En décembre dernier, dans le village Dongzhou de la province de Guangdong, de violents affrontements entre les habitants et la police ont causé près de vingt morts, d’après les estimations des villageois et des organisations de défense des droits humains. Expropriés par la force pour permettre la construction de nouvelles usines, les paysans exprimaient leur mécontentement à l’égard de l’insuffisance des indemnités reçues. Après ces émeutes, les habitants de Dongzhou se sont vu condamnés à vivre dans la peur : « Mes parents et ma belle-sœur sont à genoux devant la maison pour réclamer aux responsables gouvernementaux des explications sur la mort de mon frère », déclarait un villageois à l’agence Reuters.
Deux mois auparavant, dans un autre village « rebelle » de la même province, des heurts aussi violents et pour une cause similaire avaient pratiquement laissé pour mort l’ancien maire Lu Banglie, militant de la cause paysanne. Deux journalistes, dont l’envoyé spécial de Radio France internationale, ont aussi été grièvement blessés.
La pauvreté frappe durement le secteur rural chinois. Le revenu moyen des paysans y est d’environ 2400 yuans (343 $) par année, soit trois fois moins que celui des citadins. Les inégalités socioéconomiques en Chine sont considérables : alors que 10 % de la population se partage 45 % des richesses nationales, les 10 % les plus pauvres ne peuvent miser que sur 1,4 % de celles-ci.
Les événements de la province de Guangdong s’ajoutent à un nombre croissant de manifestations et d’émeutes, qui s’inscrivent dans le processus d’industrialisation des campagnes du pays. Devant les injustices commises par des autorités locales corrompues, les paysans chinois, spoliés de leurs terres, n’entendent plus rester muets. Phénomène relativement nouveau, cette prise de conscience en étonne plusieurs.
Depuis les premières réformes d’ouverture et de libéralisation économique adoptées par Deng Xiaoping en 1978, l’État chinois est toujours demeuré propriétaire de la terre. Ce n’est que le surplus de la production des paysans, celui dépassant les quotas imposés, qui peut être écoulé sur le marché libre. Selon le régime de propriété en Chine, les paysans ne sont que locataires de leurs terres, et ce, même s’ils y vivent depuis plusieurs générations. Une situation souvent à l’origine de bien des conflits.
Clientélisme
Dans le cadre de ce régime foncier, « l’État peut décider du moment où la terre doit changer de vocation. Avec le processus d’industrialisation dans les campagnes, nous retrouvons des cas de plus en plus fréquents où le secrétaire du Parti, ou le chef du canton, décide de convertir des hectares de terres agricoles en un site pour bâtir une usine, ce qui implique l’expropriation de tous les paysans qui travaillaient sur ces terres », souligne André Liberté, professeur et spécialiste de la Chine à l’UQAM.
Dans son essai intitulé À la recherche d’une ombre chinoise : le mouvement pour la démocratie en Chine, Jean-Philippe Béja rapporte également que « des enquêtes menées dans certains villages montrent que l’on assiste de plus en plus à une conjonction des intérêts politiques et des intérêts économiques ». Cette situation incite à une forme de clientélisme et ne facilite aucunement les conditions de vie des paysans.
En l’absence d’espaces démocratiques en Chine, ces revendications laissent perplexe : les paysans désirent-ils renverser le gouvernement, ou encore s’opposer au régime en place ? « Loin de là, tranche André Laliberté. Ce sont des gens qui, dans le cadre de la légalité socialiste - pour emprunter un petit peu à la langue de bois de l’époque de Mao - savent que, s’il y a des cadres locaux corrompus ou incompétents, il est possible de demander un redressement de leur situation auprès des cadres supérieurs. Il y a une certaine confiance dans la capacité du système à se régénérer et à se renouveler. » Pour la défense de leurs droits, les Chinois ont compris que, même illégales, les protestations collectives sont le moyen le plus efficace pour obtenir l’application des lois ou la solution à leurs problèmes.
Pour l’instant, les autorités chinoises ne semblent pas trop préoccupées par les risques d’un éventuel débordement social qu’elles ne pourraient contenir. Alors que la légitimité du régime est basée sur la croissance économique, la stabilité sociale et l’unité nationale, il est toutefois possible de présager que le gouvernement chinois tentera de mettre un frein à la croissance exacerbée des inégalités sociales, ainsi qu’à la corruption au sein des élites dirigeantes.