« L’impasse est le produit d’évolutions structurelles » [1] cette remarque de Rémi Lefebvre à propos du congrès de Reims renvoie à la nécessité de comprendre les évolutions du Parti socialiste au prisme des transformations de la « forme parti ». Sans avoir jamais répondu au canon du parti « ouvrier », le Parti socialiste français n’en a pas moins disputé au Parti communiste le « vote de classe ». Les transformations connues depuis le congrès d’Épinay, plus de cent ans après sa fondation en tant que Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), interrogent le devenir d’un modèle d’encadrement et de mobilisation à gauche dont il a incarné, de manière acculturée, l’aboutissement en France. Ce n’est pas comme « entreprise » électorale ou encore comme agrégats de trajectoires et de carrières militantes que le Parti socialiste se donne à voir dans sa singularité, mais bien dans les modes d’articulation des rapports sociaux qui le structurent et dans les combinaisons internes qui en procèdent.
Le congrès de Reims, en ne renouvelant pas la « synthèse » qui depuis dix ans régit les rapports internes, a révélé dans toute son ampleur la contradiction des logiques organisationnelles à l’œuvre depuis 1971. De la concurrence entre modèles partisans, à la production contrariée du leadership en passant par le double et contradictoire renforcement des tendances centrifuges et centripètes, le dernier congrès a été un instantané du « paquet de relations » que constitue le Parti socialiste. L’observation des rapports internes, et leur répercussion formelle que nous nous proposons d’analyser ici n’est pas sans rappeler le programme de recherche sur la social-démocratie soumis à Robert Michels en 1906 par Max Weber dans une correspondance peu connue [2].
Quelle légitimité ?
Dans l’histoire du Parti socialiste le congrès d’Épinay est l’événement traumatique fondateur d’une nouvelle pratique partisane [3]. La conquête du pouvoir qui en résulte en 1981 modifie moins la structure du parti que son fonctionnement. A l’instar des autres formations socialistes d’Europe du Sud, il repose sur une double contrainte : compétitivité électorale et affirmation d’un leadership partisan autour d’un chef charismatique [4]. Les conditions de la « transition démocratique » intra-partisane, comprise comme une phase de démocratisation après le gouvernement des oligarques, ainsi que l’adaptation aux règles de l’arène d’autorité du système partisan français, interrogent ce modèle organisationnel. Le refus de soumission à ces normes se traduit par la décomposition du modèle d’Épinay illustrée par le congrès de Rennes.
En 1997, six mois après la reconquête du pouvoir, La « synthèse » du congrès de Brest autour d’un bloc de direction réunifiée est une première mutation du modèle d’Épinay. Elle consacre cette tendance structurelle à l’émergence d’une coalitional faction [5]. Ce front d’appareil, né d’une alliance d’état-major élargie motivée par le partage du pouvoir de régulation au sein du parti est ainsi parvenu a constituer une fraction de direction hégémonique. De modèle de gouvernance interne au début des années 1980, la « synthèse » est alors devenue un paradigme politique et organisationnel incontournable. En réunifiant les « oligarchies personnelles » [6] dans un bloc de direction homogène autour d’un premier secrétaire « transcourants », ce congrès de Brest a confirmé une mutation structurelle, que scelle la victoire des fédérations sur les courantsavec le retour au blocage de la représentation à la proportionnelle. Initié en 1992 au congrès de Grenoble, avec la décision de faire des cent deux premiers secrétaires fédéraux des membres de droit du comité national en plus des cent cinquante neuf membres élus à la proportionnelles des courants, le « parti-de-la-synthèse » a confirmé la dynamique de notabilisation et de re-territorialisation des rapports internes.
La distribution des investitures et la répartition des dividendes électoraux au sein d’un front d’appareil, constitué du bloc de direction, des premiers fédéraux et de François Hollande, ont accentué le poids des « machines » locales au-delà des clivages politiques et idéologiques traditionnels au parti. Cette autonomisation de l’organisation est une conséquence de la cartellisation « par en bas » du système partisan français et de la transformation des partis, au niveau infra-national, en agences d’Etat pourvoyeuses de services. Entre une « marque » entretenue au sommet, dont le « prix » est révélé notamment lors des élections intermédiaires et l’emprise renforcée des « machines » sur leur territoire, le Parti socialiste a ainsi pu espérer, au vue de ses succès, l’émergence d’un contre-pouvoir local à la domination nationale de l’UMP. Territorialisation et notabilisation renvoient à un modèle ancien, celui de la SFIO de Guy Mollet, où de puissantes fédérations sont perçues comme des « partis dans le parti ». C’est ainsi que dans les fédérations importantes (plus de trois mille adhérents), tout autant que dans les plus petites (moins de huit cents adhérents), les enjeux nationaux semblent solubles dans l’arène locale.
Au regard du modèle d’Épinay, la première des ruptures du congrès de Reims est de faire machine arrière, privilégiant les fédérations tout en promouvant la place du militant. Ce paradoxe est possible grâce aux mutations du militantisme. Il souligne la métamorphose des organisations politiques par rapport à la strate militante. Parti d’élus locaux, le Parti socialiste des années 2000 semble prisonnier de cette échelle infranationale lorsqu’il est dans l’opposition. La campagne interne des présidentielles de 2007 démontre, deux ans après le référendum interne sur le Traité constitutionnel européen (TCE), la stabilité précaire du système lorsque les équilibres internes sont préemptés par des rapports de force politiques externes. D’autant plus que ce modèle de la « synthèse » semble incapable de donner une « tête » à son leadership.
Un leadership sans leader ?
« La consigne est claire : on n’ouvre pas sa gueule sur un sujet qui n’est pas le sien » [7], telle est selon Jean-Christophe Cambadélis la feuille de route donnée par Martine Aubry aux nouveaux secrétaires nationaux du Parti socialiste. Dans une organisation qui, depuis Épinay au moins, a organisé en son sein et au sommet la compétition des expertises et la concurrence des avis, cette injonction de la première secrétaire semble relever de la gageure, tant le parti est plus que jamais apparu lors du congrès de Reims comme une « maison de verre » [8]. L’élection directe du candidat à la présidentielle et du Premier secrétaire par les militants, décidée par les réformes statutaires de 1978 et de 1995, a accentué la porosité de l’organisation aux logiques institutionnelles dominantes, entraînant la présidentialisation et la personnalisation des débats internes.
Après sa victoire sur Henri Emmanuelli, Lionel Jospin a, par « un coup de force institutionnel » [9], mis en place la désignation directe du premier secrétaire après les congrès. Il n’a fait ainsi que renforcer les effets des institutions sur les relations internes au parti. Le caractère charismatique des institutions de la Ve République, fondé sur la primauté présidentielle et l’appel au peuple, s’est imposé au parti, transformant sa direction en espace de représentation publique, lieu privilégié de sélection des « figures médiatiques » [10]. Devenus des entrepreneurs politiques au service de leur propre carrière, tous prétendants à l’exercice du pouvoir et contraints au rapport direct avec les adhérents, les dirigeants socialistes doivent alors faire appel à la double légitimité de « l’opinion » et des militants.
Dès lors le premier secrétaire, primus inter pares, est le détenteur d’un leadership introuvable à la tête d’un appareil démonétisé. Ainsi François Hollande est le produit de la rencontre entre un changement de structure, une transformation des modes d’accès, d’exercice du pouvoir partisan et une culture émergente. Animateur du réseau des « transcourants » dans les années 1980, resté hostile depuis lors au « parti-des-courants », proche de Jacques Delors dans les années 1990, sa trajectoire le disposait à incarner et institutionnaliser, mieux que d’autres, le « parti-de-la-synthèse ». La longévité de son mandat au sommet du parti contraste d’ailleurs avec le régime d’instabilité existant depuis 1988 et n’a d’égale, depuis Épinay, que celle connue par François Mitterrand entre 1971 et 1981.
Comme ce dernier, et bien que sa longévité ne doive rien à un fort consensus autour de la capacité à gagner l’élection présidentielle, il a incarné un nouveau modèle organisationnel. Par sa capacité à entretenir la « marque » socialiste en dépit de la présidentialisation des enjeux internes et de leur dynamique centrifuge François Hollande est parvenu à mettre d’accord les présidentiables, les cadres intermédiaires, les élus locaux et les adhérents. De même que le « chef à peau de léopard » décrit par Evans-Pritchard, le premier secrétaire du « parti-de-la-synthèse » a représenté le mécanisme par lequel les « oligarchies personnelles » sont parvenues à nouer entre elles des relations, sans remettre en cause les positions d’appareil qui les séparent, ni la compétition qu’elles se livrent [11]. Ce type de leadership introuvablene correspond ni à une mutation vers plus de flexibilité interne, ni à une attente charismatique, mais à la nécessité d’une autorité de « transaction ».
La nationalisation de l’influence socialiste, confirmée de scrutin en scrutin depuis les législatives de 1973, a fait de la répartition des circonscriptions un événement majeur de la vie du parti et donné à ce rôle de médiateur toute son importance régulatrice. La désignation des candidats est un événement déterminant de l’économie des relations internes au parti. Des liens de réciprocité sont créés et la circulation des contre-prestations assure la pérennité de la « synthèse » de la base au sommet. Les succès, lors de toutes les élections intermédiaires depuis 2002, notamment en 2004 et 2008, sont moins révélateurs de la force du modèle de la « synthèse » que de l’équilibre des pouvoirs internes qu’il induit. La victoire aux élections intermédiaires (2004 et 2008) et la défaite aux élections présidentielles (2002 et 2007) traduisent les paradoxes de ce modèle de parti sans leader. En effet, tout en présentant un contre-modèle organisationnel, électoralement et politiquement stable, au « parti-des-courants » d’Épinay, le « parti-de-la-synthèse » n’élimine pas les risques de développements anomiques en son sein. Le référendum interne sur le TCE de 2005 et la désignation de Ségolène Royal pour la présidentielle de 2007 ont été pour ce « parti-de-la-synthèse » ce qu’ont pu être la campagne des législatives de 1986 et le congrès de Rennes en 1990 pour le « parti-des-courants ».
Le caractère pérenne du front d’appareil repose sur un équilibre « au fil du rasoir », fondé sur la dépolitisation des enjeux et des choix stratégiques, sur le monopole des investitures, sur un leader « introuvable » et sur la légitimité directement accordée par le vote des militants. En « rendant la parole aux adhérents » –comme ont pu le faire, à la même époque, certains partis social-démocrates européens, par l’élection directe des dirigeants, par la mise en place de conventions thématiques ou par l’organisation de procédures référendaires–, le premier secrétaire et le bloc de direction, tout en gardant le privilège de la gestion de la dimension électorale, ont constitué à tous les niveaux de représentation du parti un public captif, appelé à régulièrement se prononcer sur la vie de l’appareil. La « démocratisation » interne est ainsi allée de pair avec le renforcement des rentes de situation pour les gestionnaires du capital électoral.
La synthèse et après ?
Cette dissociation entre gouvernement oligarchique de la « marque » et gouvernement plébiscitaire de l’appareil a trouvé ses limites dans le « retour de la question politique » [12] et la formation d’une « opinion » interne. Ni chef de parti comme François Hollande, ni chef de courants à l’image de Dominique Strauss-Kahn, Ségolène Royal a pu incarner pour des fractions de l’appareil socialiste une solution opportune à la crise du « parti-de-la-synthèse ». Les leaders des territoires sont en effet intéressés à ce que soit garantie, en contrepartie de l’acceptation d’un leadership plébiscitaire, l’autonomie des « machines » et définie une gestion décentralisée de la « marque ». D’autant plus que le détachement des « oligarchies personnelles » du bloc de direction et la caducité du « front d’appareil » ont rendu opératoire la dissociation entre un parti « réel » qui unit et gagne, et un parti « légal » qui divise et perd. Le modèle « néo-radical » des « territoires » est ainsi disposé, après le double échec du référendum et du congrès, à s’incarner dans une trajectoire ascendante.
Sans courant, exceptionnellement préservée en trente ans de carrière des débats et polémiques internes du parti, Ségolène Royal s’est rendue disponible au leadership en mobilisant les ressources de son milieu, en cultivant une image de proximité consensuelle, en apparaissant dans le sillon de la Lettre aux Français du Mitterrand de 1988 proche de la France profonde et provinciale. Cette hypothèse d’un pouvoir plébiscitaire inédit pour le Parti socialiste repose, d’un côté sur une relation verticale et directe entre le candidat et les adhérents, de l’autre sur une gestion horizontale décentralisée du capital électoral. C’est l’assurance d’une légitimité « d’opinion », sans la médiation des courants et des oligarchies personnelles, pour le présidentiable, et, pour les « machines » locales libérées des arbitrages d’appareil, la garantie d’une gestion autonome de la « marque » socialiste.
Ce triangle des rapports internes entre le « peuple » du parti, le « sénat » des territoires, et le « cabinet de l’ombre » du leader entre en résonance avec la double attente des notables, soucieux de s’émanciper de la tutelle de la rue de Solférino, et d’une « opinion » interne qui, après l’échec de la « synthèse », a pris ses distance, à l’image des électeurs, avec sa « classe politique ». Élue au cours d’une primaire, Ségolène Royal a profité du mécanisme par lequel le choix du leader est passé de l’appareil à la base [13] et par lequel les « barons » du parti, maintenus en lisière de manière plus ou moins lâche depuis 1974, se sont vus officiellement reconnus et légitimés. C’est cette même combinaison politique qui a porté la double campagne de Reims 2008 de la présidente de la Région Poitou-Charentes, pour les motions autour de la contribution « La ligne claire. Pour un congrès de clarification » et pour le poste de premier secrétaire.
Reste qu’à la sortie de ce congrès le Parti socialiste n’a « accouché d’aucune synthèse » [14] et que Ségolène Royal, en dépit de ses atouts territoriaux et militants, n’est pas non plus parvenue à s’imposer. Entre la décision de François Hollande de rester à la tête du Parti socialiste jusqu’au congrès après l’échec du second tour des élections présidentielles, la fin du paradigme de la « synthèse » et l’émiettement des « oligarchies personnelles », le congrès de Reims a été un condensé des crises de l’après 2002. Dès lors, quand le Premier secrétaire appelle les adhérents à la veille du vote sur les motions « à se mettre en ordre » [15], il ne peut s’agir que d’un vœu pieu. De la fin mai 2007 à l’élection de Martine Aubry au poste de premier secrétaire, le parti socialiste s’est trouvé, dans toutes ses dimensions, sans direction politique, partagé entre une candidate défaite mais investie de la double légitimité des primaires et de dix-sept millions de voix, et un leader sans leadership mais investi de la légitimité du congrès du Mans. Marquées par le départ de Dominique Strauss-Kahn et la prise de « distance » de Laurent Fabius, les oligarchiespersonnelles traditionnelles ont quant à elles continué de subir les effets des réalignements internes.
La préparation des élections cantonales et sénatoriales de mars et septembre 2008 ont entraîné la mobilisation pleine et entière du « parti-des-territoires » pour lesquels les conseils généraux gagnés et renouvelés sont autant de points d’appui décisifs dans la constitution de « machines » électorales comme dans la formation des équilibres internes. Cette absence caractéristique de gouvernement interne a débouché lors de l’Université d’été de la Rochelle de 2008 sur les premières amorces de recompositions « par en haut », souvent brouillonnes et parfois provisoires, en vue du congrès. Sous la contrainte des enjeux de « marque » des élections européennes et régionales de 2009 et 2010, la difficulté voire l’impossibilité à créer des compromis de « synthèse » ou de « territoires » n’est pas la moindre des conséquences du désordre interne. Ces difficultés cumulées ont abouti à un congrès de « structure » et non de « conjoncture » [16], d’affrontement entre différentes logiques organisationnelles et non entre des orientations « plus à gauche » ou« plus à droite ». Ainsi, Bertrand Delanoë a été le candidat du modèle de la « synthèse », Ségolène Royal du modèle « des territoires » et Martine Aubry du modèle « des courants ».
Un parti de fractions ?
Le modèle du parti d’Épinay est en interne celui d’une organisation reposant sur des courants et un suffrage proportionnel, où chaque fraction choisit en son sein ses représentants. Il est aussi, en externe, une machine politique, une « entreprise » électorale [17] à la conquête des électeurs de gauche détenus par le puissant Parti communiste. Face à un parti de contre-société tel que le PCF, il s’agissait de mettre en place un modèle social pour un parti de gouvernement dans l’opposition. La victoire de 1981 peut être comprise comme un « processus de délégation des affaires collectives au parti politique » [18], ouvert vers l’extérieur à la différence de son concurrent communiste. Cette ouverture se traduit par l’émergence d’une compétition interne entre fractions partisanes décuplant la capacité de séduction vers les électeurs.
L’histoire des courants de 1971 à 1981 est ainsi celle d’affrontements et de fortes concurrences pour mettre en place un leadership politique. En 1979, au congrès de Metz en 1979, les courants sont les structures de régulation du Parti socialiste. Ce sont des fractions internes porteuses de clivages politiques, comprises comme l’ensemble d’un tout qui s’additionne à l’externe ; des structures à la fois horizontales et verticales qui règlent leurs problèmes de concurrence, de promotion et de discussion en interne et négocient ensuite avec les autres sur la base de leur représentativité proportionnelle. Ce modèle repose sur le vote militant. Ni la prise du pouvoir, ni la mutation du PS en parti de gouvernement ne modifient cette règle de fonctionnement. L’après-1981 est le temps de la mutation entre le modèle du parti fraction et celui d’un « parti soutien du pouvoir ». C’est ce rôle que refuse le premier secrétaire Lionel Jospin au congrès de Valence en 1981. Le leadership n’est plus dès lors partisan, mais bien présidentiel, sans que le Président soit pour autant chef de parti.
La fin programmée de ce leadership externe déclenche une guerre de succession. Elle témoigne d’un recul du modèle du parti d’Épinay qui fait place à une structure cartellisée, parti de gouvernement au gouvernement, toujours régulé par le vote militant, orchestré par la loi d’airain de l’oligarchie, accentué par la professionnalisation de ses adhérents. Le clivage interne se réduit alors à l’acceptation ou non de la « social-démocratie » comme modèle, ce qui semble constituer un paradoxe notable pour un parti-cartel au pouvoir. La mutation de la « forme » Parti socialiste se produit au cours de l’expérience gouvernementale de 1981 à 1993. La cohabitation de 1986 à 1988 est alors comprise comme une phase d’alternance électorale : le parti est soumis à l’arbitrage du président de la République, il n’a pas de « chef émergent » et il est en proie à une forte compétition entre dirigeants. Il s’agit de l’émergence des personalist factions [19] qui sont le ressort du congrès de Rennes : conquérir le parti pour tenir une marque électorale sûre, et accéder au gouvernement du fait de l’alternance politique. La mutation des « courants » en « écuries » semble dès lors inéluctable. La perte du gouvernement (1993-1997), la fin de l’alternance politique (depuis 2002) contrarient peu cette évolution. Les congrès ne sont plus alors des lieux de clivages politiques, mais des temps de construction d’une légitimité présidentielle.
L’élection présidentielle de 2007 et son processus de désignation interne témoignent de cette nouvelle dynamique. Ségolène Royal bénéficie de la structure d’opportunité créée par la neutralisation des trois « oligarques », du soutien de « l’appareil hollandais », de la dynamique du système de prestations et de contre-prestations électorales, de l’émergence d’un « parti-des-territoires », et d’une demande sociale stimulée par la succession de sondages avantageux. Elle s’impose contre les personalist factions sans trop de difficulté avec plus de 58% des suffrages militants. En gardant du « parti-des-courants » la catharsis mitterrandienne, du « parti-de-la-synthèse » la double logique décentralisatrice et « d’opinion », le compromis « néo-radical » de Ségolène Royal est apparu, des primaires au second tour des présidentielles, comme une réponse cohérente à la crise de leadership du Parti. Le soutien à son investiture des fédérations l’Aude et des Bouches-du-Rhône, son hégémonie dans les fédérations rurales où elle obtient plus de trois votes sur quatre [20] (en Lozère, Vendée, Corrèze, Alpes-de-Haute-Provence, Deux-Sèvres, Charente-Maritime), et plus de deux voix sur trois dans les fédérations, héraultaises et bucco-rhodaniennes n’est pas sans évoquer, notamment dans ses bastions méridionaux, la carte militante des zones d’implantation de la SFIO d’après-guerre. Cette formule organisationnelle semble résoudre le problème de l’élection présidentielle au suffrage universel direct illustré jadis par le refus de Guy Mollet d’accepter les évolutions institutionnelles du référendum de 1962 (élection du président de la République au suffrage universel direct).
Un parti de factions ?
En choisissant la voie référendaire pour déterminer le positionnement du parti sur le Traité constitutionnel européen, François Hollande est sorti de son rôle de « chef à peau de léopard » pour devenir un chef de « fraction » porteur de clivage. Cette décision contraire à la logique de « synthèse » est la conséquence de la présidentialisation du premier secrétaire et des efforts entrepris pour apparaître à cette occasion comme un leader fort, candidat « naturel » des socialistes à l’élection présidentielle de 2007. Le dégel de la compétition entre « oligarchies personnelles », qu’elles mènent campagne pour le « oui » ou le « non », la perte de fonctionnalité du premier secrétariat devenu un présidentiable comme les autres, la saillance du débat d’idées, ont libéré les dynamiques centrifuges au sein du bloc de direction.
Le référendum a constitué un moment de rupture pour le Parti socialiste en provoquant la crise des alignements du « parti-de-la-synthèse » définis depuis le congrès de Brest. Il a créé les conditions d’un désalignement du « front d’appareil ». Ce choc politique, en remettant la « marque » en jeu au sein de l’appareil, a conduit à donner provisoirement à « l’opinion » du parti une place centrale dans la détermination de l’orientation électorale. Une tendance confirmée par la suite, avec la décision de Jack Lang et de François Hollande en février 2006 d’abaisser le coût d’entrée au parti en ouvrant une campagne d’adhésion directe à vingt euros.
Le congrès du Mans de 2005 a bien permis à nouveau, selon les mots de Julien Dray, « d’explorer les voies d’une synthèse » [21], mais la perte de légitimité du leadership « introuvable », l’intensification des luttes entre « oligarchies personnelles », la volatilité accrue du « parti d’en bas » n’ont débouché que sur une unanimité factice. Il faudra attendre l’élection d’un nouveau premier secrétaire à la suite du congrès de Reims de 2008 pour qu’une réponse soit apportée aux désordres nés de la campagne référendaire. Mais avant que n’opère ce réalignement et que se critallise un nouvel équilibre interne, la campagne pour la désignation du candidat à la présidentielle de 2007 et la séquence Ségolène Royal ont accéléré la dynamique de recomposition des alliances d’appareil autour de modèles organisationnels concurrents. En déclarant, après la victoire de Martine Aubry, que « nous savons que nous ne pouvons pas vivre avec deux partis socialistes » [22], Vincent Peillon a rappelé incidemment le caractère d’un socialisme français partagé entre le « néo-radicalisme » des fédérations et l’ambition « social-démocrate » de la direction.
Reims, une solution ?
Des trois motions en présence, seule la motion Aubry ne valait pas préemption de la candidature socialiste à la présidentielle de 2012. L’absence de dynamique de la campagne du maire de Paris a renvoyé au manque de cohérence d’une candidature issue de l’ancien bloc de direction incapable de réunir les conditions d’une alliance hégémonique autour de ce que François Hollande a pu appeler lors de l’Université d’été de la Rochelle le « bloc central ». Banalisé au rang de présidentiable, il ne pouvait incarner auprès des partenaires traditionnels du modèle de la « synthèse » un mécanisme de transaction caduc depuis les déboires du référendum interne sur le TCE.
Les barons des « territoires » ont, quant à eux, appuyé la dynamique de Ségolène Royal sur un principe de partage des rôles et des responsabilités, en dépit des réticences du secrétaire fédéral des Bouches-du-Rhône à concéder la candidature au premier secrétariat à la présidente de la Région Poitou-Charentes. En effet dans la logique « néo-radicale » ou « néo-SFIO » intégrale, le Premier secrétaire ne peut être qu’un secrétaire général, la « marque » socialiste ne pouvant être identifiée à la « marque » personnelle du présidentiable. Il s’agit d’une démarche de précaution contre la perte d’influence probable des « machines » dans la gestion du capital électoral. Ainsi, en dépit du sentiment antiparti de militants insatisfaits de leurs dirigeants, la fuite des nouveaux adhérents peu familiers des logiques de congrès, la prudence de ses alliés « naturels », l’absence de soutiens de poids au sommet de l’appareil, n’ont pas favorisé Ségolène Royal. Un écart de plus de dix points sépare son score à l’élection au premier secrétariat de celui de son investiture.
A la différence des deux prétendants malheureux, Martine Aubry a représenté le point de jonction entre des « oligarchies personnelles », des fractions de l’appareil et des territoires, intéressés pour les uns à ce que ne soit pas tranchée la question des présidentielles, pour les autres à ne pas perdre la main dans la distribution et répartition des dividendes de la « marque », et pour les derniers à éviter qu’un régime plébiscitaire interne n’ait des répercussions défavorables sur les modes de régulation de la vie locale. Sa victoire est avant tout celle de tous ceux qui voient dans les équilibres nés à Épinay et confirmés à Metz un modèle de parti ne mettant en péril ni le label ni l’appareil. Ce « nouveau » Parti socialiste se caractérise par l’émergence de trois dynamiques organisationnelles perceptibles lors de la désignation des candidats aux élections européennes : marginalisation de Ségolène Royal, dont la dimension bonapartiste est accentuée par la perte de ses relais territoriaux, réorganisation du parti autour de courants faibles car peu « solidaires » en interne et d’un exécutif fort avec l’émergence d’un primo-secrétariat actif et centralisateur, et enfin mise sous tutelle progressive des territoires par l’organisation de la rareté dans la distribution des investitures. L’organisation plus que le politique ayant été au centre des débats, le congrès de Reims confirme le retour de la problématique partisane qui touche l’ensemble de la Gauche.
Cyril Gispert et Fabien Nicolas
Notes
1 Rémi Lefebvre, « Au-delà de la tragi-comédie socialiste », Le Monde, 25 nov. 2008.
2 Jean-Marie Vincent, Max Weber ou la démocratie inachevée, Paris, Editions du Félin, p. 102.
3 Alain Bergougnoux, Gérard Grunberg, L’Ambition et le Remords. Les socialistes français et le pouvoir (1905-2005), Fayard, 2007, p. 283-286.
4 Gerassimos Moschonas, In the Name of Social Democracy. The Great Transformation : 1945 to the Present, London, Verso, 2002, p. 135-138.
5 Giovanni Sartori, Parties and Party Systems, A Framework for Analysis, University of Essex, ECPR Press, 2005, p. 70.
6 Maurice Duverger, Les Partis politiques, Paris, A. Colin, 1981, p. 228.
7 Jean-Michel Normand, « Martine Aubry est parvenue à imposer sa marque dans la nouvelle direction du parti socialiste », Le Monde, 27 déc. 2008.
8 L’Ambition et le Remords, op. cit., p. 293.
9 Olivier Duhamel, Olivier Ferrand, Pour une primaire à la française, Paris, Terra Nova, p. 19.
10 Bernard Manin, Les Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 2002, p. 281.
11 Edward Evans-Pritchard, Les Nuer, Paris, Gallimard, 1994, p. 205.
12 Stathis Kouvelakis, La France en révolte. Luttes sociales et cycles politiques, Paris, Textuel, p. 256.
13 Pour une primaire à la française, op. cit., p. 59.
14 Gérard Gruberg, « C’est l’identité du PS qui est en cause », Libération, 24 nov. 2008.
15 « “Se mettre en ordre” dit Hollande », Le Figaro, 3 nov. 2008.
16 Daniel-Louis Seiler, « Théorie des partis et systèmes partisans » in Yohann Aucante, Alexandre Dezé, Les Systèmes de parti dans les démocraties occidentales. Le modèle du parti-cartel en question, Paris, Presses de Sciences-Po, 2008, p. 105.
17 Rémi Lefebvre, Frédéric Sawicki, La Société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Bellecombe-en-Bauges, Ed. du Croquant, 2006, p. 19.
18 Hélène Hatzfeld, Faire de la politique autrement : les expériences inachevées des années 70, Rennes, PUR, 2005, p. 328.
19 Giovanni Sartori, Parties and Party Systems, p. 72.
20 Jean-Dominique Merchet, « La victoire Royal grâce aux voix rurales », Libération, 18 nov. 2006.
21 Michel Noblecourt, « Synthèse », Le Monde, 20 nov. 2005.
22 Vincent Peillon, Talk Orange-Le Figaro, 28 nov. 2008.