auteur du livre. Il faut se souvenir que Haley a ensuite accédé à une grande célébrité comme auteur de Roots (1976) [Racines, Paris, 2000], l’un des plus gros tirages de l’édition étasunienne et un documentaire-fiction à la TV qui a eu un profond impact sur les relations raciales à la fin des années 1970. Haley était profondément hostile aux idées politiques de Malcolm. C’était un républicain, un adversaire du nationalisme noir, un intégrationniste. Il avait servi dans les garde-côtes pendant vingt ans. Mais il savait aussi reconnaître une bonne affaire.
Un dirigeant noir charismatique, élégant, éloquent, au passé controversé dans le monde de la drogue et de la prostitution […], qui aurait terrorisé la communauté de Harlem dans les années 1940, avant d’être condamné à dix ans de prison. Il va subir une métamorphose, devenir un Black Muslim, sortir de prison et s’affirmer comme personnalité de tout premier plan. Il crée 70 à 80 nouvelles mosquées en moins de dix ans et transforme une petite secte de 400 adeptes en une organisation de cinquante ou cent mille personnes en 1960-1962. Puis, il se tourne plus ouvertement vers la politique, rompt avec la Nation of Islam (NOI) et construit deux nouvelles organisations : la Muslim Mosque Incorporated en mars 1964 et l’Organisation of Afro-American Unity (OAAU) en mai 1964. Il voyage en Afrique et au Moyen-Orient, où il est traité comme un chef d’Etat. Il est accueilli par la famille royale saoudienne, s’assied aux côtés de Nasser et déjeune avec Sadate en Egypte. Il fait la connaissance de Che Guevara et le fréquente au cours de son périple africain, comme il le racontera dans une causerie de 1964 à l’Audubon Ballroom.
Malcolm est un personnage extraordinaire, qui meurt à 39 ans. Une histoire d’enfer… ce qu’Haley a compris. C’est sur cette base qu’il accepte de travailler avec Malcolm et d’écrire le livre. Mais ce que Malcolm ignore, c’est qu’Haley est déjà un pourvoyeur d’informations pour le FBI, dans sa campagne de désinformation contre la NOI. Halley est donc un collaborateur du FBI, ce que Malcolm n’a jamais su. En été 1964, alors que Malcolm est en Egypte, Haley reprend le livre et le confie à un avocat, William O’Dwyer, récrivant des passages en tentant de faire passer ce travail pour celui de Malcolm. Or Malcolm est en cavale, fait l’objet de tentatives d’assassinat, on essaie de l’empoisonner en Egypte… il n’a pas le temps d’examiner le livre attentivement. Puis, il meurt.
Haley ajoute un appendice de 79 pages, dans lequel il développe son point de vue intégrationniste et républicain libéral. […] Ainsi, il fait nombre de choses pour « recadrer » le livre. Vers la fin, il contient de nombreux passages où ce n’est pas Malcolm qu’on entend, ça ne lui ressemble pas. Il donne beaucoup d’informations qui sont tout simplement fausses. […] de simples erreurs de dates, de noms, sur des événements, qui montrent que Malcolm n’a pas eu accès au manuscrit final. Et le livre est publié neuf mois après sa mort […] Cela me fait dire qu’il faut lire cet ouvrage avec un esprit très critique. C’est un livre merveilleux, une œuvre littéraire de premier plan. Mais pas une véritable autobiographie. […] J’ai compris que je devais déconstruire l’autobiographie pour écrire la biographie. […]
Que soupçonnez-vous que contiennent ces trois chapitres manquants ?
Je les ai vus pendant 15 minutes environ. J’ai rencontré leur propriétaire. J’en ai parlé dans mon livre Living Black History (2006), qui contient tout un chapitre à ce propos. Je ne pouvais pas m’en servir dans la biographie, mais je devais raconter cette histoire à quelqu’un. J’ai parlé à Gregory au téléphone, l’avocat qui avait acheté ces chapitres pour cent mille dollars et qui veut en tirer profit. Je l’ai appelé, nous en avons parlé. Il m’a dit : « Prenez un vol pour Detroit, venez à mon étude. Je vous y montrerai ces chapitres ». Je suis allé à Detroit, où il m’a dit de ne pas venir à son bureau et m’a fixé rendez-vous une heure plus tard dans un restaurant. Il y est arrivé avec une demi-heure de retard, muni d’une serviette, et m’a dit : « Je vous laisse les voir quinze minutes ». […]
Me voilà donc assis à lire frénétiquement ces pages. Je me rends compte très vite de ce dont il est question. Elles ont été écrites de toute évidence entre août et décembre 1963 et semblent indiquer que Malcolm faisait encore partie de la NOI ; il n’avait pas rompu avec elle. Elles appellent à la création d’un front unique sans précédent des organisations noires, dirigé – notez-le – par la NOI. Ainsi, Malcom envisage-t-il que la NOI puisse participer aux luttes antiracistes et développer différents types de campagnes : économique, sur le logement, sur la santé publique, etc., avec la NAACP, avec l’Urban League, avec le Congress of Racial Equality (CORE), le Student Non-violent Coordinating Committee (SNCC). Ainsi, il compte pousser cette organisation semi-islamique, de nature religieuse, vers la société civile noire, et ceci de façon agres- sive. Il veut ouvrir la NOI.
Je suspecte fortement que c’est cette orientation de Malcolm et son insistance à s’adresser à la communauté des droits civils, au SNCC et au CORE, qui lui ont attiré des ennuis au sein de la NOI, parce qu’elle était en grande majorité opposée au prosélytisme de Malcolm, qui avait amené des dizaines de milliers de nouveaux membres à adhérer. La vieille garde se sentait menacée. De surcroît, en avril 1962, le meurte de Ronald Stokes, dans la mosquée de la NOI à Los Angeles, a marqué un tournant dans la carrière de Malcolm. Il s’est envolé pour LA et y a passé plus d’une semaine, appelant à une large coalition contre la violence policière envers les Noir·e·s, très proche de celle qu’il évoquait dans les chapitres manquants de son autobiographie, avec le CORE, le NAACP et le SNCC. Il évoquait la participation de la NOI en tant que telle dans cette coalition. Pour Elijah Muhammad , dirigeant de la NOI, il n’en était pas question ; il l’a rappelé en lui disant : « tu va calmer le jeu et te tirer de Los Angeles ». Malcolm a été profondément gêné et humilié d’avoir à abandonner la lutte après le meurtre d’un membre de la NOI par la police de Los Angeles. […]
Malcolm revient donc à New York et, en juillet 1962, prend la parole dans une manifestation syndicale. J’ai une photo où il s’exprime pour le Local 1199, favori de Martin Luther King, aujourd’hui le plus important syndicat de New York. A Noël 1962, deux membres de la NOI qui vendent Muhammad Speaks [son journal] à Time Square, sont arrêtés par la police. Comment Malcolm réagit ? Il envoie 140 à 150 membres du Fruit of Islam – l’organisation paramilitaire de la NOI – manifester à Times Square pour le Nouvel An. Pour Elijah Muhammad, il ne faut pas de manifestation, pas d’activité politique publique. Malcolm fait exactement le contraire. Et il commence à faire cela un an et demi avant sa réduction au silence, avant sa rupture. […]
Dès la fin 1962, le journal de la NOI cesse de parler de Malcolm. En dépouillant méthodiquement la dernière année – de décembre 1962 à décembre 1963 – on ne trouve qu’une seule référence à Malcolm dans son propre journal. Porte-parole national de la NOI, il est mentionné plus souvent par le New York Times. Nous sommes pratiquement une année avant la rupture, et on voit déjà où il va. Il ne faut donc pas être bien perspicace pour réaliser qu’Elijah Muhammad et son entourage se sont contentés d’utiliser la déclaration de Malcolm, après l’assassinat de Kennedy, en novembre 1963 – « qui sème le vent récolte la tempête » – comme prétexte pour faire ce qu’ils voulaient, détruire son influence et rompre avec son orientation politique. Je pense qu’ils s’attendaient à sa soumission. La plupart de ses proches collaborateurs au sein de la NOI pensaient aussi qu’il allait baisser la tête. Ils n’étaient pas prêts à une rupture, tandis que Malcolm l’avait envisagée. Peut-être n’y était-il pas prêt non plus, mais il en avait anticipé la possibilité.
Au début de 1964, il commence à prendre contact avec de nombreuses personnes en dehors de la NOI pour développer l’Organization of Afro-American Unity (OAAU). Lorsqu’il quitte la NOI, peu de ses membres le suivent, peut-être 100 à 150, alors que la mosquée d’Harlem a quelque 7000 membres. Ils fondent la Muslim Mosque Incorporated (MMI) et deviennent des musulmans sunnites. Mais l’OAAU est une organisation séculière avec une base ouvrière et des classes moyennes, de salarié·e·s qualifiés, d’écrivains comme Huey et Mayfield, d’historien·ne·s comme John Henrik Clark, etc. Son principal organisateur est Lynn Shifflet de NBC News, une jeune productrice noire d’une petite vingtaine d’années. […]
L’Organization of Afro-American Unity est-elle réellement le point culminant du développement de la pensée de Malcolm, qui a été retracée par Haley dans ces trois chapitres ?
Les chapitres manquants ont été écrits avant la rupture. Haley prétend que Malcolm a changé d’avis après son voyage à la Mecque et décidé de les supprimer. Peut-être est-ce vrai. Nous ne le saurons jamais. Mais ce qui est certain, c’est qu’il serait bien d’imprimer ces éléments supprimés, d’ajouter un addendum ou une annexe à l’autobiographie. Il serait sans doute utile d’en avoir connaissance, bien que je ne puisse pas vraiment l’affirmer. Je n’ai eu ces papiers entre les mains qu’une quinzaine de minutes. Peut-être suis-je l’heureux élu, mais ils finiront pas être publiés. Nous les verrons.
L’œuvre de Malcolm et son héritage intellectuel ont été activement effacés depuis quarante ans. Et cet effacement a été délibéré pour plusieurs raisons. D’abord, de nombreuses personnes clés de son entourage, au sein de la NOI et de l’OAAU, ont dû prendre le large. Je viens juste d’interviewer cette semaine James 67X Shabazz (Abdullah Razzaq) qui a vécu dans la clandestinité en Guyanne pendant 19 ans, parce qu’il était menacé d’assassinat et poursuivi par le FBI. C’est seulement maintenant, à l’âge de 75 ans, qu’il revient aux Etats-Unis quelques mois par an. […] Les autres compagnons les plus proches de Malcolm sont morts. […]
Durant ces sept dernières années, nous avons travaillé très dur pour mener une enquête criminelle sur l’assassinat de Malcolm. Et nous pensons être arrivés à établir comment il a été commis. Pour autant, nous ne savons pas qui a donné les ordres. [Marable fournit ici une série d’éléments détaillés sur les circonstances du drame avant de cibler des responsables, NDT]. Il a été tué le 21 février 1965, comme point culminant de l’action […] de différents groupes. Il ne s’agit pas d’une conspiration classique, d’une collusion directe, mais plutôt d’une convergence. […] Les forces de l’ordre, le FBI, la police de New York et son Bureau des services spéciaux (BOSS) – son équipe de choc – se sont activement efforcés d’interrompre la surveillance de Malcolm, s’ils n’ont pas tentés directement de l’éliminer ; le FBI voulait certainement s’en débarrasser, parce que leur cauchemar était de voir M. L. King et Malcolm X se donner la main. […]
Malcolm était allé en Alabama, trois semaines avant son assassinat, pour se rapprocher de King. Ce dernier se trouvait alors en prison pour avoir dirigé des manifestations. Malcolm s’est alors adressé à Coretta Scott King [son épouse, NDT] pour lui dire la chose suivante : « Je voudrais que vous transmettiez à votre mari mes plus profonds respects et que vous lui disiez que je ne cherche pas à miner l’œuvre du Dr King. Mon objectif est d’être à la gauche du Dr King, de défier le racisme institutionnel afin que ceux qui sont au pouvoir doivent négocier avec King. C’est mon rôle ». C’est ainsi que Malcolm comprenait son rôle. C’était le cauchemar du FBI. Si bien que celui-ci a voulu briser son influence, voire le réduire au silence pour toujours.
Mais il y a aussi la NOI. Il faut comprendre qu’il y avait différents points de vue sur Malcolm en son sein. Certains membres de la direction, spécialement à Chicago, comme le secrétaire national John Ali, Raymond Shareef à la tête de Fruit of Islam, le beau-fils d’Elijah Muhammad Jr., et quelques autres voulaient le faire taire définitivement. Joseph X, qui était l’un des capitaines de Fruit of Islam et le directeur de la sécurité de la Mosquée nº 7, dans la région du Nord Est, auparavant associé et ami de Malcolm, comme John Ali, ont activement envisagé de l’éliminer, de le tuer, de faire exploser sa maison etc. Mais d’autres membres de la NOI étaient contre le meurtre ; on peut même se demander si Elijah Muhammad en a jamais donné l’ordre. […] En fait, il n’avait pas besoin de donner l’ordre, le mal était fait. Ce qui devait être accompli avait été compris. […].
Que fait globalement votre biographie pour mettre en scène un nouveau Malcolm X, une réinvention de lui-même, comme le suggère le titre de votre livre, puisqu’il s’est réinventé à plusieurs reprises ? Que fera-t-elle pour détrôner l’interprétation dominante de Haley et de Spike Lee sur le sens à donner à la vie de Malcolm ?
Il y a trois choses fondamentales dans mon livre. La première est ce que j’ai appelé « une vie de réinvention ». L’histoire de Malcolm est celle d’un héro qui n’est pas différent de celui de L’Odyssée – un voyage, un apprentissage, une expérience, des épreuves et des tests, une sorte d’épopée classique. C’est une histoire tragique, qui se termine fréquemment ou habituellement par la mort. Mais à la fin, on atteint une conscience critique plus étendue, plus riche, plus profonde. Le point important de ce récit, c’est que Malcolm se développe au fil d’une série de réinventions créatives, artistiques.
Il se réinvente tant et si bien que ces réinventions prennent différents noms. Il est Jack Carlton à l’été 1944. Lorsqu’il a 19 ans, il veut percer dans le show biz et travaille au Lobster Pond bar, sur la 42e rue de Manhattan, comme batteur et danseur professionnel, durant trois à quatre mois. Il ne dit rien de cela dans son autobiographie. Il faut aller à la recherche de ce type d’informations pour les trouver. […] En prison, Malcolm se fait appeler à certains moments Malachi Shabaz. Il est Malcolm X, El-Hajj Malik El-Shabazz. Il a beaucoup, beaucoup de noms différents, Detroit Red, Homeboy, Mascot, Satan, lorsqu’il est en prison. Pourtant, à travers ces transformations, il est capable de piloter brillament une vie de réinvention.
Ce qui distingue Malcolm des autres figures noires de l’histoire américaine, c’est qu’il combine les deux caractères centraux de la culture populaire noire. Il est à la fois le filou et le pasteur. Il est Detroit red – l’arnaqueur, le joueur, le hors-la-loi – et le pasteur qui sauve les âmes, qui rédime les vies, qui guérit les malades et ressuscite les morts. Il est les deux à la fois. M. L. King est l’un d’entre eux, Jesse Jackson aussi. Malcolm est les deux : il saisit la rue et le lumpenprolétariat (je déteste, ce terme, mais il vient de Marx). Il se perçoit aussi comme un pasteur, un ecclésiastique. Il incarne l’esprit et la culture du peuple noir mieux que quiconque. Lorsque j’ai demandé, il y a une dizaine d’années, à l’un de mes étudiants : « Quelle est la différence fondamentale entre Malcolm et Martin ? ». Il m’a répondu : « C’est simple. M. L. King Jr appartient au monde entier. Malcom X est à nous ». Il y a un degré considérable d’identification de la part de personnes d’ascendance africaine et, dans le monde, de la part des musulmans qui ont investi la figure de Malcolm. Le premier timbre poste honorant sa figure n’a pas été imprimé aux Etats-Unis, mais par le gouvernement de Khomeini en Iran, en 1982, par les musulmans chiites. Peut-être savaient-ils quelque chose que personne d’autre ne savait.
Le second thème du livre est un voyage spirituel : l’évolution de Malcolm à la périphérie de l’islam, de la NOI à l’islam sunnite. […] Il a dû embarrasser Nasser et sa définition de l’islam dans le monde panarabe. Nous disposons en effet d’articles et de discours très intéressants de Malcolm au Caire. Les textes qu’il a écrits au cours de l’été et du mois de septembre 1964, très critiques par rapport à Israël, l’ont placé sous un jour très intéressant par rapport aux luttes arabes et palestiniennes, que l’on n’avait observé que rarement aux Etats-Unis auparavant.
Le troisième thème est la trahison. Malcolm avait une faculté ethnographique pour déchiffrer un auditoire, bien mieux que n’importe quel orateur de sa génération. Il connaissait les gens. Il pouvait se tenir devant un public, le décoder et s’adresser à lui brillamment. Il pouvait ainsi débattre aussi bien à Harvard ou à Oxford, qu’à la 125e rue ou à Lenox Avenue/7e Avenue [Harlem, NDT]. C’était un orateur remarquable. Cependant, il péchait par son incapacité à porter des jugements critiques appropriés sur les personnes qui lui étaient le plus proche et allaient le trahir. Parmi celles-ci, ses deux frères, Philibert et Wilfred Little, qui ont pris le parti d’Elijah Muhammad contre Malcolm ; son principal protégé Louis X/Louis Farakhan, qui proclamait que Malcolm était un homme pour lequel on pouvait mourir, et qui a conçu le parcours menant à son assassinat.
[…] Par ailleurs, une grande partie du livre tourne autour de nos théories sur le meutre. Je pense que les lecteurs·trices y trouveront des informations plus que suffisantes.
[…] Nous avons vécu une période de nettoyage social : la New York de Giuliani, marquée par la brutalité policière, la gentrification sans frein, la privatisation des logements publics. J’étais aujourd’hui à la Mosquée de Malcolm Shabazz, à Harlem, et le message délivré concernait l’homosexualité, envisagée comme une pratique anormale et immorale. L’autre message insistait sur l’auto-assistance et l’idée que la communauté devait se lever et prendre soin de ses propres problèmes. Qu’est-ce que le Malcom X de votre livre dirait de la situation politique et économique actuelle ?
Une présentation honnête de Malcolm doit montrer la personne dans sa totalité, avec son évolution. La trajectoire de Malcolm s’opposait toujours plus au capitalisme des grandes sociétés. Il parlait de la nécessité de ne pas faire appel aux Etats-Unis pour redresser les torts, mais d’amener les criminels devant les tribunaux, c’est-à-dire le tribunal de l’opinion mondiale aux Nations Unies. Il a plaidé pour ce qu’on appelle aujourd’hui le dialogue Sud-Sud, entre les Caraïbes, les Noirs d’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie du Sud, qui s’étendrait sur tous les continents et serait autant arabe et musulman, que noir et « de couleur ». Il envisageait une sorte de jihad globale des mondes contre l’impérialisme occidental et la nécessité pour les gens qui ont connu le colonialisme de reprendre le pouvoir au moyen d’organismes internationaux qui consruiraient une unité trans nationale à grande échelle.
Voilà les orientations politiques de Malcolm. Ce n’était ni un programme capitaliste, ni une acceptation de la gentrification. Néanmoins, après sa mort, son image était bonne à prendre. En 1972, Richard Nixon a invité Betty Shabazz [son épouse, NDT], qui a accepté, à participer, sur l’estrade, au dîner organisé à Washington DC pour sa réélection. C’était seulement six ou sept ans après l’assassinat de Malcolm. Les morts ne peuvent pas maîtriser ce que feront les personnes qui ont entretenu des relations partculières avec eux – conjoints, associés ou militants proches. […] Mais la lutte continue.