Partie I
Presque tous les écrits et les déclarations du socialisme international traitant de la question de la grève générale datent de l’époque antérieure à la révolution russe, où fut expérimenté pour la première fois dans l’histoire, sur une large échelle, ce moyen de lutte. Cela explique pourquoi ces écrits ont pour la plupart vieilli. Ils s’inspirent d’une conception identique à celle d’Engels, qui, en 1873, critiquant Bakounine et sa manie de fabriquer artificiellement la révolution en Espagne, écrivait :
« La grève générale est, dans le programme de Bakounine, le levier qui sert à déclencher la révolution sociale. Un beau matin tous les ouvriers de toutes les entreprises d’un pays ou même du monde entier abandonnent le travail, obligeant ainsi, en quatre semaines tout au plus, les classes possédantes soit à capituler, soit à attaquer les ouvriers, si bien que ceux-ci auraient le droit de se défendre, et par la même occasion d’abattre la vieille société tout entière. Cette suggestion est bien loin d’être une nouveauté : des socialistes français et à leur suite des socialistes belges, ont, depuis 1848, souvent enfourché ce cheval de bataille qui, à l’origine, est de race anglaise. Au cours du développement rapide et vigoureux du chartisme parmi les ouvriers anglais, à la suite de la crise de 1837, on prêchait dès 1839, le « saint mois », la suspension du travail à l’échelle de la nation [1], et cette idée avait trouvé un tel écho que les ouvriers du nord de l’Angleterre tentèrent en juillet 1842 de la mettre en pratique. Le Congrès des Alliancistes à Genève, le 1° septembre 1873, mit également à l’ordre du jour la grève générale. Simplement tout le monde admettait qu’il fallait pour la faire que la classe ouvrière soit entièrement organisée et qu’elle ait des fonds de réserve. C’est là précisément que le bât blesse. D’une part les gouvernements, surtout si on les encourage par l’abstention politique, ne laisseront jamais arriver à ce stade ni l’organisation ni la trésorerie des ouvriers ; et d’autre part les événements politiques et les interventions des classes dominantes amèneront l’affranchissement des travailleurs bien avant que le prolétariat ne parvienne à se donner cette organisation idéale et ce fonds de réserve gigantesque. Par ailleurs, s’il les possédait, il n’aurait pas besoin du détour de la grève générale pour parvenir à son but [2]”.
C’est sur une telle argumentation que se fonda dans les années suivantes l’attitude de la social-démocratie internationale à l’égard de la grève de masse. Elle est dirigée contre la théorie anarchiste de la grève générale qui oppose la grève générale, facteur de déclenchement de la révolution sociale, à la lutte politique quotidienne de la classe ouvrière. Elle tient tout entière dans ce dilemme simple : ou bien le prolétariat dans son ensemble ne possède pas encore d’organisation ni de fonds considérables - et alors il ne peut réaliser la grève générale - ou bien il est déjà assez puissamment organisé - et alors il n’a pas besoin de la grève générale. Cette argumentation est, à vrai dire, si simple et si inattaquable à première vue, que pendant un quart de siècle elle a rendu d’immenses services au mouvement ouvrier moderne, soit pour combattre au nom de la logique les chimères anarchistes, soit pour aider à porter l’idée de la lutte politique dans les couches les plus profondes de la classe ouvrière. Les progrès immenses du mouvement ouvrier dans tous les pays modernes au cours des vingt-cinq dernières années vérifient de la manière la plus éclatante la tactique de la lutte politique préconisée par Marx et Engels, par opposition au bakouninisme : la social-démocratie allemande dans sa puissance actuelle, sa situation à l’avant-garde de tout mouvement ouvrier international est, pour une très grosse part, le produit direct de l’application conséquente et rigoureuse de cette tactique.
Aujourd’hui la révolution russe a soumis cette argumentation à une révision fondamentale ; elle a, pour la première fois, dans l’histoire des luttes de classe, permis une réalisation grandiose de l’idée de la grève de masse et même - nous l’expliquerons plus en détail - de la grève générale, inaugurant ainsi une époque nouvelle dans l’évolution du mouvement ouvrier.
Il ne faut certes pas conclure que Marx et Engels ont soutenu à tort la tactique de la lutte politique ou que leur critique de l’anarchisme est fausse. Tout au contraire, ce sont les mêmes raisonnements, les mêmes méthodes dont s’inspire la tactique de Marx et d’Engels et qui fondent encore aujourd’hui la pratique de la social-démocratie allemande, et qui dans la révolution russe ont produit de nouveaux éléments et de nouvelles conditions de la lutte de classe.
La révolution russe, cette même révolution qui constitue la première expérience historique de la grève générale, non seulement ne réhabilite pas l’anarchisme, mais encore aboutit à une liquidation historique de l’anarchisme. On pourrait penser que le règne exclusif du parlementarisme sur une aussi longue période expliquait peut-être l’existence végétative à laquelle l’essor puissant de la social-démocratie allemande condamnait cette tendance. On pouvait certes supposer que le mouvement orienté tout entier vers « l’offensive » et « l’action directe » que la « tendance révolutionnaire » au sens le plus brutal de levée de fourches était simplement mis en sommeil par le train-train de la routine parlementaire, prêt à se réveiller dès le retour d’une période de lutte ouverte, dans une révolution de rue, et à déployer alors sa force interne.
La Russie surtout semblait particulièrement faite pour servir de champ d’expériences aux exploits de l’anarchisme. Un pays où le prolétariat n’avait absolument aucun droit politique et ne possédait qu’une organisation extrêmement faible, un mélange sans cohérence de populations aux intérêts très divers se traversant et s’entrecroisant ; le faible niveau de culture où végétait la grande masse de la population, la brutalité la plus extrême employée par le régime régnant, tout cela devait concourir à donner à l’anarchisme une puissance soudaine même si elle devait être éphémère. En fin de compte, la Russie n’était-elle pas historiquement le berceau de l’anarchisme ? Pourtant la patrie de Bakounine devait devenir le tombeau de sa doctrine. Non seulement en Russie ce ne sont pas les anarchistes qui se sont trouvés ou se trouvent à la tête du mouvement de grèves de masse, non seulement la direction politique de l’action révolutionnaire ainsi que la grève de masse sont entièrement aux mains des organisations social-démocrates, dénoncées avec acharnement par les anarchistes comme « un parti bourgeois » - ou aux mains d’organisations plus ou moins influencées par la social-démocratie ou proches d’elle comme le parti terroriste des « Socialistes Révolutionnaires [3] », mais l’anarchisme est absolument inexistant dans la révolution russe comme tendance politique sérieuse. On note seulement à Bialystok, petite ville de Lituanie où la situation est particulièrement difficile, où les ouvriers ont les origines nationales les plus diverses, où la petite industrie est très éparpillée, où le niveau du prolétariat est très bas, parmi les six ou sept groupements révolutionnaires différents une poignée d’« anarchistes » ou soi-disant tels qui entretiennent de toutes leurs forces la confusion et le désarroi de la classe ouvrière. On peut aussi observer à Moscou et peut-être dans deux ou trois villes une poignée de gens de cette espèce. Mais à part ces quelques groupes « révolutionnaires », quel est le rôle propre joué par l’anarchisme dans la révolution russe ? Il est devenu l’enseigne de voleurs et de pillards vulgaires ; c’est sous la raison sociale de « l’anarcho-communisme » qu’ont été commis une grande partie de ces innombrables vols et brigandages chez des particuliers qui, dans chaque période de dépression, de reflux momentané de la révolution, font rage. L’anarchisme dans la révolution russe n’est pas la théorie du prolétariat militant mais l’enseigne idéologique du Lumpenproletariat contre-révolutionnaire grondant comme une bande de requins dans le sillage du navire de guerre de la révolution. Et c’est ainsi sans doute que finit la carrière historique de l’anarchisme.
D’un autre côté la grève de masse a été pratiquée en Russie non pas dans la perspective d’un passage brusque à la révolution, comme un coup de théâtre qui permettrait de faire l’économie de la lutte politique de la classe ouvrière et en particulier du parlementarisme, mais comme le moyen de créer d’abord pour le prolétariat les conditions de la lutte politique quotidienne et en particulier du parlementarisme. En Russie la population laborieuse et, à la tête de celle-ci, le prolétariat mènent la lutte révolutionnaire en se servant des grèves de masse comme de l’arme la plus efficace en vue très précisément de conquérir ces mêmes droits et conditions politiques dont, les premiers, Marx et Engels ont démontré la nécessité et l’importance dans la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière, et dont ils se sont fait les champions au sein de l’Internationale, les opposant à l’anarchisme. Ainsi la dialectique de l’histoire, le fondement de roc sur lequel s’appuie toute la doctrine du socialisme marxiste, a eu ce résultat que l’anarchisme auquel l’idée de la grève de masse était indissolublement liée, est entré en contradiction avec la pratique de la grève de masse elle-même ; en revanche la grève de masse, combattue naguère comme contraire à l’action politique du prolétariat, apparaît aujourd’hui comme l’arme la plus puissante de la lutte politique pour la conquête des droits politiques. S’il est vrai que la révolution russe oblige à réviser fondamentalement l’ancien point de vue marxiste à l’égard de la grève de masse, pourtant seuls le marxisme, ses méthodes et ses points de vue généraux remportent à cet égard la victoire sous une nouvelle forme. « La femme aimée du Maure ne peut mourir que de la main du Maure [4] ».
Partie II
Dans la question de la grève de masse, les événements de Russie nous obligent à réviser tout d’abord la conception générale du problème. Jusqu’à présent, ceux qui étaient partisans de « tenter la grève de masse » en Allemagne, les Bernstein, Eisner, etc., aussi bien que les adversaires rigoureux d’une telle tentative représentés dans le syndicat par exemple par Bömelburg [5], s’en tiennent pour le fond à une même conception, à savoir la conception anarchiste. Les pôles opposés en apparence non seulement ne s’excluent pas, mais encore se conditionnent et se complètent réciproquement. Pour la conception anarchiste des choses en effet, la spéculation sur le « grand chambardement », sur la révolution sociale, n’est qu’un caractère extérieur et non essentiel ; l’essentiel, c’est la façon toute abstraite, anti-historique, de considérer la grève de masse ainsi d’ailleurs que toutes les conditions de la lutte prolétarienne. L’anarchiste n’envisage que deux conditions matérielles préalables de ces spéculations « révolutionnaires » : c’est d’abord « l’espace éthéré » et ensuite la bonne volonté et le courage de sauver l’humanité de la vallée de larmes capitaliste où elle gémit aujourd’hui. C’est dans cet « espace éthéré » que naquit ce raisonnement il y a plus de soixante ans déjà que la grève de masse était le moyen le plus court, le plus sûr et le plus facile de faire le saut périlleux dans un au-delà social meilleur. C’est dans ce même « espace abstrait » que naquit récemment cette idée, issue de la spéculation théorique, que la lutte syndicale est la seule réelle « action de masse directe » et par conséquent la seule lutte révolutionnaire - dernier refrain, comme on. sait, des « syndicalistes » français et italiens. Le malheur a toujours été pour l’anarchiste que les méthodes de lutte improvisées dans l’ « espace éthéré », se sont toujours révélées de pures utopies, en outre la plupart du temps, comme elles refusaient de compter avec la triste réalité méprisée, elles cessaient insensiblement d’être des théories révolutionnaires pour devenir les auxiliaires pratiques de la réaction.
Or c’est sur le même terrain de la considération abstraite et sans souci de l’histoire que se placent aujourd’hui d’une part ceux qui voudraient déclencher prochainement en Allemagne la grève de masse à un jour déterminé du calendrier, sur un décret de la direction du Parti, et d’autre part ceux qui, comme les délégués du Congrès syndical de Hambourg veulent liquider définitivement le problème de la grève de masse en en interdisant la « propagande ». L’une et l’autre tendances partent de l’idée commune et absolument anarchiste que la grève de masse n’est qu’une arme purement technique qui pourrait à volonté, selon qu’on le juge utile, être « décidée » ou inversement « interdite », tel un couteau que l’on peut tenir fermé pour toute éventualité dans la poche ou au contraire ouvert et prêt à servir quand on le décide. Sans doute les adversaires de la grève de masse revendiquent-ils à juste titre le mérite de tenir compte du terrain historique et des conditions matérielles de la situation actuelle en Allemagne, par opposition aux « romantiques de la révolution » qui planent dans l’espace immatériel et se refusent absolument à envisager la dure réalité, ses possibilités et impossibilités. « Des faits et des chiffres, des chiffres et des faits », s’écrient-ils comme M. Gradgrind dans Les Temps difficiles de Dickens. Ce que les adversaires syndicalistes de la grève de masse entendent par le « terrain historique » et les « conditions matérielles », ce sont deux éléments différents : d’une part la faiblesse du prolétariat, de l’autre la force du militarisme prussien.
L’insuffisance des organisations ouvrières et de l’état des fonds, la puissance des baïonnettes prussiennes, tels sont les « faits et chiffres » sur lesquels ces dirigeants syndicaux fondent leur conception pratique du problème. Certes, les caisses syndicales comme les baïonnettes prussiennes sont incontestablement des faits matériels et même très historiques, mais la conception politique fondée sur ces faits n’est pas le matérialisme historique au sens de Marx, mais un matérialisme policier au sens de Puttkammer [6]. Même les représentants de l’Etat policier comptent beaucoup et même exclusivement avec la puissance effective du prolétariat organisé à chaque moment comme avec la puissance matérielle des baïonnettes ; du tableau comparatif de ces deux chiffres, ils ne cessent de tirer cette conclusion tranquillisante : le mouvement ouvrier révolutionnaire est produit par des meneurs, des agitateurs ; ergo nous avons dans les prisons et les baïonnettes un moyen suffisant pour nous rendre maîtres de ce “ « phénomène passager et désagréable ».
La classe ouvrière consciente de l’Allemagne a depuis longtemps compris le comique de cette théorie policière, selon laquelle tout le mouvement ouvrier moderne serait le produit artificiel et arbitraire d’une poignée d’« agitateurs et de meneurs » sans scrupules. Nous voyons la même conception se manifester lorsque deux ou trois braves camarades se forment en colonnes de veilleurs de nuit volontaires pour mettre en garde la classe ouvrière allemande contre les menées dangereuses de quelques « romantiques de la révolution » et leur « propagande pour la grève de masse » ; ou encore, lorsque du côté adverse, on assiste au lancement d’une campagne indignée et larmoyante par ceux qui, déçus dans leur attente d’une explosion de la grève de masse en Allemagne, s’en croient frustrés par je ne sais quelles collusions « secrètes » de la direction du Parti et de la Commission générale des syndicats. Si le déclenchement des grèves dépendait de la « propagande » incendiaire des « romantiques de la révolution » ou des décisions secrètes ou publiques des Comités directeurs nous n’aurions eu jusqu’ici aucune grève de masse importante en Russie. Il n’y a pas de pays - j’ai déjà relevé le fait dans la Gazette ouvrière de la Saxe (Sachsische Arbeiterzeitung) en mars 1905 - où l’on ait aussi peu pensé à « propager » ou même à « discuter » la grève de masse que la Russie. Et les quelques exemples isolés de résolutions et d’accords de la direction du parti socialiste russe qui décrétaient de toutes pièces la grève générale - comme la dernière tentative en août 1905 après la dissolution de la Douma – ont presque entièrement échoué. La révolution russe nous apprend donc une chose : c’est que la grève de masse n’est ni « fabriquée » artificiellement ni « décidée », ou « propagée », dans un éther immatériel et abstrait, mais qu’elle est un phénomène historique résultant à un certain moment d’une situation sociale à partir d’une nécessité historique.
Ce n’est donc pas par des spéculations abstraites sur la possibilité ou l’impossibilité, sur l’utilité ou le danger de la grève de masse, c’est par l’étude des facteurs et de la situation sociale qui provoquent la grève de masse dans la phase actuelle de la lutte des classes, qu’on résoudra le problème ; ce problème, on ne le comprendra pas et on ne pourra pas le discuter à partir d’une appréciation subjective de la grève générale en considérant ce qui est souhaitable ou non, mais à partir d’un examen objectif des origines de la grève de masse, et en se demandant si elle est historiquement nécessaire.
Dans l’espace immatériel de l’analyse logique abstraite on peut prouver avec la même rigueur aussi bien l’impossibilité absolue, la défaite certaine de la grève de masse, que sa possibilité absolue et sa victoire assurée. Aussi la valeur de la démonstration est-elle dans les deux cas la même, je veux dire nulle. C’est pourquoi craindre la propagande pour la grève de masse, prétendre excommunier formellement les coupables de ce crime, c’est être victime d’un malentendu absurde. Il est tout aussi impossible de « propager » la grève de masse comme moyen abstrait de lutte qu’il est impossible de « propager » la révolution. La « révolution » et la « grève de masse » sont des concepts qui ne sont eux-mêmes que la forme extérieure de la lutte des classes et ils n’ont de sens et de contenu que par rapport à des situations politiques bien déterminées.
Entreprendre une propagande en règle pour la grève de masse comme forme de l’action prolétarienne, vouloir colporter cette « idée » pour y gagner peu à peu la classe ouvrière serait une occupation aussi oiseuse, aussi vaine et insipide que d’entreprendre une campagne de propagande pour l’idée de la révolution ou du combat sur les barricades. Si la grève de masse est devenue à l’heure qu’il est le centre du vif intérêt de la classe ouvrière allemande et internationale, c’est qu’elle représente une nouvelle forme de lutte, et, comme telle, le symptôme certain de profonds changements intérieurs dans les rapports des classes et les conditions de la lutte des classes. Si la masse des prolétaires allemands - malgré la résistance obstinée de ses dirigeants syndicaux - manifeste un intérêt aussi ardent à ce problème nouveau, cela témoigne de son sûr instinct révolutionnaire et de sa vive intelligence. Mais à cet intérêt, à cette noble soif intellectuelle, à cet élan des ouvriers pour l’action révolutionnaire, on ne répondra pas en dissertant par une gymnastique cérébrale abstraite sur la possibilité ou l’impossibilité de la grève de masse ; on y répondra en expliquant le déroulement de la révolution russe, son importance internationale, l’exaspération des conflits de classes dans l’Europe Occidentale, les nouvelles perspectives politiques de la lutte de classe en Allemagne, le rôle et les devoirs de la masse dans les luttes à venir. C’est seulement sous cette forme que la discussion sur la grève de masse servira à élargir l’horizon intellectuel du prolétariat, contribuera à aiguiser sa conscience de classe, à approfondir ses idées et à fortifier son énergie pour l’action. Par ailleurs, dans cette perspective, on voit apparaître le ridicule du procès criminel intenté par les adversaires du « romantisme révolutionnaire » qui accusent les tenants de cette tendance de ne pas avoir obéi à la lettre de la résolution d’Iéna [7]. Les partisans d’une politique « raisonnable et pratique » acceptent à la rigueur cette résolution parce qu’elle lie la grève de masses aux destinées du suffrage universel. Ils croient pouvoir en en conclure deux choses : 1° que la grève de masse conserve un caractère purement défensif ; 2° qu’elle est elle-même subordonnée au parlementarisme, muée en une simple annexe du parlementarisme. Mais le véritable fond de la résolution d’Iéna réside dans l’analyse selon laquelle, dans l’état actuel de l’Allemagne, une atteinte portée par la réaction, par le pouvoir, contre le suffrage universel pour les élections au Reichstag, pourrait être le facteur qui déclencherait le signal d’une période de luttes politiques orageuses. C’est alors que pour la première fois en AIlemagne la grève de masse pourrait être appliquée.
Seulement vouloir restreindre et mutiler artificiellement par un texte d’une résolution de Congrès la portée sociale et le champ historique de la grève de masse, comme problème et comme phénomène de la lutte des classes, c’est faire preuve d’un esprit aussi étroit et borné que dans la résolution du Congrès de Cologne [8] qui interdit la discussion de la grève de masse. Dans la résolution d’’Iéna, la social-démocratie allemande a pris officiellement acte de la profonde transformation accomplie par la révolution russe, dans les conditions internationales de la lutte des classes ; elle manifestait sa capacité d’évolution révolutionnaire, d’adaptation aux exigences nouvelles de la phase à venir des luttes de classes. En cela réside l’importance de la résolution d’Iéna. Quant à l’application pratique de la grève de masse en Allemagne, l’histoire en décidera comme elle en a décidé en Russie ; pour l’histoire, la social-démocratie et ses résolutions sont un facteur important, certes, mais un facteur parmi beaucoup d’autres.
Partie III
La grève de masse, telle qu’elle sert actuellement de thème de discussion en Allemagne, est un phénomène particulier très clair et très simple à concevoir, ses délimitations sont précises : il s’agit uniquement de la grève politique de masse. On entend par là un débrayage massif et unique du prolétariat industriel, entrepris à l’occasion d’un fait politique de la plus grande portée, sur la base d’une entente réciproque intervenue à propos entre les bureaux du Parti et des syndicats, et qui, mené avec l’ordre le plus parfait et dans un esprit de discipline, cesse dans un ordre plus parfait encore, sur un mot d’ordre donné au moment opportun par les bureaux dirigeants, étant entendu que le règlement des subsides, des frais, des sacrifices, en un mot tout le bilan matériel de la grève, est déterminé à l’avance avec précision.
Or, en comparant ce schéma théorique avec la grève de masse telle qu’elle se manifeste en Russie depuis cinq ans, on est obligé de constater qu’un concept autour duquel tournent toutes les discussions allemandes ne correspond à la réalité d’aucune des nombreuses grèves de masse qui ont eu lieu et que, d’autre part, les grèves de masse en Russie se présentent sous des formes si variées qu’il est absolument impossible de parler de « la » grève de masse, d’une grève schématique abstraite.
Non seulement chacun des éléments de la grève de masse ainsi que son caractère différent selon les villes et les régions, mais surtout son caractère général lui-même s’est plusieurs fois modifié au cours de la révolution. Les grèves de masse ont connu en Russie une certaine évolution historique et elles la poursuivent encore. Ainsi quiconque veut parler de la grève de masse en Russie doit avant tout avoir son histoire devant les yeux. On fait commencer à juste titre la période actuelle, pour ainsi dire officielle, de la révolution russe avec le soulèvement du prolétariat de Saint-Pétersbourg le 22 janvier 1905, ce défilé de deux cent mille employés devant le palais du tsar qui se termina par un terrible massacre. La sanglante fusillade de Saint-Pétersbourg fut, comme on sait, le signal qui déclencha la première série gigantesque de grèves de masse ; celles-ci s’étendirent en quelques jours à toute la Russie et firent retentir l’appel de la révolution dans tous les coins de l’Empire, gagnant toutes les couches du prolétariat.
Mais ce soulèvement de Saint-Pétersbourg, le 22 janvier n’était que le point culminant d’une grève de masse qui avait mis en mouvement tout le prolétariat de la capitale du tsar, en janvier 1905. A son tour, cette grève de janvier à Saint-Pétersbourg était la conséquence immédiate de la gigantesque grève générale qui avait éclaté peu auparavant, en décembre 1904, dans le Caucase, à Bakou et tint longtemps toute la Russie en haleine. Or, les événements de décembre à Bakou n’étaient eux-mêmes qu’un dernier et puissant écho des grandes grèves qui, en 1903 et 1904, tels des tremblements de terre périodiques, ébranlèrent tout le sud de la Russie, et dont le prologue fut la grève de Batoum dans le Caucase en mars 1902. Au fond cette première série de grèves, dans la chaîne continue de éruptions révolutionnaires actuelles, n’est elle-même distante que de cinq ou six ans de la grève générale de. ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg en 1896 et 1897. On peut croire que quelques années d’une accalmie apparente et d’une réaction sévère séparent le mouvement d’alors de la révolution d’aujourd’hui ; mais si l’on connaît tant soit peu l’évolution politique interne du prolétariat russe jusqu’au stade actuel de sa conscience de classe et de son énergie révolutionnaire, on ne manquera pas de faire remonter l’histoire de la période présente des luttes de masse aux grèves générales de Saint-Pétersbourg. Celles-ci sont importantes pour le problème de la grève de masse parce qu’elles contiennent déjà en germe tous les éléments principaux des grèves de masse qui suivirent. Au premier abord, la grève générale de 1896 à Saint-Pétersbourg apparaît comme une lutte revendicative partielle aux objectifs purement économiques. Elle fut provoquée par les conditions intolérables de travail des fileurs et de. tisserands de Saint-Pétersbourg : journées de travail de 13, 14 et 15 heures, salaire aux pièces misérable ; à cela s’ajoute tout l’ensemble des vexations patronales. Cependant, les ouvriers textiles supportèrent longtemps cette situation jusqu’à ce qu’un incident en apparence minime fit déborder la mesure. En mai 1896, en effet, eut lieu le couronnement du tsar actuel. Nicolas II, que l’on avait différé pendant deux ans par peur des révolutionnaires ; à cette occasion les chefs d’entreprise manifestèrent leur zèle patriotique en imposant à leurs ouvriers trois jours de chômage forcé, se refusant par ailleurs, point notable, à payer les salaires pour ces journées. Les ouvriers textiles exaspérés s’agitèrent. Une délibération eut lieu au jardin d’Ekaterinev, à laquelle participèrent environ trois cents ouvriers parmi les plus mûrs politiquement, la grève fut décidée et les revendications suivantes formulées : 1° les journées du couronnement devraient être payées ; 2° durée de travail réduite à dix heures ; 3° augmentation du salaire aux pièces. Cela se passait le 24 mai. Une semaine plus tard toutes les usines de tissage et les filatures étaient fermées et quarante mille ouvriers étaient en grève. Aujourd’hui, cet événement, comparé aux vastes grèves de la révolution, peut paraître minime. Dans le climat de stagnation politique de la Russie à cette époque, une grève générale était une chose inouïe c’était toute une révolution en miniature. Naturellement la répression la plus brutale s’ensuivit : un millier d’ouvriers environ furent arrêtés et renvoyés dans leur pays d’origine, la grève générale fut écrasée. Nous voyons déjà ici se dessiner tous les caractères de la future grève de masse : tout d’abord l’occasion qui déclencha le mouvement fut fortuite et même accessoire, l’explosion en fut spontanée. Mais dans la manière dont le mouvement fut mis en branle se manifestèrent les fruits de la propagande menée pendant plusieurs années par la social-démocratie ; au cours de la grève générale les propagandistes social-démocrates restèrent à la tête du mouvement, le dirigèrent et en firent le tremplin d’une vive agitation révolutionnaire. Par ailleurs, si les grèves semblaient, extérieurement, se borner à une revendication purement économique touchant les salaires, l’attitude du gouvernement ainsi que l’agitation socialiste en firent un événement politique de premier ordre. En fin de compte, la grève fut écrasée, les ouvriers subirent une « défaite ». Néanmoins, dès le mois de janvier de l’année suivante (1897), les ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg recommencèrent la grève générale, obtenant cette fois un succès éclatant : l’instauration de la journée de onze heures trente dans toute la Russie. Résultat plus important encore : après la première grève générale de 1896, qui fut entreprise sans l’ombre d’organisation ouvrière et sans caisse de grève s’organisa peu à peu dans la Russie proprement dite, une lutte syndicale intensive qui bientôt s’étendit de Saint-Pétersbourg au reste du pays, ouvrant à la propagande et à l’organisation de la social-démocratie des perspectives toutes nouvelles. C’est ainsi qu’un travail invisible et souterrain préparait, dans l’apparent silence sépulcral des années qui suivirent, la révolution prolétarienne. La grève du Caucase en mars 1902 explosa de manière aussi fortuite que celle de 1896 et semblait, elle aussi, être le résultat de facteurs purement économiques, s’attacher à des revendications partielles. Elle est liée à la dure crise industrielle et commerciale qui précéda en Russie la guerre russo-japonaise, et contribua fortement à créer, ainsi que cette guerre, la fermentation révolutionnaire. La crise engendra un chômage énorme, alimentant le mécontentement dans la masse des prolétaires. Aussi, le gouvernement entreprit-il, pour apaiser la classe ouvrière, de ramener progressivement la « main-d’œuvre inutile » dans son pays d’origine. Cette mesure, qui devait toucher environ quatre cents ouvriers du pétrole, provoqua précisément à Batoum une protestation massive. Il y eut des manifestations, des arrestations, une répression sanglante et, finalement, un procès politique au cours duquel la lutte pour des revendications partielles et purement économiques prit le caractère d’un événement politique et révolutionnaire. Cette même grève de Batoum, qui ne fut pas couronnée de succès et qui aboutit à une défaite, eut pour résultat une série de manifestations révolutionnaires de masse à Njini-Novgorod, à Saratov, en d’autres villes ; elle fut donc à l’origine de la vague révolutionnaire générale. Dès novembre 1902, on en voit la première répercussion véritable sous la forme d’une grève générale à Rostov-sur-le-Don. Ce mouvement fut déclenché par un conflit à propos des salaires qui s’éleva dans les ateliers du chemin de fer de Vladicaucase. L’administration voulant réduire les salaires, le Comité social-démocrate du Don publia un manifeste appelant à la grève et faisant état des revendications suivantes : journée de neuf heures, augmentation des salaires, suppression des punitions, renvoi d’ingénieurs impopulaires, etc. Tous les ateliers de chemin de fer se mirent en grève. Toutes les autres branches d’activité se joignirent au débrayage, et Rostov connut soudain une situation sans précédent il avait un arrêt de travail général dans l’industrie, tous les jours se tenaient en plein air des meetings monstres de 15 à 20 000 ouvriers, les manifestants y étant cernés souvent par un cordon de Cosaques : des orateurs social-démocrates y prenaient, pour la première fois, publiquement la parole ; des discours enflammés sur le socialisme et la liberté politique y étaient tenus et accueillis avec un enthousiasme extraordinaire ; des tracts révolutionnaires étaient diffusés à des dizaines de milliers d’exemplaires. Au milieu de la Russie figée dans son absolutisme, le prolétariat de Rostov conquiert, pour la première fois, dans le feu de l’action, le droit de réunion, la liberté de parole. Certes, la répression sanglante ne se fit pas attendre. En quelques jours, les revendications salariales dans les ateliers de chemin de fer de Vladicaucase avaient pris les proportions d’une grève générale politique et d’une bataille révolutionnaire de rues. Une seconde grève générale suivit immédiatement la première, cette fois à la station de Tichoretzkaïa, sur la même ligne de chemin de fer. Là encore, elle donna lieu à une répression sanglante, puis à un procès, et Tichoretzkaïa prit place à son tour dans la chaîne ininterrompue des épisodes révolutionnaires. Le printemps de 1903 apporta une revanche aux défaites des grèves de Rostov et de Tichoretzkaïa : en mai, juin, juillet, tout le sud de la Russie est en feu. Il y a littéralement grève générale à Bakou, Tiflis, Batoum, Elisabethgrad, Odessa, Kiev, Nicolaiev, Ekaterinoslav. Mais là non plus le mouvement n’est pas déclenché à partir d’un centre, selon un plan conçu à l’avance : il se déclenche en divers points pour des motifs divers et sous des formes différentes pour confluer ensuite. Bakou ouvre la marche : plusieurs revendications partielles de salaires dans diverses usines et diverses branches finissent par aboutir à une grève générale. A Tiflis ce sont deux mille employés de commerce, dont la journée de travail va de six heures du matin à onze heures du soir, qui commencent la grève ; le 4 juillet, à huit heures du soir, ils quittent tous leurs magasins et défilent en cortège à travers la ville pour obliger les boutiquiers à fermer. La victoire est complète : les employés de commerce obtiennent la journée de travail de huit heures à huit heures et demie ; le mouvement s’étend aussitôt aux usines, aux ateliers, aux bureaux. Les journaux cessent de paraître, les tramways ne circulent que sous la protection de la troupe. A Elisabethgrad, la grève se déclencha le 10 juillet dans toutes les usines, avec pour objectif des revendications purement économiques. Celles-ci sont acceptées pour la plupart et la grève cesse le 14 juillet. Mais deux semaines plus tard elle éclate à nouveau ; ce sont cette fois les boulangers qui donnent le mot d’ordre suivis par les carriers, les menuisiers, les teinturiers, les meuniers, et finalement par tous les ouvriers d’usine. A Odessa, le mouvement débute par une revendication salariale, à laquelle participe l’association ouvrière « légale », fondée par les agents du gouvernement d’après le programme du célèbre policier Zoubatov. C’est là encore une des plus belles ruses de la dialectique historique. Les luttes économiques de la période précédente - entre autres la grande grève générale de Saint-Pétersbourg (en 1896) - avaient amené la social-démocratie russe à exagérer ce qu’on appelle « l’économisme », préparant par là dans la classe ouvrière le terrain aux menées démagogiques de Zoubatov. Mais un peu plus tard le grand courant révolutionnaire fit virer de bord l’esquif aux cent pavillons et le força à voguer à la tête de la flottille prolétarienne révolutionnaire. Ce sont les associations de Zoubatov qui donnèrent au printemps de 1904 le mot d’ordre de la grande grève générale d’Odessa, comme en janvier 1905 de la grève générale de Saint-Pétersbourg. Les travailleurs d’Odessa, que l’on avait jusqu’alors bercés dans l’illusion de la bienveillance du gouvernement à leur égard et de sa sympathie en faveur d’une lutte purement économique voulurent tout à coup en faire l’épreuve : ils contraignirent l’ « Association ouvrière » de Zoubatov à proclamer la grève avec des objectifs revendicatifs modestes. Le patronat les jeta tout simplement à la rue, et lorsqu’ils réclamèrent au chef de l’Association l’appui gouvernemental promis, ce personnage s’esquiva, ce qui mit le comble à la fermentation révolutionnaire. Aussitôt les social-démocrates prirent la tête du mouvement de grève, qui gagna d’autres fabriques. Le 1° juillet, grève de 2 500 ouvriers des chemins de fer ; le 4 juillet, les ouvriers du port se mettent en grève, réclamant une augmentation de salaires allant de 80 kopeks à deux roubles et une réduction d’une demi-heure de la journée de travail. Le 6 juillet les marins se joignent au mouvement. Le 13 juillet, débrayage du personnel des tramways. Un rassemblement de tous les grévistes - 7 à 8 000 personnes - a lieu ; le cortège se forme, allant de fabrique en fabrique, grossit comme une avalanche jusqu’à compter une masse de 40 à 50000 personnes, et se rend au port pour organiser un débrayage général. Bientôt, dans toute la ville, règne la grève générale. A Kiev, débrayage le 21juillet dans les ateliers de chemin de fer. Là encore, ce qui déclenche la grève, ce sont les conditions misérables de travail et les revendications salariales. Le lendemain les fonderies suivent l’exemple. Le 23 juillet se produit un incident qui donne le signal de la grève générale. Dans la nuit, deux délégués des cheminots sont arrêtés ; les grévistes réclament leur mise en liberté immédiate ; devant le refus qui leur est opposé, ils décident d’empêcher les trains de sortir de la ville. A la gare, tous les grévistes avec leurs femmes et leurs enfants se postent sur les rails, véritable marée de têtes humaines. On menace d’ouvrir le feu sur eux. Les ouvriers découvrent leurs poitrines en criant : « Tirez ! » On tire sur la foule, on compte trente à quarante morts parmi lesquels des enfants et des femmes. A cette nouvelle, tout Kiev se met en grève. Les cadavres des victimes sont portés à bout de bras et accompagnés par un cortège imposant.
Réunions, prises de parole, arrestations, combats de rue isolés - Kiev est en pleine révolution. Le mouvement s’arrête vite ; mais les typographes ont gagné une réduction d’une heure de la journée de travail ainsi qu’une augmentation de salaire d’un rouble ; on accorde la journée de huit heures dans une fabrique de porcelaine ; les ateliers de chemins de fer sont fermés par décision ministérielle ; d’autres professions continuent une grève partielle pour leurs revendications. Par contagion, la grève générale gagne Nicolaiev, sous l’influence immédiate des nouvelles d’Odessa, de Bakou, de Batoum et de Tiflis, et malgré la résistance du comité social-démocrate, qui voulait retarder le déclenchement du mouvement jusqu’au moment où la troupe sortirait de la ville pour les manœuvres : il ne put freiner le mouvement de masse ; les grévistes allaient d’atelier en atelier ; la résistance de la troupe ne fit que jeter de l’huile sur le feu. Bientôt on vit se former des cortèges énormes qui entraînaient au son de chants révolutionnaires tous les ouvriers, les employés, le personnel des tramways, hommes et femmes. Le débrayage était total. A Ekaterinoslav les boulangers commencent la grève le 5 août ; le 7 ce sont les ouvriers des ateliers de chemin de fer ; puis toutes les autres usines ; le 8 août la circulation des tramways s’arrête, les journaux cessent de paraître. C’est ainsi que se forma la grandiose grève générale du sud de la Russie au cours de l’été 1903. Mille conflits économiques partiels, mille incidents « fortuits » convergèrent, confluant en un océan puissant ; en quelques semaines tout le sud de l’Empire tsariste fut transformé en une étrange République ouvrière révolutionnaire.
« Accolades fraternelles, cris d’enthousiasme et de ravissement, chants de liberté, rires joyeux, gaieté et transports de joie : c’était tout un concert qu’on entendait dans cette foule de milliers de personnes allant et venant à travers la ville du matin au soir. Il régnait une atmosphère d’euphorie ; on pouvait presque croire qu’une vie nouvelle et meilleure commençait sur la terre. Spectacle profondément émouvant et en même temps idyllique et touchant. » Ainsi écrivait alors le correspondant d’Osvobojdenié, organe libéral de M. Pierre de Struve.
Dès le début de l’année 1904, ce fut la guerre, ce qui pour un temps provoqua une interruption du mouvement de grève générale. Au commencement, on vit se répandre dans le pays une vague trouble de manifestations « patriotiques » organisées par la police. Le chauvinisme tsariste officiel commença par abattre la société bourgeoise « libérale ». Mais bientôt la social-démocratie reprit possession du champ de bataille ; aux manifestations policières de la canaille patriotique s’opposent des manifestations ouvrières révolutionnaires. A la fin les honteuses défaites de l’armée tsariste tirent la société libérale elle-même de son sommeil. L’ère des congrès, des banquets, des discours, des adresses et des manifestes libéraux et démocratiques commence. Momentanément diminué par la honte de la défaite, l’absolutisme dans son désarroi laisse faire ces messieurs qui voient s’ouvrir déjà devant eux le paradis libéral. Le libéralisme occupe le devant de la scène politique pour six mois, le prolétariat rentre dans l’ombre. Seulement, après une longue dépression, l’absolutisme se redresse, la camarilla rassemble ses forces ; il suffit de faire taper du pied les Cosaques pour chasser les libéraux dans leur trou, et ceci dès le mois de décembre. Et les discours, les congrès sont taxés de « prétention insolente » et interdits d’un trait de plume, le libéralisme se trouve subitement au bout de son latin. Mais au moment même où le libéralisme est désorienté commence l’action du prolétariat. En décembre 1904 éclate à la faveur du chômage la gigantesque grève générale de Bakou : la classe ouvrière occupe de nouveau le champ de bataille. La parole interdite est réduite au silence, l’action recommence. A Bakou, pendant plusieurs semaines, en pleine grève générale, la social-démocratie domine entièrement la situation ; les événements étranges de décembre dans le Caucase auraient provoqué une émotion extraordinaire s’ils n’avaient été rapidement débordés par le flot montant de la révolution dont ils étaient eux-mêmes l’origine. Les nouvelles fantaisistes et confuses sur la grève générale de Bakou n’étaient pas encore parvenues à toutes les extrémités de l’Empire, lorsqu’en janvier 1905 éclata la grève générale de Saint-Pétersbourg. Là encore, l’occasion qui déclencha le mouvement fut, comme on le sait, minime. Deux ouvriers des chantiers de Poutilov avaient été licenciés parce qu’ils appartenaient à l’association « légale » de Zoubatov. Cette mesure de rigueur provoqua le 16 janvier une grève de solidarité de tous les ouvriers de ces chantiers, au nombre de 12 000. La grève fut l’occasion pour les social-démocrates d’entreprendre une propagande active pour l’extension des revendications : ils réclamaient la journée de huit heures, le droit de coalition, la liberté de la parole et de la presse, etc. L’agitation qui animait les ateliers de Poutilov gagna rapidement les autres usines et, quelques jours après, 140 000 ouvriers étaient en grève. Après des délibérations en commun et des discussions orageuses fut élaborée la charte prolétarienne des libertés civiques, mentionnant comme première revendication la journée de huit heures ; c’est en portant cette charte que, le 22 janvier, 200 000 ouvriers, conduits par le prêtre Gapone [9], défilèrent devant le palais du tsar. En une semaine, le conflit provoqué par le licenciement de deux ouvriers des chantiers de Poutilov devenait le prologue de la plus puissante révolution des temps modernes. Les événements qui suivirent sont connus : la répression sanglante de Saint-Pétersbourg donnait lieu, en janvier et en février, dans tous les centres industriels et les villes de Russie, de Pologne, de Lituanie, des provinces baltes, du Caucase, de la Sibérie, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, à de gigantesques grèves de masse et à des grèves générales. Mais si l’on examine les choses de plus près, les grèves de masse prennent des formes différentes de celles de la période précédente cette fois ce sont partout les organisations social-démocrates qui appelèrent à la grève, partout c’est la solidarité révolutionnaire avec le prolétariat de Saint-Pétersbourg qui fut expressément désignée comme le motif et le but de la grève générale, partout il y eut dès le début des manifestations, des discours, des affrontements avec la troupe. Pourtant, là non plus, on ne peut parler ni de plan préalable, ni d’action organisée car l’appel des partis avait peine à suivre les soulèvements spontanés de la masse ; les dirigeants avaient à peine le temps de formuler des mots d’ordre, tandis que la masse des prolétaires allait à l’assaut. Autre différence, les grèves de masse et les grèves générales antérieures avaient leur origine dans la convergence des revendications salariales partielles ; celles-ci, dans l’atmosphère générale de la situation révolutionnaire et sous l’impulsion de la propagande social-démocrate, devenaient vite des manifestations politiques ; l’élément économique et l’éparpillement syndical en étaient le point de départ, l’action de classe concertée et la direction politique en étaient le résultat final. Ici le mouvement est inverse. Les grèves générales de janvier-février éclatèrent tout d’abord sous la forme d’une action révolutionnaire concertée sous la direction de la social-démocratie ; mais cette action s’éparpilla bientôt en une infinité de grèves locales, parcellaires, économiques, dans diverses régions, villes, professions, usines. Pendant tout le printemps de 1905 jusqu’au plein été on vit dans cet Empire gigantesque sourdre une lutte politique puissante du prolétariat entier contre le capital ; l’agitation gagne par en-haut les professions libérales et petites-bourgeoises, les employés de commerce, de banque, les ingénieurs, les comédiens, les artistes, et pénètre par en-bas jusque chez les gens de maison, les agents subalternes de la police, jusque même dans les couches du « sous-prolétariat », s’étendant en même temps dans les campagnes et frappant même aux portes des casernes. Voici la fresque immense et variée de la bataille générale du travail contre le capital ; nous y voyons se refléter toute la complexité de l’organisme social, de la conscience politique de chaque catégorie et de chaque région ; nous y voyons se développer toute la gamme des conflits depuis la lutte syndicale en bonne et due forme menée par l’armée d’élite bien entraînée du prolétariat industriel jusqu’à l’explosion anarchique de révolte d’une poignée d’ouvriers agricoles et au soulèvement confus d’une garnison militaire, depuis la révolte distinguée et discrète en manchettes et en col dur au comptoir d’une banque jusqu’aux protestations à la fois timides et audacieuses de policiers mécontents secrètement réunis dans un poste enfumé, obscur et sale.
Les partisans de « batailles ordonnées et disciplinées » conçues selon un plan et un schéma, ceux qui en particulier veulent toujours exactement savoir de loin comment « il aurait fallu faire », ceux-là estiment que ce fut une « grave erreur » que de morceler la grande action de grève générale politique de janvier 1905 en une infinité de luttes économiques, car cela aboutit à leurs yeux à paralyser cette action et à en faire un « feu de paille ». Même le parti social-démocrate russe, qui certes participa à la révolution, mais n’en fut pas l’auteur, et qui doit en apprendre les lois au fur et à mesure de son déroulement, se trouva quelque temps un peu désorienté par le reflux apparemment stérile de la première marée de grèves générales. L’histoire cependant, qui avait commis cette « grande erreur » accomplissait par là même un travail révolutionnaire gigantesque aussi inévitable qu’incalculable dans ses conséquences, sans se soucier des leçons de ceux qui s’instituaient eux-mêmes maîtres d’école.
Le brusque soulèvement général du prolétariat en janvier, déclenché par les événements de Saint-Pétersbourg, était dans son action extérieure, un acte politique révolutionnaire, une déclaration de guerre à l’absolutisme. Mais cette première lutte générale et directe des classes déclencha une réaction d’autant plus puissante à l’intérieur qu’elle éveillait pour la première fois, comme par une secousse électrique, le sentiment et la conscience de classe chez des millions et des millions d’hommes. Cet éveil de la conscience de classe se manifeste immédiatement de la manière suivante : une masse de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d’acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale et économique, dont elle subissait l’esclavage depuis des décennies sous le joug du capitalisme. Aussitôt se déclenche un soulèvement général et spontané en vue de secouer ce joug, de briser ces chaînes. Sous mille formes les souffrances du prolétariat moderne ravivent le souvenir de ces vieilles plaies toujours saignantes. Ici on lutte pour la journée de huit heures, là, contre le travail aux pièce. Ici on emmène sur des charrettes à bras les maîtres brutaux après les avoir ligotés dans un sac ; ailleurs, on combat l’infâme système des amendes ; partout on lutte pour meilleurs salaires, ici et là pour la suppression du travail à domicile. Les métiers anachroniques et dégradés des grandes villes, les petites villes provinciales assoupies jusque-là dans un sommeil idyllique, le village avec son système de propriété hérité du servage - tout cela est tiré brusquement du sommeil par le coup de tonnerre de janvier, prend conscience de ses droits et cherche fiévreusement à réparer le temps perdu. Ici la lutte économique fut donc en réalité non un morcellement, non un émiettement de l’action, mais un changement de front : la première bataille générale contre l’absolutisme devient soudain et tout naturellement un règlement de comptes général avec le capitalisme, et celui-ci, conformément à sa nature, revêt la forme de conflits partiels pour les salaires. Il est faux de dire que l’action politique de classe janvier fut brisée parce que la grève générale s’émietta en grèves économiques. C’est le contraire qui est vrai : une fois épuisé le contenu possible de l’action politique, compte tenu de la situation donnée, et de la phase où se trouvait la révolution, celle-ci s’émietta ou plutôt se transforma en action économique. En fait, que pouvait obtenir de plus la grève générale de janvier ? Il fallait être inconscient pour s’attendre à ce que l’absolutisme fût écrasé d’un coup par une seule grève générale « prolongée » selon le modèle anarchiste. C’est par le prolétariat que l’absolutisme doit être renversé en Russie. Mais le prolétariat a besoin pour cela d’un haut degré d’éducation politique, de conscience de classe et d’organisation. Il ne peut apprendre tout cela dans les brochures ou dans les tracts, mais cette éducation, il l’acquerra à l’école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche. D’ailleurs, l’absolutisme ne peut pas être renversé n’importe quand, à l’aide simplement d’une dose suffisante « d’efforts » et de « persévérance ». La chute de l’absolutisme n’est qu’un signe extérieur de l’évolution intérieure des classes dans la société russe. Auparavant, pour que l’absolutisme soit renversé, il faut que la structure interne de la future Russie bourgeoise soit établie, que sa structure d’Etat moderne de classes soit constituée. Cela implique la division et la diversification des couches sociales et des intérêts, la constitution, non seulement du parti prolétarien révolutionnaire, mais encore des divers partis : libéral, radical, petit-bourgeois, conservateur et réactionnaire ; cela implique l’éveil à la connaissance, la conscience de classe non seulement des couches populaires, mais encore des couches bourgeoises ; mais ces dernières ne peuvent se constituer et mûrir que dans la lutte au cours de la révolution en marche, à l’école vivante des événements, dans l’affrontement avec le prolétariat et entre elles dans un frottement continuel et réciproque. Cette division et cette maturation des classes dans la société bourgeoise, ainsi que leur action dans la lutte contre l’absolutisme, sont à la fois entravées et gênées d’une part, stimulées et accélérées d’autre part, par le rôle dominant et particulier du prolétariat et par son action de classe. Les divers courants souterrains du processus révolutionnaire s’entrecroisent, se font obstacle mutuellement, avivent les contradictions internes de la révolution, ce qui a pour résultat cependant de précipiter et d’intensifier la puissante explosion. Ainsi ce problème en apparence si simple, si peu complexe, purement mécanique : le renversement de l’absolutisme, exige tout un processus social très long ; il faut que le terrain social soit labouré de fond en comble, que ce qui est en bas apparaisse à la surface, que ce qui est en haut soit enfoui profondément, que « l’ordre » apparent se mue en chaos et qu’à partir de « l’anarchie » apparente soit créé un ordre nouveau. Or, dans ce processus du bouleversement des structures sociales de l’ancienne Russie, ce n’est pas seulement le coup de tonnerre de la grève générale de janvier, mais bien plus encore le grand orage du printemps et de l’été suivants et les grèves économiques qui jouèrent un rôle irremplaçable. La bataille générale et acharnée du salariat contre le capital a contribué à la fois à la différenciation des diverses couches populaires et à celle des couches bourgeoises, à la formation d’une conscience de classe dans le prolétariat révolutionnaire, comme aussi dans la bourgeoisie libérale et conservatrice. Si, dans les villes, les revendications salariales ont contribué à la création du grand parti monarchique des industriels de Moscou, la grande révolte paysanne de Livonie a entraîné la rapide liquidation du fameux libéralisme aristocrate et agrarien des Zemtvos. Mais en même temps la période des batailles économiques du printemps et de l’été 1905 a, grâce à la propagande intense menée par la social-démocratie et grâce à sa direction politique, permis au prolétariat des villes de tirer après coup les leçons du prologue de janvier et de prendre conscience des tâches futures de la révolution. A ce premier résultat s’ajoute un autre de caractère social durable : l’élévation générale du niveau de vie du prolétariat sur le plan économique, social et intellectuel. Les grèves du printemps 1905 ont presque toutes eu une issue victorieuse. Citons seulement, à titre d’exemple choisi parmi une collection de faits énormes et dont on ne peut pas encore mesurer l’ampleur, un certain nombre de données sur quelques grèves importantes, qui se sont toutes déroulées à Varsovie sous la conduite de la social-démocratie polonaise et lituanienne. Dans les plus grandes entreprises métallurgiques de Varsovie : Société anonyme Lilpop, Rau et Löwenstein, Rudzki et Cie, Bormann Schwede et Cie, Handtke, Gerlach et Pulst, Geisler frères, Eberhard, Wolski et Cie, Société anonyme Conrad et Jarmuskiescicz, Weber et Daehm, Gwizdzinski et Cie, Tréfileries Wolanoski, Société anonyme Gostynski et Cie, K. Brun et fils, Fraget, Norblin, Werner, Buch, Kenneberg frères, Labor, fabrique de lampes Dittmar, Serkowski, Weszynski, en tout 22 établissements, les ouvriers obtinrent, après une grève de 4 à 5 semaines (commencée le 25 et le 26 janvier) la journée de travail de 9 heures ainsi qu’une augmentation de salaires de 15 à 25 % ; ainsi que diverses améliorations de moindre importance. Dans les plus grands chantiers de l’industrie du bois de Varsovie, notamment chez Karmanski, Damiecki, Gromel, Szerbinski, Trenerovski, Horn, Bevensee, Twarkovski, Daab et Martens, en tout dix établissements, les grévistes obtinrent dès le 23 février, la journée de 9 heures ; ils ne s’en contentèrent pas cependant et maintinrent l’exigence de la journée de 8 heures, qu’ils réussirent à obtenir une semaine plus tard en même temps qu’une augmentation de salaires. Toute l’industrie du bâtiment se mit en grève le 27 février, réclamant, selon le mot d’ordre donné par la social-démocratie, la journée de huit heures ; le 11 mars, elle obtenait la journée de 9 heures, une augmentation de salaires pour toutes le catégories, le paiement régulier du salaire par semaine, etc. Les peintres en bâtiment, les charrons, les selliers, et le forgerons obtinrent ensemble la journée de 8 heures sans réduction de salaire. Les ateliers de téléphone furent en grève pendant dix jours et obtinrent la journée de 8 heures ainsi qu’une augmentation de salaire de 10 à 15 %. La grande usine de tissage de lin de Hielle et Dietrich (10 000 ouvriers) obtint après neuf semaines de grève une réduction d’une heure de la journée de travail et des augmentations de salaire allant de 5 à 10 %. On constate des résultats analogues avec des variantes infinies dans toutes les autres industries de Varsovie, de Lodz, de Sosnovice.
Dans la Russie proprement dite, la journée de 8 heures fut obtenue :
en décembre 1904, par plusieurs catégories des ouvriers du naphte à Bakou,
en mai 1905, par les ouvriers des sucreries du district de Kiev ;
en janvier, dans l’ensemble des imprimeries de la ville de Samara (en même temps qu’une augmentation des salaires aux pièces et la suppression des amendes) ;
en février, dans la fabrique d’instruments de médecine de l’armée, dans une ébénisterie et dans la fabrique de cartouches de Saint-Pétersbourg. - De plus, on instaura dans les mines de Vladivostok un système de travail par équipes de huit heures ;
en mars, dans l’atelier mécanique de l’imprimerie des papiers d’Etat, appartenant à l’Etat ;
en avril, chez les forgerons de la ville de Bodroujsk ;
en mai, chez les employés des tramways électriques à Tiflis ; en mai fut introduite également la journée de 8 heures et demie dans l’énorme entreprise de tissage de laine de Morosov (en même temps qu’on supprimait le travail de nuit et qu’on augmentait les salaires de 8 %) ;
en juin, on introduisait la journée de 8 heures dans plusieurs moulins à huile de Saint-Pétersbourg et de Moscou ;
la journée de huit heures et demie en juillet chez les forgerons du port de Saint-Pétersbourg ;
en novembre, dans toutes les imprimeries privées de la ville d’Orel, ainsi qu’une augmentation de 20 % des salaires à l’heure et de 100 % des salaires aux pièces, on instituait également un comité d’arbitrage composé en nombre égal de patrons et d’ouvriers.
La journée de neuf heures dans tous les ateliers de chemins de fer en février ; dans beaucoup d’arsenaux nationaux de guerre et de chantiers navals ; dans la plupart des usines de Berdjansk ; dans toutes les imprimeries de Poltava et de Minsk ; la journée de neuf heures et demie dans les bassins maritimes, le chantier et la fonderie mécanique de Nicolaiev ; en juin, après une grève générale des garçons de café de Varsovie, elle fut introduite dans la plupart des restaurants et cafés en même temps qu’une augmentation de salaires de 20 à 40 % et un congé de quinze jours par an.
La journée de dix heures dans presque toutes les fabriques de Lodz, Sosnovice, Riga, Kovno, Reval, Dorpat, Minsk, Kharkov ; chez les boulangers d’Odessa ; dans les ateliers artisanaux à Kichinev, dans plusieurs fabriques de chapeaux de Saint-Pétersbourg ; dans les fabriques d’allumettes de Kovno (en même temps qu’une augmentation de salaire de 10 %), dans tous les chantiers navals de l’Etat et chez tous les ouvriers des ports.
Les augmentations de salaires sont généralement moins considérables que la réduction du temps de travail, mais néanmoins importantes ainsi, à Varsovie, dans le courant du mois de mars 1905, les ateliers municipaux instaurèrent une augmentation de salaire de 15 %, à Ivanovo-Voznessensk, centre d’industries textiles, les augmentations de salaire atteignirent entre 7 et 15 % ; à Kovno, 75 % de la population ouvrière totale bénéficièrent des augmentations de salaire. On instaura un salaire minimum fixe dans un certain nombre de boulangeries d’Odessa, dans les chantiers maritimes de la Néva à Saint-Pétersbourg, etc. A la vérité, ces avantages ont été plus d’une fois retirés tantôt à un endroit, tantôt à un autre. Mais cela ne fut que l’occasion de nouvelles batailles, de revanches plus acharnées encore ; c’est ainsi que la période des grèves du printemps de 1905 introduisit elle-même une série infinie de conflits économiques toujours plus vastes et plus enchevêtrés qui durent encore à l’heure actuelle. Dans les périodes d’accalmie extérieure de la révolution, où les dépêches ne font parvenir aucune nouvelle sensationnelle du front russe, où le lecteur d’Europe occidentale repose son journal quotidien en constatant avec déception qu’il n’y a « rien de neuf » en Russie, en réalité la révolution poursuit sans trêve, jour après jour, heure après heure, son immense travail souterrain, minant les profondeurs de l’empire tout entier. La lutte économique intense fait passer rapidement, par des méthodes accélérées, du stade de l’accumulation primitive de l’économie patriarcale fondée sur le pillage, au stade de la civilisation plus moderne. Actuellement la Russie est en avance, en ce qui concerne la durée réelle du travail, non seulement sur la législation russe qui prévoit une journée de travail de onze heures et demie, mais sur les conditions effectives du travail en Allemagne. Dans la plupart des branches de la grande industrie russe on pratique aujourd’hui la journée de huit heures, qui constitue, aux yeux-mêmes de la social-démocratie allemande, un objectif inaccessible. Bien plus, ce « constitutionnalisme industriel » tant souhaité en AIlemagne, objet de tous les vœux, au nom duquel les adeptes d’une tactique opportuniste voudraient garder les eaux stagnantes du parlementarisme - seule voie possible du salut - à l’abri de tout souffle d’air un peu vif, a vu le jour en Russie, en pleine tempête révolutionnaire, en même temps que le « constitutionnalisme » politique. En réalité, ce qui s’est produit, ce n’est pas seulement une élévation générale du niveau de vie de la classe ouvrière, ni non plus de son niveau de civilisation. Le niveau de vie, sous une forme durable de bien-être matériel, n’a pas de place dans la révolution. Celle-ci est pleine de contradictions et de contrastes, elle entraîne tantôt des victoires économiques surprenantes, tantôt les revanches les plus brutales du capitalisme : aujourd’hui la journée de huit heures, demain les lock-out en masse et la famine totale pour des centaines de milliers de gens. Le résultat le plus précieux, parce que permanent dans ce flux et reflux brusque de la révolution est d’ordre spirituel : la croissance par bonds du prolétariat sur le plan intellectuel et culturel donne une garantie absolue de son irrésistible progrès futur dans la lutte économique aussi bien que politique.
Mais ce n’est pas tout les rapports mêmes entre ouvriers et patrons sont bouleversés : depuis la grève générale de janvier et les grèves suivantes de 1905, le principe du capitaliste maître chez lui est pratiquement supprimé. On a vu se constituer spontanément dans les plus grandes usines de tous les centres industriels importants des Comités ouvriers, seules instances avec qui le patron traite et qui arbitrent tous les conflits. Et enfin, plus encore les grèves en apparence chaotiques et l’action révolutionnaire « inorganisée » qui ont suivi la grève générale de janvier deviennent le point de départ d’un précieux travail d’organisation. L’histoire se moque des bureaucrates amoureux des schémas préfabriqués, gardiens jaloux du bonheur des syndicats. Les organisations solides conçues comme des forteresses inexpugnables, et dont il faut assurer l’existence avant de songer éventuellement à entreprendre une hypothétique grève de masse en Allemagne, - ces organisations au contraire sont issues de la grève de masse elle-même. Et tandis que les gardiens jaloux des syndicats allemands craignent avant tout de voir se briser en mille morceaux ces organisations, comme de la porcelaine précieuse au milieu du tourbillon révolutionnaire, la révolution russe nous présente un tableau tout différent ce qui émerge des tourbillons et de la tempête, des flammes et du brasier des grèves de masse, telle Aphrodite surgissant de l’écume des mers, ce sont ... des syndicats neufs et jeunes, vigoureux et ardents. Ne citons encore une fois qu’un petit exemple, mais typique pour tout l’Empire. Au cours de la deuxième conférence des syndicats russes, qui eut lieu à la fin de février 1906 à Saint-Pétersbourg, le délégué des syndicats pétersbourgeois présenta un rapport sur le développement des organisations syndicales dans la capitale des tsars, rapport dans lequel il disait :
« Le 22 janvier 1905, qui a balayé l’association de Gapone, a marqué une étape. La masse des travailleurs a appris par la force des événements à apprécier l’importance de l’organisation et ils ont compris qu’ils pouvaient seuls créer ces organisations. C’est en liaison directe avec le mouvement de janvier que naît à Saint-Pétersbourg le premier syndicat : celui des typographes. La commission élue pour l’étude des tarifs a élaboré les statuts et le 19 juin fut le premier jour de l’existence du syndicat. Les syndicats des comptables et teneurs de livres virent le jour à peu près en même temps. A côté de ces organisations dont l’existence était presque publique (et légale) on vit surgir entre janvier et octobre 1905 des syndicats semi-légaux et illégaux. Citons parmi les premiers celui des aides pharmaciens et celui des employés de commerce. Parmi les syndicats légaux il faut mentionner l’Union des horlogers dont la première séance secrète eut lieu le 24 avril. Toutes les tentatives pour convoquer une Assemblée Générale publique échouèrent contre la résistance obstinée de la police et des patrons représentés par la Chambre de Commerce. Cet échec n’a pas empêché l’existence du syndicat qui tint des assemblées secrètes de ses adhérents le 9 juin et le 14 août, sans compter les séances du bureau des Syndicats. Le Syndicat des tailleurs et tailleuses fut fondé au printemps de 1905 au cours d’une réunion secrète tenue en pleine forêt à laquelle assistaient 70 tailleurs. Après avoir discuté du problème de la fondation, une Commission élue fut chargée d’élaborer les statuts. Toutes les tentatives de la Commission pour assurer au syndicat une existence légale sont restées sans effet. Son action se limita à la propagande ou au recrutement dans les différents ateliers. Un sort pareil était réservé au Syndicat des cordonniers. En juillet une réunion secrète fut convoquée la nuit dans un bois hors de la ville. Plus de cent cordonniers furent réunis ; on présenta un rapport sur l’importance des syndicats, sur leur histoire dans l’Europe occidentale, et leur mission en Russie. Là-dessus, on décida de fonder un syndicat, une commission de 12 membres fut élue et chargée de rédiger les statuts et de convoquer une Assemblée générale des cordonniers. Les statuts furent rédigés, mais on n a pu jusqu’ici ni les imprimer ni convoquer l’Assemblée générale. »
Tels furent les difficiles débuts des syndicats. Puis vinrent les journées d’octobre, la deuxième grève générale, l’ukase du 30 octobre, et la courte « période constitutionnelle ». Les travailleurs se jetèrent avec enthousiasme dans les flots de la liberté politique, afin de l’utiliser au travail d’organisation A côté des activités politiques quotidiennes - réunions, discussions, fondations de groupes - on se mit immédiatement au travail d’organisation des syndicats. En octobre et novembre quarante syndicats nouveaux furent créés à Saint-Pétersbourg. Tout de suite on fonda un « bureau central », c’est-à-dire une union de syndicats ; plusieurs journaux syndicaux paraissent, et même à partir de novembre un organe central Le Syndicat. La description de ce qui s’est passé à Saint-Pétersbourg s’applique à Moscou et à Odessa, à Kiev et à Nicolaiev, à Saratov, et à Voronej, à Samara et à Nijni-Novgorod, à toutes les grandes villes de la Russie et plus encore à la Pologne. Les syndicats de toutes ces villes cherchent à prendre contact entre eux ; ils tiennent des conférences. La fin de la « période constitutionnelle » et le retour à la réaction de décembre 1905 mettent provisoirement fin à l’activité publique large des Syndicats, sans pour autant amener leur dépérissement. Ils se maintiennent clandestinement en tant qu’organisations et poursuivent en même temps officiellement les revendications salariales. C’est un mélange original d’activité syndicale à la fois légale et illégale correspondant aux contradictions de la situation révolutionnaire. Mais au milieu même de la lutte, le travail d’organisation se poursuit avec sérieux, voire avec pédantisme. Les syndicats de la social-démocratie polonaise et lituanienne, par exemple, qui, au dernier Congrès du Parti (en juillet 1906) étaient représentés par cinq délégués, et comprenaient dix mille membres cotisants, sont pourvus de statuts réguliers, de cartes d’adhérents imprimées, de timbres mobiles, etc. Et ces mêmes boulangers et cordonniers, métallurgistes et typographes, de Varsovie et de Lodz, qui en juin 1905 étaient sur les barricades et, en décembre, n’attendaient qu’un mot d’ordre de Saint-Pétersbourg pour descendre dans la rue, trouvent le temps de réfléchir sérieusement entre deux grèves, entre la prison et le lock-out, en plein état de siège, et de discuter à fond et attentivement des statuts syndicaux. Bien plus, ceux qui se battaient hier et qui se battront demain sur les barricades ont plus d’une fois au cours des réunions blâmé sévèrement leurs dirigeants et les ont menacés de quitter le Parti parce qu’on n’avait pu imprimer assez vite les cartes syndicales - dans des imprimeries clandestines et sous la menace constante de poursuites policières. Cet enthousiasme et ce sérieux durent encore jusqu’à ce jour. Au cours des deux premières semaines de juillet 1906 furent créés - pour citer un exemple - quinze nouveaux syndicats à Ekaterinoslav ; à Kostroma six, d’autres à Kiev, Poltava, à Smolensk, à Tcherkassy, Proskourov, - et jusque dans les plus petites localités des districts provinciaux. A la séance tenue le 5 juin dernier (1906) par l’Union des Syndicats de Moscou, il fut décidé, conformément aux conclusions des rapports des délégués de chaque syndicat que les syndicats devraient veiller à la discipline de leurs adhérents, et les empêcher de prendre part à des combats de rue, parce que la grève de masse est considérée comme inopportune. En face de provocations éventuelles du gouvernement ils doivent veiller à ce que la masse ne descende pas dans la rue. Enfin l’Union a décidé que pendant tout le temps où un syndicat mène une grève, les autres doivent s’abstenir de revendications salariales. La plupart des luttes économiques sont désormais dirigées par les syndicats [10].
C’est ainsi que la grande lutte économique dont le point de départ a été la grève générale de janvier et qui continue jusqu’à ce jour, constitue l’arrière-plan de la révolution, d’où l’on voit tantôt jaillir des explosions isolées, tantôt éclater d’immenses batailles du prolétariat tout entier - sous l’influence conjuguée et alternée de la propagande politique et des événements extérieurs. Citons quelques-unes de ces explosions successives : à Varsovie, le 1° mai 1905, à l’occasion de la fête du travail, une grève générale totale sans exemple jusque-là, accompagnée d’une manifestation de masse parfaitement pacifique, se termina par un affrontement sanglant de la foule désarmée avec la troupe. A Lodz, en juin, la dispersion par l’armée d’un rassemblement de masse donna lieu à une manifestation de cent mille ouvriers, à l’occasion de l’enterrement de quelques victimes de la soldatesque, à un nouvel accrochage avec l’armée, et finalement à la grève générale -celle-ci aboutissant les 23, 24 et 25 mai à un combat de barricades, le premier de l’Empire des tsars. C’est en juin également qu’éclata dans le port d’Odessa à propos d’un petit incident à bord du cuirassé Potemkine la première grande révolte de matelots de la flotte de la mer Noire qui provoqua en contrecoup une immense grève de masse à Odessa et à Nicolaiev. Cette mutinerie eut d’autres répercussions encore : une grève et des révoltes de marins à Cronstadt, Libau, et Vladivostok.
En octobre eut lieu à Saint-Pétersbourg l’expérience révolutionnaire de l’instauration de la journée de 8 heures. Le Conseil des délégués ouvriers décide d’introduire par des méthodes révolutionnaires la journée de 8 heures. C’est ainsi qu’à une date déterminée tous les ouvriers de Saint-Pétersbourg déclareront à leurs patrons qu’ils refusent de travailler plus de 8 heures par jour et quitteront leurs lieux de travail à l’heure ainsi fixée. Cette idée fut l’occasion d’une campagne intense de propagande, fut accueillie et exécutée avec enthousiasme, par le prolétariat qui ne regarda pas aux plus grands sacrifices. C’est ainsi par exemple que pour les ouvriers du textile, qui jusqu’alors étaient payés aux pièces, et dont la journée de travail était de onze heures, la journée de huit heures représentait une perte de salaire énorme, qu’ils acceptèrent cependant sans hésitation. En l’espace d’une semaine on avait introduit dans toutes les usines et ateliers de Saint-Pétersbourg la journée de huit heures, et la joie de la classe ouvrière ne connaît plus de bornes. Bientôt cependant, le patronat, d’abord désemparé, se prépare à la riposte partout on menace de fermer les usines. Un certain nombre d’ouvriers acceptent de négocier, obtenant ici la journée de dix heures, là la journée de neuf heures. Cependant, l’élite du prolétariat de Saint-Pétersbourg, les ouvriers des grandes usines nationales de métallurgie, restent inébranlables il s’ensuit un lock-out, 45 à 50 000 ouvriers sont mis à la rue pour un mois. De ce fait, le mouvement en faveur de la journée de huit heures se poursuit dans la grève générale de décembre, déclenchée en grande partie par le lock-out. Cependant dans l’intervalle survient en octobre, en riposte au projet de Douma de Boulygine [11], la seconde et très puissante grève générale déclenchée sur un mot d’ordre des cheminots et qui s’étend à l’Empire tout entier. Cette seconde grande action révolutionnaire du prolétariat revêt un caractère sensiblement différent de la première grève de janvier. La conscience politique y joue un rôle beaucoup plus important. Certes, l’occasion qui déclencha la grève de masse fut ici encore accessoire et apparemment fortuite il s’agit du conflit entre les cheminots et l’administration, à propos de la Caisse des Retraites. Mais le soulèvement général du prolétariat industriel qui suivit est soutenu par une pensée politique claire. Le prologue de la grève de janvier avait été une supplique adressée au tsar afin d’obtenir la liberté politique ; le mot d’ordre de la grève d’octobre était : « Finissons-en avec la comédie constitutionnelle du tsarisme ! » Et grâce au succès immédiat de la grève générale qui se traduisit par le manifeste tsariste du 30 octobre, le mouvement ne reflue pas en lui-même comme en janvier pour revenir au début de la lutte économique mais déborde vers l’extérieur, exerçant avec ardeur la liberté politique nouvellement conquise. Des manifestations, des réunions, une presse toute jeune, des discussions publiques, des massacres sanglants, pour terminer les réjouissances, suivis de nouvelles grèves de masse et de nouvelles manifestations, tel est le tableau mouvementé des journées de novembre et de décembre. En novembre, à l’appel de la social-démocratie, est organisée à Saint-Pétersbourg la première grève démonstrative de protestation contre la répression sanglante et la proclamation de l’état de siège en Livonie et en Pologne. Le rêve de la Constitution est suivi d’un réveil brutal. Et l’agitation sourde finit par déclencher en décembre la troisième grève générale de masse, qui s’étend à l’Empire tout entier. Cette fois, le cours et l’issue en sont tout autres que dans les deux cas précédents. L’action politique ne cède pas la place à l’action économique comme en janvier, mais elle n’obtient pas non plus une victoire rapide comme en octobre. La camarilla tsariste ne renouvelle pas ses essais d’instaurer une liberté politique véritable, et l’action révolutionnaire se heurte ainsi pour la première fois dans toute son étendue à ce mur inébranlable : la force matérielle de l’absolutisme. Par l’évolution logique interne des événements en cours, la grève de masse se transforme en révolte ouverte, en lutte armée, en combats de rue et de barricades à Moscou. Les journées de décembre à Moscou sont le point culminant de l’action politique et du mouvement de grèves de masse, clôturant ainsi la première année laborieuse de la révolution. Les événements de Moscou montrent en une image réduite l’évolution logique et l’avenir du mouvement révolutionnaire dans son ensemble : son aboutissement inévitable en une révolte générale ouverte ; celle-ci cependant ne peut se produire qu’après un entraînement acquis par une série de révoltes partielles et préparatoires, aboutissant provisoirement à des « défaites » extérieures et partielles, pouvant apparaître chacune comme « prématurée ».
L’année 1906 est celle des élections et de l’épisode de la Douma. Le prolétariat, animé d’un puissant instinct révolutionnaire lui permettant d’avoir une vue claire de la situation, boycotte la farce constitutionnelle tsariste. Le libéralisme occupe de nouveau pour quelques mois le devant de la scène politique. Il semble que ce soit la situation de 1904 qui revienne l’action cède la place à la parole et le prolétariat rentre dans l’ombre pour quelque temps, pour se consacrer avec plus d’ardeur encore à la lutte syndicale et au travail d’organisation. Les grèves de masse cessent, tandis que jour après jour les libéraux font jaillir les fusées de leur éloquence. Enfin le rideau de fer s’abaisse brusquement, les acteurs sont dispersés, des fusées d’éloquence libérale, il ne reste que la fumée et la poussière. Une tentative de la social-démocratie pour appeler à manifester par une quatrième grève de masse en faveur de la Douma et du rétablissement de la liberté de parole tombe à plat. La grève politique de masse a épuisé son rôle en tant que telle, et le passage de la grève au soulèvement général du peuple et aux combats de rue n’est pas mûr. L’épisode libéral est fini, l’épisode prolétarien n’a pas encore recommencé. La scène reste provisoirement vide.
Partie IV
Dans les pages qui précèdent nous avons tenté d’esquisser en quelques traits sommaires l’histoire de la grève de masse en Russie. Un simple coup d’œil rapide sur cette histoire nous en donne une image qui ne ressemble en rien à celle qu’on se fait habituellement en Allemagne de la grève de masse au cours des discussions. Au lieu du schéma rigide et vide qui nous montre une « action » politique linéaire exécutée avec prudence et selon un plan décidé par les instances suprêmes des syndicats, nous voyons un fragment de vie réelle fait de chair et de sang qu’on ne peut arracher du milieu révolutionnaire, rattachée au contraire par mille liens à l’organisme révolutionnaire tout entier. La grève de masse telle que nous la montre la révolution russe est un phénomène si mouvant qu’il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution. Son champ d’application, sa force d’action, les facteurs de son déclenchement, se transforment continuellement. Elle ouvre soudain à la révolution de vastes perspectives nouvelles au moment où celle-ci semblait engagée dans une impasse. Et elle refuse de fonctionner au moment où l’on croit pouvoir compter sur elle en toute sécurité. Tantôt la vague du mouvement envahit tout l’Empire, tantôt elle se divise en un réseau infini de minces ruisseaux ; tantôt elle jaillit du sol comme une source vive, tantôt elle se perd dans la terre. Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades - toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l’une sur l’autre c’est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants. Et la loi du mouvement de ces phénomènes apparaît clairement elle ne réside pas dans la grève de masse elle-même, dans ses particularités techniques, mais dans le rapport des forces politiques et sociales de la révolution. La grève de masse est simplement la forme prise par la lutte révolutionnaire et tout décalage dans le rapport des forces aux prises, dans le développement du Parti et la division des classes, dans la position de la contre-révolution, tout cela influe immédiatement sur l’action de la grève par mille chemins invisibles et incontrôlables. Cependant l’action de la grève elle-même ne s’arrête pratiquement pas un seul instant. Elle ne fait que revêtir d’autres formes, que modifier son extension, ses effets. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son moteur le plus puissant. En un mot la grève de masse, comme la révolution russe nous en offre le modèle, n’est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l’effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution. A partir de là on peut déduire quelques points de vue généraux qui permettront de juger le problème de la grève de masse.
1° Il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est bien plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies. Si l’on considère les innombrables et différentes grèves de masse qui ont eu lieu en Russie depuis quatre ans, une seule variante et encore d’importance secondaire correspond à la définition de la grève de masse, acte unique et bref de caractère purement politique, déclenché et stoppé à volonté selon un plan préconçu, il s’agit là de la pure grève de démonstration. Dans tout le cours de la période de cinq ans nous ne voyons en Russie que quelques grèves de ce genre en petit nombre et, fait remarquable, limitées ordinairement à une ville. Citons entre autres la grève générale annuelle du 1° mai à Varsovie et à Lodz - dans la Russie proprement dite l’usage n’est pas encore largement répandu, de célébrer le 1° mai par un arrêt de travail - la grève de masse de Varsovie le il septembre 1905 à l’occasion des obsèques du condamné à mort Martin Kasprzak [12] ; celle de novembre 1905 à Saint-Pétersbourg en protestation contre la proclamation de l’état de siège en Pologne et en Livonie ; celle du 22 janvier 1906 à Varsovie, Lodz, Czenstochau et dans le bassin minier de Dombrowa, ainsi que dans certaines villes russes en commémoration du dimanche sanglant de Saint-Pétersbourg ; en juillet 1906 une grève générale à Tiflis en manifestation de solidarité à l’égard des soldats condamnés pour mutinerie et enfin pour la même raison en septembre de cette année pendant le procès militaire de Reval. Toutes les autres grèves de masse partielles ou grèves générales furent non pas des grèves de démonstration mais de lutte ; comme telles elles naquirent spontanément à l’occasion d’incidents particuliers locaux et fortuits et non d’après un plan préconçu et délibéré et, avec la puissance de forces élémentaires, elles prirent les dimensions d’un mouvement de grande envergure ; elles ne se terminaient pas par une retraite ordonnée, mais se transformaient tantôt en luttes économiques, tantôt en combats de rues, et tantôt s’effondraient d’elles-mêmes.
Dans ce tableau d’ensemble, les grèves de démonstration politique pure jouèrent un rôle mineur - celui de points minuscules et isolés au milieu d’une grande surface. Si l’on considère les choses selon la chronologie, on remarque ceci : les grèves de démonstration qui, à la différence des grèves de lutte, exigent un niveau très élevé de discipline de parti, une direction politique et une idéologie politique conscientes, et apparaissent donc selon le schéma comme la forme la plus haute et la plus mûre de la grève de masse, sont surtout importantes au début du mouvement. Ainsi le débrayage total du 1° mai 1905 à Varsovie, premier exemple de l’application parfaite d’une décision du Parti, fut un événement d’une grande portée pour le mouvement prolétarien en Pologne. De même la grève de solidarité en novembre 1905 à Saint-Pétersbourg, premier exemple d’une action de masse concertée, fit sensation. De même la « grève de masse à l’essai » des camarades de Hambourg le 17 janvier 1906 tiendra une place considérable dans l’histoire de la future grève de masse en Allemagne : elle est la première tentative spontanée d’user de cette arme si discutée, tentative réussie du reste, qui témoigne de la combativité des ouvriers de Hambourg.
De même, la période de grève de masse, une fois commencée sérieusement en Allemagne, aboutira à coup sûr à l’instauration de la fête du 1° mai avec un arrêt général du travail. Cette fête du 1° mai pourrait être célébrée comme la première démonstration sous le signe des luttes de masse. En ce sens ce « vieux cheval de bataille », comme on a appelé le 1° mai au Congrès syndical de Cologne, a encore un grand avenir devant lui et est appelé à jouer un rôle important dans la lutte de classe prolétarienne en Allemagne. Cependant avec le développement des luttes révolutionnaires, l’importance de telles démonstrations diminue rapidement. Les mêmes facteurs qui rendaient objectivement possible le déclenchement des grèves de démonstration selon un plan conçu à l’avance et d’après le mot d’ordre des partis, à savoir la croissance de la conscience politique et de l’éducation du prolétariat, rendent impossible cette sorte de grève ; aujourd’hui le prolétariat russe, et plus précisément l’avant-garde la plus active de la masse, ne veut plus rien savoir des grèves de démonstration ; les ouvriers n’entendent plus la plaisanterie et ne veulent plus que des luttes sérieuses avec toutes leurs conséquences. S’il est vrai qu’au cours de la première grande grève de masse en janvier 1905 l’élément démonstratif jouait encore un grand rôle - sous une forme non pas délibérée, mais instinctive et spontanée - en revanche la tentative du Comité Central du Parti social-démocrate russe pour appeler au mois d’août à une grève de masse en faveur de la Douma échoua entre autres à cause de l’aversion du prolétariat conscient à l’égard d’actions tièdes et de pure démonstration.
2° Mais si nous considérons non plus cette variété mineure que représente la grève de démonstration, mais la grève de lutte telle qu’aujourd’hui en Russie elle constitue le support réel de l’action prolétarienne, on est frappé du fait que l’élément économique et l’élément politique y sont indissolublement liés. Ici encore la réalité s’écarte du schéma théorique ; la conception pédante, qui fait dériver logiquement la grève de masse politique pure de la grève générale économique comme en étant le stade le plus mûr et le plus élevé et qui distingue soigneusement les deux formes l’une de l’autre, est démentie par l’expérience de la révolution russe. Ceci n’est pas seulement démontré historiquement par le fait que les grèves de masse - depuis la première grande grève revendicative des ouvriers du textile à Saint-Pétersbourg en 1896-97 jusqu’à la dernière grande grève de décembre 1905 sont passées insensiblement du domaine des revendications économiques à celui de la politique, si bien qu’il est presque impossible de tracer des frontières entre les unes et les autres. Mais chacune des grandes grèves de masse retrace, pour ainsi dire en miniature, l’histoire générale des grèves en Russie, commençant par un conflit syndical purement revendicatif ou du moins partiel, parcourant ensuite tous les degrés jusqu’à la manifestation politique. La tempête qui ébranla le sud de la Russie en 1902 et 1903 commença à Bakou, nous l’avons vu, par une protestation contre la mise à pied de chômeurs ; à Rostov par des revendications salariales ; à Tiflis par une lutte des employés de commerce pour obtenir une diminution de la journée de travail ; à Odessa par une revendication de salaires dans une petite usine isolée. La grève de masse de janvier 1905 a débuté par un conflit à l’intérieur des usines Poutilov, la grève d’octobre par les revendications des cheminots pour leur caisse de retraite ; la grève de décembre enfin par la lutte des employés des postes et du télégraphe pour obtenir le droit de coalition. Le progrès du mouvement ne se manifeste pas par le fait que l’élément économique disparaît, mais plutôt par la rapidité avec laquelle on parcourt toutes les étapes jusqu’à la manifestation politique, et par la position plus ou moins extrême du point final atteint par la grève de masse.
Cependant le mouvement dans son ensemble ne s’oriente pas uniquement dans le sens d’un passage de l’économique au politique, mais aussi dans le sens inverse. Chacune des grandes actions de masse politiques se transforme, après avoir atteint son apogée, en une foule de grèves économiques. Ceci ne vaut pas seulement pour chacune des grandes grèves, mais aussi pour la révolution dans son ensemble. Lorsque la lutte politique s’étend, se clarifie et s’intensifie, non seulement la lutte revendicative ne disparaît pas mais elle s’étend, s’organise, et s’intensifie parallèlement. il y a interaction complète entre les deux.
Chaque nouvel élan et chaque nouvelle victoire de la lutte politique donnent une impulsion puissante à la lutte économique en élargissant ses possibilités d’action extérieure et en donnant aux ouvriers une nouvelle impulsion pour améliorer leur situation en augmentant leur combativité. Chaque vague d’action politique laisse derrière elle un limon fertile d’où surgissent aussitôt mille pousses nouvelles les revendications économiques. Et inversement, la guerre économique incessante que les ouvriers livrent au capital tient en éveil l’énergie combative même aux heures d’accalmie politique ; elle constitue en quelque sorte un réservoir permanent d’énergie d’où la lutte politique tire toujours des forces fraîches ; en même temps le travail infatigable de grignotage revendicatif déclenche tantôt ici, tantôt là des conflits aigus d’où éclatent brusquement des batailles politiques.
En un mot la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques ; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l’effet se succèdent et alternent sans cesse, et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s’exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie. C’est précisément la grève de masse qui constitue leur unité. La théorie subtile dissèque artificiellement, à l’aide de la logique, la grève de masse pour obtenir une « grève politique pure » ; or une telle dissection - comme toutes les dissections -ne nous permet pas de voir le phénomène vivant, elle nous livre un cadavre.
3° Enfin les événements de Russie nous montrent que la grève de masse est inséparable de la révolution. L’histoire de la grève de masse en Russie se confond avec l’histoire de la révolution. Sans doute, quand les champions de l’opportunisme en Allemagne entendent parler de révolution, ils pensent tout de suite au sang versé, aux batailles de rue, à la poudre et au plomb, et ils en déduisent en toute logique que la grève de masse conduit inévitablement à la révolution - ils en concluent qu’il faut s’en abstenir. Et en fait nous constatons en Russie que presque chaque grève de masse aboutit à un affrontement sanglant avec les forces de l’ordre tsaristes ; ceci est aussi vrai des grèves prétendument politiques que des conflits économiques. Mais la révolution est autre chose, est davantage qu’un simple bain de sang. A la différence de la police qui par révolution entend simplement la bataille de rue et la bagarre, c’est-à-dire le « désordre », le socialisme scientifique voit d’abord dans la révolution un bouleversement interne profond des rapports de classe. De ce point de vue il y a entre la révolution et la grève de masse en Russie un rapport bien plus étroit que celui établi par la constatation triviale, à savoir que la grève de masse se termine généralement par un bain de sang.
Nous avons étudié le mécanisme interne de la grève de masse russe fondée sur un rapport de causalité réciproque entre le conflit politique et le conflit économique. Mais ce rapport de causalité réciproque est précisément déterminé par la période révolutionnaire. C’est seulement dans la tempête révolutionnaire que chaque lutte partielle entre le capital et le travail prend les dimensions d’une explosion générale. En Allemagne on assiste tous les ans, tous les jours, aux conflits les plus violents, les plus brutaux entre les ouvriers et les patrons sans que la lutte dépasse les limites de la branche d’industrie, de la ville ou même de l’usine en question. La mise à pied d’ouvriers organisés comme à Saint-Pétersbourg, le chômage comme à Bakou, des revendications salariales comme à Odessa, des luttes pour le droit de coalition comme à Moscou : tout cela se produit tous les jours en Allemagne. Mais aucun de ces incidents ne donne lieu à une action de classe commune. Et même si ces conflits s’étendent jusqu’à devenir des grèves de masse à caractère nettement politique, ils ne déclenchent pas d’explosion générale. La grève générale des cheminots hollandais qui, malgré les sympathies ardentes qu’elle a suscitées, s’est éteinte dans l’immobilité absolue de l’ensemble du prolétariat, en fournit un exemple frappant.
Inversement ce n’est qu’en période révolutionnaire, où les fondements sociaux et les murs qui séparent les classes sociales sont ébranlés, que n’importe quelle action politique du prolétariat peut en quelques heures arracher à l’indifférence des couches populaires restées jusqu’alors à l’écart, ce qui se manifeste naturellement par une bataille économique tumultueuse. Les ouvriers brusquement électrisés par l’action politique réagissent immédiatement dans le domaine qui leur est le plus proche : ils se soulèvent contre leur condition d’esclavage économique. Le geste de révolte qu’est la lutte politique leur fait sentir avec une intensité insoupçonnée le poids de leurs chaînes économiques. Tandis qu’en Allemagne la lutte politique la plus violente, la campagne électorale ou les débats parlementaires au sujet des tarifs douaniers, n’ont qu’une influence minime sur le cours ou l’intensité des luttes revendicatives qui sont menées en même temps, en Russie toute action du prolétariat se manifeste immédiatement par une extension et une intensification de la lutte économique.
Ainsi c’est la révolution qui crée seule les conditions sociales permettant un passage immédiat de la lutte économique à la lutte politique et de la lutte politique à la lutte économique, ce qui se traduit par la grève de masse Le schéma vulgaire n’aperçoit de rapport entre la grève de masse et la révolution que dans les affrontements sanglants où aboutissent les grèves de masse ; mais un examen plus approfondi des événements russes nous fait découvrir un rapport inversé en réalité ce n’est pas la grève de masse qui produit la révolution, mais la révolution qui produit la grève de masse.
4° Il suffit de résumer ce qui précède pour découvrir une solution au problème de la direction et de l’initiative de la grève de masse. Si la grève de masse ne signifie pas un acte unique mais toute une période de la lutte de classe, et si cette période se confond avec la période révolutionnaire, il est clair qu’on ne peut déclencher arbitrairement la grève de masse, même si la décision vient des instances suprêmes du parti socialiste le plus puissant. Tant qu’il n’est pas au pouvoir de la social-démocratie de mettre en scène ou de décommander des révolutions à son gré, même l’enthousiasme et l’impatience la plus fougueuse des troupes socialistes ne réussiront pas à susciter une période de grève de masse qui soit un mouvement populaire puissant et vivant. L’audace de la direction du parti et la discipline des ouvriers peuvent sans doute réussir à mettre sur pied une manifestation unique et de courte durée : ce fut le cas de la grève de masse en Suède ou des grèves plus récentes en Autriche, ou encore de la grève du 17 janvier à Hambourg [13]. Mais ces manifestations ne ressemblent pas plus à une véritable période de grève de masse révolutionnaire que des manœuvres navales, faites dans un port étranger quand les relations diplomatiques sont tendues, ne ressemblent à la guerre. Une grève de masse produite simplement par la discipline et l’enthousiasme ne jouera dans le meilleur des cas que le rôle d’un symptôme de la combativité des travailleurs, après quoi la situation retombera dans le paisible train-train quotidien. Certes, même pendant la révolution les grèves ne tombent pas du ciel. il faut qu’elles soient d’une façon ou d’une autre faites par les ouvriers. La résolution et la décision de la classe ouvrière y jouent aussi un rôle et il faut préciser que l’initiative ainsi que la direction des opérations ultérieures en incombent tout naturellement à la partie la plus éclairée et la mieux organisée du prolétariat, à la social-démocratie. Mais cette initiative et cette direction ne s’appliquent qu’à l’exécution de telle ou telle action isolée, de telle ou telle grève de masse lorsque la période révolutionnaire est déjà en cours, et cela le plus souvent à l’intérieur d’une ville donnée. Par exemple, nous l’avons déjà vu, c’est la social-démocratie qui a plus d’une fois donné expressément et avec succès le mot d’ordre de grève à Bakou, à Varsovie, à Lodz, à Saint-Pétersbourg. Une telle initiative a beaucoup moins de chances de succès si elle s’applique à des mouvements généraux touchant l’ensemble du prolétariat. Par ailleurs, l’initiative et la direction des opérations ont leurs limites déterminées. C’est justement pendant la révolution qu’il est extrêmement difficile à un organisme dirigeant du mouvement ouvrier de prévoir et de calculer quelle occasion et quels facteurs peuvent déclencher ou non des explosions. Prendre l’initiative et la direction des opérations ne consiste pas, ici non plus, à donner arbitrairement des ordres, mais à s’adapter le plus habilement possible à la situation, et à garder le contact le plus étroit avec le moral des masses. L’élément spontané joue, nous l’avons vu, un grand rôle dans toutes les grèves de masse en Russie, soit comme élément moteur, soit comme frein. Mais cela ne vient pas de ce qu’en Russie la social-démocratie est encore jeune et faible, mais du fait que chaque opération particulière est le résultat d’une telle infinité de facteurs économiques, politiques, sociaux, généraux et locaux, matériels et psychologiques, qu’aucune d’elles ne peut se définir ni se calculer comme un exemple arithmétique. Même si le prolétariat avec la social-démocratie à sa tête, y joue le rôle dirigeant, la révolution n’est pas une manœuvre du prolétariat, mais une bataille qui se déroule alors qu’alentour tous les fondements sociaux craquent, s’effritent et se déplacent sans cesse. Si l’élément spontané joue un rôle aussi important dans les grèves de masses en Russie, ce n’est pas parce que le prolétariat russe est « inéduqué », mais parce que les révolutions ne s’apprennent pas à l’école.
Par ailleurs nous constatons en Russie que cette révolution qui rend si difficile à la social-démocratie de prendre la direction de la grève et qui tantôt lui arrache, tantôt lui tend la baguette de chef d’orchestre, résout en revanche précisément toutes les difficultés de la grève, ces difficultés que le schéma théorique tel qu’il est discuté en Allemagne considère comme le souci principal de la direction le problème de « l’approvisionnement », des « frais », des « sacrifices matériels ». Sans doute ne les résout-elle pas de la manière dont on les règle, crayon en main, au cours d’une paisible conférence secrète, tenue par les instances supérieures du mouvement ouvrier. Le « règlement » de tous ces problèmes se résume à ceci la révolution fait entrer en scène des masses populaires si énormes que toute tentative pour régler d’avance ou estimer les frais du mouvement - comme on fait l’estimation des frais d’un procès civil - apparaît comme une entreprise désespérée. Certes, en Russie aussi, les organismes directeurs essaient de soutenir au mieux de leurs moyens les victimes du combat. C’est ainsi par exemple que le Parti aida pendant des semaines les courageuses victimes du gigantesque lock-out qui eut lieu à Saint-Pétersbourg, à la suite de la campagne pour la journée de huit heures. Mais toutes ces mesures sont, dans l’immense bilan de la révolution, une goutte d’eau dans la mer. Au moment où commence une période de grèves de masse de grande envergure, toutes les prévisions et tous les calculs des frais sont aussi vains que la prétention de vider l’Océan avec un verre d’eau. Le prix que paie la masse prolétarienne pour toute révolution est en effet un océan de privations et de souffrances terribles. Une période révolutionnaire résout cette difficulté en apparence insoluble en déchaînant dans la masse une telle somme d’idéalisme que celle-ci en devient insensible aux souffrances les plus aiguës. On ne peut faire ni la révolution ni la grève de masse avec la psychologie d’un syndiqué qui ne consentirait à arrêter le travail le 1° mai qu’à la condition de pouvoir compter, en cas de licenciement, sur un subside déterminé à l’avance avec précision. Mais, dans la tempête révolutionnaire, le prolétaire, le père de famille prudent, soucieux de s’assurer un subside, se transforme en « révolutionnaire romantique » pour qui le bien suprême lui-même - la vie - et à plus forte raison le bien-être matériel n’ont que peu de valeur en comparaison de l’idéal de la lutte. S’il est donc vrai que c’est à la période révolutionnaire que revient la direction de la grève au sens de l’initiative de son déclenchement et de la prise en charge des frais, il n’est pas moins vrai qu’en un tout autre sens la direction dans les grèves de masse revient à la social-démocratie et à ses organismes directeurs. Au lieu de se poser le problème de la technique et du mécanisme de la grève de masse, la social-démocratie est appelée, dans une période révolutionnaire, à en prendre la direction politique. La tâche la plus importante de « direction » dans la période de la grève de masse, consiste à donner le mot d’ordre de la lutte, à l’orienter, à régler la tactique de la lutte politique de telle manière qu’à chaque phase et à chaque instant du combat, est réalisée et mise en activité la totalité de la puissance du prolétariat déjà engagé et lancé dans la bataille et que cette puissance s’exprime par la position du Parti dans la lutte ; il faut que la tactique de la social-démocratie ne se trouve jamais, quant à l’énergie et à la précision, au dessous du niveau du rapport des forces en présence, mais qu’au contraire elle dépasse ce niveau ; alors cette direction politique se transformera automatiquement en une certaine mesure en direction technique. Une tactique socialiste conséquente, résolue, allant de l’avant, provoque dans masse un sentiment de sécurité, de confiance, de combativité ; une tactique hésitante, faible, fondée sur une sous-estimation des forces du prolétariat, paralyse et désoriente la masse. Dans le premier cas les grèves de masse éclatent « spontanément » et toujours « en temps opportun » ; dans le deuxième cas la direction du Parti a beau appeler directement à la grève - c’est en vain. La révolution nous offre des exemples parlants de l’un et l’autre cas.
Partie V
La question qui se pose à présent est la suivante : dans quelle mesure toutes les leçons que l’on peut tirer de la grève générale en Russie s’appliquent-elles à l’Allemagne. Les conditions sociales et politiques, l’histoire et la situation du mouvement ouvrier diffèrent entièrement en Allemagne et en Russie. A première vue on pourrait croire que les lois internes des grèves de masse en Russie, telles que nous les avons exposées plus haut, résultent de conditions spécifiquement russes, qui ne sont absolument pas valables pour le prolétariat allemand. Dans la révolution, la lutte politique et la lutte économique sont liées par le rapports internes les plus étroits ; leur unité se révèle dans la période des grèves de masse. Mais n’est-ce pas une simple conséquence de l’absolutisme russe ? Dans un Etat où toute forme et toute manifestation du mouvement ouvrier sont interdites, où la grève la plus simple est un crime, toute lutte économique se transforme nécessairement en lutte politique.
Par ailleurs, si inversement la première explosion de la révolution a entraîné un règlement de comptes général de la classe ouvrière avec le patronat, c’est la simple conséquence du fait que l’ouvrier russe avait jusqu’alors le niveau de vie le plus bas, et n’avait encore jamais mené la moindre bataille économique en règle pour améliore son sort. Le prolétariat russe devait d’abord commencer par se tirer de la plus ignoble condition : quoi d’étonnant à ce qu’il y ait mis une ardeur juvénile dès que la révolution eut apporté le premier souffle vivifiant dans l’air étouffant de l’absolutisme ? Et enfin le cours tumultueux de la grève de masse ainsi que son caractère élémentaire et spontané s’expliquent d’une part par la situation politique arriérée de la Russie, d’autre part par le manque d’organisation et d’éducation du prolétariat russe. Dans un pays où la classe ouvrière a derrière elle trente années d’expérience de vie politique, un Parti socialiste fort de trois millions de voix et un noyau de troupes syndicalement organisées qui atteint un million et un quart, il est impossible que la lutte politique, que les grèves de masse revêtent le même caractère orageux et élémentaire que dans un Etat semi-barbare qui vient seulement de passer sans transition du Moyen-âge à l’ordre bourgeois moderne. Telle est l’idée que se font généralement des gens qui veulent mesurer le degré de maturité de la situation économique d’un pays d’après la lettre de ses lois écrites.
Examinons les problèmes un à un. D’abord il est inexact de faire remonter le début de la lutte économique à l’explosion de la révolution. En fait, les grèves et les conflits salariaux n’avaient cessé d’être de plus en plus à l’ordre du jour, depuis le début des années 90 en Russie proprement dite, et même depuis la fin des années 80 en Pologne russe, et ils avaient pratiquement acquis droit de cité. Il est vrai qu’ils entraînaient souvent de brutales répressions policières, cependant ils faisaient partie des faits quotidiens. C’est ainsi qu’à Varsovie et à Lodz, dès 1891, il existait une caisse syndicale collective considérable ; l’enthousiasme pour les syndicats fit même naître quelque temps en Pologne ces illusions « économistes » qui, quelques années plus tard, régnèrent à Saint-Pétersbourg et dans le reste de la Russie [14].
De même il y a beaucoup d’exagérations dans l’idée qu’on se faisait de la misère du prolétariat de l’Empire tsariste avant la révolution. La catégorie d’ouvriers actuellement la plus active et la plus ardente dans la lutte économique aussi bien que politique, celle des travailleurs de la grande industrie des grandes villes, avait un niveau d’existence à peine inférieur à celui des catégories correspondantes du prolétariat allemand ; dans un certain nombre de métiers on rencontre des salaires égaux et même parfois supérieurs à ceux pratiqués en Allemagne. De même, en ce qui concerne la durée du travail, la différence entre les grandes entreprises industrielles des deux pays est insignifiante. Ainsi cette idée d’un prétendu ilotisme matériel et culturel de la classe ouvrière russe ne repose sur rien. Si l’on y réfléchit quelque peu, elle est réfutée par le fait même de la révolution et du rôle éminent qu’y a joué le prolétariat. Ce n’est pas avec un sous-prolétariat misérable qu’on fait des révolutions de cette maturité et de cette lucidité politique. Les ouvriers de la grande industrie de Saint-Pétersbourg, de Varsovie, de Moscou et d’Odessa, qui étaient à la pointe du combat, sont sur le plan culturel et intellectuel beaucoup plus proches du type occidental que ne l’imaginent ceux qui considèrent le parlementarisme bourgeois et la pratique syndicale régulière comme l’unique et indispensable école du prolétariat. Le développement industriel moderne de la Russie et l’influence de quinze ans de social-démocratie dirigeant et encourageant la lutte économique ont accompli, même en l’absence des garanties extérieures de l’ordre légal bourgeois, un travail civilisateur important.
Mais les différences s’atténuent encore si nous considérons l’autre aspect de la question et examinons de plus près le niveau de vie réel de la classe ouvrière allemande. Les grandes grèves de masse politiques ont ébranlé, dès le premier instant, les couches les plus larges du prolétariat russe qui s’est jeté fiévreusement dans la bataille économique. Mais n’y a-t-il pas en Allemagne au sein de la classe ouvrière des catégories qui vivent dans une obscurité que la bienfaisante lumière du syndicat a encore à peine réchauffée, catégories qui ont encore à peine essayé ou ont essayé sans succès de sortir de leur ilotisme social en menant quotidiennement la lutte pour les salaires ? Prenons l’exemple de la misère des mineurs : même dans le paisible train-train quotidien, dans la froide atmosphère de la routine parlementaire allemande - comme dans les autres pays d’ailleurs, même en Angleterre, le paradis des syndicats - la lutte des mineurs ne se manifeste guère que par à-coups, par de fortes éruptions, des grèves de masses ayant le caractère de forces élémentaires. C’est là la preuve que l’opposition entre le capital et le travail est trop exacerbée, trop violente pour permettre l’émiettement en luttes syndicales partielles paisibles et méthodiques. Mais cette misère ouvrière de caractère éruptif qui, même en temps normaux, constitue un foyer d’orages d’où partent des secousses violentes, devrait à l’occasion de toute action politique de masse en Allemagne, de tout choc un peu violent, ébranlant momentanément l’équilibre social normal, déclencher aussitôt et inévitablement un conflit politique et économique brutal. Prenons par ailleurs l’exemple de la misère des ouvriers du textile : ici aussi, la lutte économique se manifeste par des explosions exaspérées et la plupart du temps inutiles, qui ébranlent le pays tous les deux ou trois ans et qui ne donnent qu’une faible idée de la violence explosive avec laquelle l’énorme masse agglomérée des esclaves de la grande industrie textile cartellisée réagirait au moment d’un ébranlement politique à l’occasion d’une puissante action de masse du prolétariat allemand. Prenons encore la misère des travailleurs à domicile, des ouvriers de la confection, de l’électricité - autant de foyers d’éruptions où, à la moindre secousse politique, éclateraient d’autant plus sûrement des conflits économiques violents que le prolétariat s’engage ici plus rarement dans la bataille en temps de paix sociale, que sa lutte est chaque fois plus vaine, et que le capital lui impose à nouveau plus brutalement son joug détesté.
Considérons maintenant de grandes catégories du prolétariat qui, en général, en temps de « situation normale » n’ont aucun moyen de mener une lutte économique pacifique pour améliorer leur condition, et sont privés de tout droit de coalition. Citons pour premier exemple la misère éclatante des employés des chemins de fer et des postes.
Ces ouvriers de l’Etat sont en Allemagne, en plein pays de légalité parlementaire, dans la même situation que les employés russes - et encore avant la révolution, au temps où régnait un absolutisme sans entraves. Dès la grande grève d’octobre 1905 la situation du cheminot russe, dans un pays où régnait encore formellement l’absolutisme, était, en ce qui concerne sa liberté de mouvement économique et sociale, à cent pieds au-dessus de celle du cheminot allemand. Les cheminots et les postiers russes ont, en fait, conquis le droit de coalition pour ainsi dire en pleine tourmente révolutionnaire, et même si momentanément il pleut procès sur procès et renvois sur renvois, rien ne peut plus leur arracher leur solidarité interne. Pourtant ce serait faire un calcul psychologique entièrement faux que de supposer, comme le fait toute la réaction en Allemagne, que l’obéissance inconditionnelle des cheminots et des postiers allemands durera éternellement, qu’elle est un roc inébranlable. Il est vrai que les dirigeants syndicaux allemands sont tellement accoutumés à la situation existante que, mécontents de supporter sans émotion cette honte sans exemple en Europe, ils peuvent contempler avec quelque satisfaction les progrès de la lutte syndicale dans leur pays ; mais s’il y a un soulèvement général du prolétariat industriel, la colère sourde et longtemps amassée dans le cœur de ces esclaves en uniforme de l’Etat explosera inévitablement. Et lorsque l’avant-garde du prolétariat, les ouvriers industriels, voudront conquérir de nouveaux droits politiques ou défendre les anciens, la grande armée des cheminots et des postiers prendra nécessairement conscience de la honte de sa situation et finira par se soulever pour se délivrer de cette part d’absolutisme russe qu’on a créée spécialement pour elle en Allemagne. La théorie pédante qui prétend faire se dérouler les grands mouvements populaires selon des schémas et des recettes voit dans la conquête du droit de coalition pour les cheminots la condition préalable sans laquelle il est inutile de même « songer » à une grève de masse. Le cours véritable et naturel des événements ne peut être qu’inverse : c’est seulement par une action de masses vigoureuse et spontanée que sera conquis le droit de coalition pour les postiers et les cheminots allemands, et ce problème insoluble dans la situation actuelle de l’Allemagne trouvera brusquement sa solution et sa réalisation sous l’impression et la pression d’une action générale du prolétariat. Et enfin la plus grande et la plus importante des misères : celle des ouvriers agricoles. Etant donné le caractère spécifique de l’économie anglaise et le rôle minime joué par l’agriculture dans l’ensemble de l’économie nationale, on peut comprendre que les syndicats soient organisés à l’usage exclusif des ouvriers industriels. En Allemagne, une organisation syndicale aussi merveilleusement développée qu’elle soit, qui ne comprendrait que des ouvriers industriels, serait inaccessible à l’immense armée des ouvriers agricoles et ne donnerait qu’une image faible et partielle de la condition prolétarienne dans son ensemble. Mais ce serait par ailleurs une illusion tout aussi dangereuse que de croire que les conditions dans les campagnes sont immuables et éternelles, et d’ignorer que le travail infatigable d’éducation accompli par la social-démocratie et plus encore toute la politique de l’Allemagne ne cessent de miner la passivité apparente de l’ouvrier agricole ; on aurait tort de penser qu’au cas où le prolétariat industriel allemand entreprendrait une grande action de classe, quelque objectif qu’elle se soit fixé, le prolétariat agricole se tiendrait en dehors. Or la participation des ouvriers ne peut se manifester d’abord que par une lutte économique orageuse, par de puissantes grèves de masse.
Ainsi nous avons de. la prétendue supériorité économique du prolétariat allemand par rapport au prolétariat russe une tout autre image si, laissant de côté la liste des professions industrielles ou artisanales syndicalement organisées, nous nous tournons vers les grandes catégories d’ouvriers qui sont en marge de la lutte syndicale ou dont la situation économique particulière ne peut entrer dans le cadre étroit de la petite lutte syndicale quotidienne. Mais même si nous nous tournons de nouveau vers l’avant-garde organisée du prolétariat industriel allemand et si par ailleurs nous gardons à l’esprit les objectifs économiques poursuivis actuellement par les ouvriers russes, nous constatons qu’il ne s’agit absolument pas là de combats que les plus anciens syndicats allemands aient lieu de mépriser comme anachroniques. Ainsi, la revendication générale principale des grèves russes depuis le 22 janvier 1905 : la journée de huit heures, n’est absolument pas un objectif dépassé pour le prolétariat allemand, au contraire, dans la plupart des cas, il apparaît comme un bel idéal lointain. On peut en dire autant de la lutte contre la « situation du patron maître chez lui », la lutte pour l’introduction des comités ouvriers dans toutes les usines, la suppression du travail aux pièces, du travail artisanal à domicile, le respect absolu du repos dominical, la reconnaissance du droit de coalition. Bien plus, en y regardant de plus près, tous les objectifs économiques que le prolétariat russe met aujourd’hui à l’ordre du jour de la révolution sont aussi de la plus grande actualité pour le prolétariat allemand et touchent des points douloureux de l’existence ouvrière. Il résulte d’abord de ces réflexions que la grève de masse purement politique, thème préféré de toutes les discussions est, pour l’Allemagne aussi, un simple schéma théorique et sans vie. Si les grèves de masse naissent d’une grande fermentation révolutionnaire, et se transforment tout naturellement en luttes politiques résolues du prolétariat urbain, elles cèderont aussi tout naturellement la place, comme en Russie, à toute une période de luttes économiques élémentaires. Les craintes des dirigeants syndicaux qui redoutent que dans une période de luttes politiques orageuses, dans une période de grèves de masse, la bataille pour des objectifs économiques puisse être écartée ou étouffée, ces craintes reposent sur une conception toute scolastique et gratuite du déroulement des événements. Une période révolutionnaire transformerait bien plutôt, même en Allemagne, le caractère de la bataille économique et intensifierait au contraire celle-ci à tel point que la petite guérilla syndicale actuelle apparaîtrait en comparaison comme un jeu d’enfant. Et par ailleurs cette explosion élémentaire de grèves de masse économiques donnerait à la lutte politique un nouvel élan et des forces fraîches. L’interaction entre la lutte économique et la lutte politique qui constitue aujourd’hui le moteur interne des grèves de masse en Russie, et en même temps le mécanisme régulateur de l’action révolutionnaire du prolétariat se produirait en Allemagne également comme une conséquence naturelle de la situation.
Partie VI
Dans cette perspective le problème de l’organisation dans ses rapports avec le problème de la grève de masse en Allemagne prend un tout autre aspect. La position adoptée par de nombreux dirigeants syndicaux sur ce problème se borne la plupart du temps à l’affirmation suivante :
« Nous ne sommes pas encore assez puissants pour risquer une épreuve de force aussi téméraire que la grève de masse ». Or ce point de vue est indéfendable : c’est en effet un problème insoluble que de vouloir apprécier à froid, par un calcul arithmétique, à quel moment le prolétariat serait « assez puissant » pour entreprendre la lutte quelle qu’elle soit. Il y a trente ans les syndicats allemands comptaient 50 000 membres : chiffre qui, manifestement, d’après les critères établis plus haut, ne permettait même pas de songer à une grève de masse. Quinze ans plus tard les syndicats étaient huit fois plus puissants, comptant 237 000 membres. Si cependant on avait à cette époque, demandé aux dirigeants actuels si l’organisation du prolétariat avait la maturité nécessaire pour entreprendre une grève de masse, ils auraient sûrement répondu qu’elle en était loin, que l’organisation syndicale devrait d’abord regrouper des millions d’adhérents. Aujourd’hui on compte plus d’un million d’ouvriers syndiqués, mais l’opinion des dirigeants est toujours la même - cela peut durer ainsi indéfiniment. Cette attitude se fonde sur le postulat implicite que la classe ouvrière allemande tout entière jusqu’au dernier homme, à la dernière femme, doit entrer dans l’organisation avant que l’on soit « assez puissant » pour risquer une action de masses ; il est alors probable que, selon la vieille formule, celle-ci se révélerait superflue. Mais cette théorie est parfaitement utopique pour la simple raison qu’elle souffre d’une contradiction interne, qu’elle se meut dans un cercle vicieux. Avant d’entreprendre une action directe de masse quelconque, les ouvriers doivent être organisés dans leur totalité. Mais les conditions, les circonstances de l’évolution capitaliste et de l’Etat bourgeois font que dans une situation « normale » sans de violentes luttes de classes certaines catégories - et en fait il s’agit précisément du gros de la troupe, les catégories les plus importantes, les plus misérables, les plus écrasées par l’Etat et par le capital ne peuvent absolument pas être organisées. Ainsi nous constatons que, même en Angleterre, un siècle entier de travail syndical infatigable sans tous ces « troubles » - excepté au début la période du chartisme - sans toutes les déviations et les tentations du « romantisme révolutionnaire » n’a réussi qu’à organiser une minorité parmi les catégories privilégiées du prolétariat.
Mais par ailleurs les syndicats, pas plus que les autres organisations de combat du prolétariat, ne peuvent à la longue se maintenir que par la lutte, et une lutte qui n’est pas seulement une petite guerre de grenouilles et de rats dans les eaux stagnantes du parlementarisme bourgeois, mais une période révolutionnaire de luttes violentes de masses. La conception rigide et mécanique de la bureaucratie n’admet la lutte que comme résultat de l’organisation parvenue à un certain degré de sa force. L’évolution dialectique vivante, au contraire, fait naître l’organisation comme un produit de la lutte. Nous avons déjà vu un magnifique exemple de ce phénomène en Russie où un prolétariat quasi inorganisé a commencé à créer en un an et demi de luttes révolutionnaires tumultueuses un vaste réseau d’organisations. Un autre exemple de cet ordre nous est fourni par la propre histoire des syndicats allemands. En 1878 les syndicats comptaient 50 000 membres. Selon la théorie des dirigeants syndicaux actuels, nous l’avons vu, cette organisation n’était pas « assez puissante », et de loin, pour s’engager dans une lutte politique violente. Mais les syndicats allemands, quelque faibles qu’ils fussent à l’époque, se sont pourtant engagés dans la lutte - il s’agit de la lutte contre la loi d’exception [15] - et se sont révélés non seulement « assez puissants » pour en sortir vainqueurs, mais encore ils ont multiplié leur puissance par cinq. Après la suppression de la loi en 1891 ils comptaient 227 659 adhérents. A vrai dire, la méthode grâce à laquelle les syndicats ont remporté la victoire dans la lutte contre la loi d’exception, ne correspond en rien à l’idéal d’un travail paisible et patient de fourmi ; ils commencèrent par tous sombrer dans la bataille pour remonter et renaître ensuite avec la prochaine vague. Or, c’est là précisément la méthode spécifique de croissance des organisations prolétariennes celles-ci font l’épreuve de leurs forces dans la bataille et en sortent renouvelées. En examinant de plus près les conditions allemandes et la situation des diverses catégories d’ouvriers, on voit clairement que la prochaine période de luttes politiques de masses violentes entraînerait pour les syndicats non pas la menace du désastre que l’on craint, mais au contraire la perspective nouvelle et insoupçonnée d’une extension par bonds rapides de sa sphère d’influence. Mais ce problème a encore un autre aspect. Le plan qui consisterait à entreprendre une grève de masse à titre d’action politique de classe importante avec l’aide des seuls ouvriers organisés est absolument illusoire. Pour que la grève, ou plutôt les grèves de masse, pour que la lutte soit couronnée de succès, elles doivent devenir un véritable mouvement populaire, c’est-à-dire entraîner dans la bataille les couches les plus larges du prolétariat. Même sur le plan parlementaire, la puissance de la lutte des classes prolétariennes ne s’appuie pas sur un petit noyau organisé, mais sur la vaste périphérie du prolétariat animé de sympathies révolutionnaires. Si la social-démocratie voulait mener la bataille électorale avec le seul appui des quelques centaines de milliers d’organisés, elle se condamnerait elle-même au néant. Bien que la social-démocratie souhaite faire entrer dans ses organisations presque tout le contingent de ses électeurs, l’expérience de trente années montre que l’électorat socialiste n’augmente pas en fonction de la croissance du Parti, mais à l’inverse que les couches ouvrières nouvellement conquises au cours de la bataille électorale constituent le terrain qui sera ensuite fécondé par l’organisation. Ici encore, Ce n’est pas l’organisation seule qui fournit les troupes combattantes, mais la bataille qui fournit dans une bien plus large mesure les recrues pour l’organisation. Ceci est évidemment beaucoup plus valable encore pour l’action politique de masse directe que pour la lutte parlementaire. Bien que la social-démocratie, noyau organisé de la classe ouvrière, soit à l’avant-garde de toute la masse des travailleurs, et bien que le mouvement ouvrier tire sa force, son unité, sa conscience politique de cette même organisation, cependant le mouvement prolétarien ne doit jamais être conçu comme le mouvement d’une minorité organisée. Toute véritable grande lutte de classe doit se fonder sur l’appui et sur la collaboration des couches les plus larges ; une stratégie de la lutte de classe qui ne tiendrait pas compte de cette collaboration, mais qui n’envisagerait que les déifiés bien ordonnés de la petite partie du prolétariat enrégimentée dans ses rangs, serait condamnée à un échec lamentable. En Allemagne les grèves et les actions politiques de masse ne peuvent absolument pas être menées par les seuls militants organisés ni « commandées » par un état-major émanant d’un organisme central du Parti. Comme en Russie, ce dont on a besoin dans un tel cas, c’est moins de « discipline », d’ « éducation politique », d’une évaluation aussi précise que possible des frais et des subsides que d’une action de classe résolue et véritablement révolutionnaire, capable de toucher et d’entraîner les couches les plus étendues des masses prolétaires inorganisées, mais révolutionnaires par leur sympathie et leur condition. La surestimation ou la fausse appréciation du rôle de l’organisation dans la lutte de classe du prolétariat est liée généralement à une sous-estimation de la masse des prolétaires inorganisés et de leur maturité politique. C’est seulement dans une période révolutionnaire, dans le bouillonnement des grandes luttes orageuses de classe que se manifeste le rôle éducateur de l’évolution rapide du capitalisme et de l’influence socialiste sur les larges couches populaires ; en temps normal les statistiques des organisations ou même les statistiques électorales ne donnent qu’une très faible idée de cette influence.
Nous avons vu qu’en Russie, depuis à peu près deux ans, le moindre conflit limité des ouvriers avec le patronat, la moindre brutalité de la part des autorités gouvernementales locales, peuvent engendrer immédiatement une action générale du prolétariat. Tout le monde s’en rend compte et trouve cela naturel parce qu’en Russie précisément il y a « la révolution », mais qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que le sentiment, l’instinct de classe est tellement vif dans le prolétariat russe que toute affaire partielle intéressant un groupe restreint d’ouvriers le concerne directement comme une affaire générale, comme une affaire de classe, et qu’il réagit immédiatement dans son ensemble. Tandis qu’en Allemagne, en France, en Italie, en Hollande, les conflits syndicaux les plus violents ne donnent lieu à aucune action générale du prolétariat - ni même de son noyau organisé - en Russie, le moindre incident déchaîne une tempête violente. Mais ceci ne signifie qu’une chose, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’instinct de classe dans le prolétariat russe tout jeune, inéduqué, peu éclairé et encore moins organisé, est infiniment plus vigoureux que dans la classe ouvrière organisée, éduquée, et éclairée d’Allemagne ou de tout autre pays d’Europe Occidentale. Ceci n’est pas à mettre au compte d’une quelconque vertu de « l’Orient jeune et vierge » par opposition avec « l’Occident pourri » ; mais c’est tout simplement le résultat de l’action révolutionnaire directe de la masse. Chez l’ouvrier allemand éclairé, la conscience de classe inculquée par la social-démocratie est une conscience théorique latente : dans la période de la domination du parlementarisme bourgeois, elle n’a en général pas l’occasion de se manifester par une action de masse directe ; elle est la somme idéale des quatre cents actions parallèles des circonscriptions pendant la lutte électorale, des nombreux conflits économiques partiels, etc. Dans la révolution où la masse elle-même paraît sur la scène politique, la conscience de classe devient concrète et active. Aussi une année de révolution a-t-elle donné au prolétariat russe cette « éducation » que trente ans de luttes parlementaires et syndicales ne peuvent donner artificiellement au prolétariat allemand. Certes, cet instinct vivant et actif de classe qui anime le prolétariat diminuera sensiblement même en Russie une fois close la période révolutionnaire et une fois institué le régime parlementaire bourgeois légal, ou du moins il se transformera en une conscience cachée et latente. Mais inversement il est non moins certain qu’en Allemagne, dans une période d’actions politiques énergiques, un instinct de classe vivant révolutionnaire, avide d’agir, s’emparera des couches les plus larges et les plus profondes du prolétariat ; cela se fera d’autant plus rapidement et avec d’autant plus de force que l’influence éducatrice de la social-démocratie aura été plus puissante. Cette œuvre éducatrice ainsi que l’action stimulante révolutionnaire de la politique allemande actuelle, se manifesteront en ceci : dans une période révolutionnaire authentique, la masse de tous ceux qui actuellement se trouvent dans un état d’apathie politique apparente et sont insensibles à tous les efforts des syndicats et du Parti pour les organiser s’enrôlera derrière la bannière de la social-démocratie. Six mois de révolution feront davantage pour l’éducation de ces masses actuellement inorganisées que dix ans de réunions publiques et de distributions de tracts. Et lorsque la situation en Allemagne aura atteint le degré de maturité nécessaire à une telle période, les catégories aujourd’hui les plus arriérées et inorganisées constitueront tout naturellement dans la lutte l’élément le plus radical, le plus fougueux, et non le plus passif. Si des grèves de masse se produisent en Allemagne ce ne seront sûrement pas les travailleurs les mieux organisés - certainement pas les travailleurs de l’imprimerie - mais les ouvriers les moins bien organisés ou même inorganisés - tels que les mineurs, les ouvriers du textile, ou même les ouvriers agricoles - qui déploieront la plus grande capacité d’action.
Ainsi nous parvenons pour l’Allemagne aux mêmes conclusions en ce qui concerne le rôle propre de la « direction » de la social-démocratie par rapport aux grèves de masse que dans l’analyse des événements de Russie. En effet, laissons de côté la théorie pédante d’une grève de démonstration mise en scène artificiellement par le Parti et les syndicats et exécutée par une minorité organisée, et considérons le vivant tableau d’un véritable mouvement populaire issu de l’exaspération des conflits de classe et de la situation politique, explosant avec la violence d’une force élémentaire en conflits aussi bien économiques que politiques et en grèves de masse alors la tâche de la social-démocratie consistera non pas dans la préparation ou la direction technique de la grève, mais dans la direction politique de l’ensemble du mouvement.
La social-démocratie est l’avant-garde la plus éclairée et la plus consciente du prolétariat. Elle ne peut ni ne doit attendre avec fatalisme, les bras croisés, que se produise une « situation révolutionnaire » ni que le mouvement populaire spontané tombe du ciel. Au contraire, elle a le devoir comme toujours de devancer le cours des choses, de chercher à le précipiter. Elle n’y parviendra pas en donnant au hasard à n’importe quel moment, opportun ou non, le mot d’ordre de grève, mais bien plutôt en faisant comprendre aux couches les plus larges du prolétariat que la venue d’une telle période est inévitable, en leur expliquant les conditions sociales internes qui y mènent ainsi que ses conséquences politiques. Pour entraîner les couches les plus larges du prolétariat dans une action politique de la social-démocratie, et inversement pour que la social-démocratie puisse prendre et garder la direction véritable d’un mouvement de masse, et être à la tête de tout le mouvement au sens politique du terme, il faut qu’elle sache en toute clarté et avec résolution, fournir au prolétariat allemand pour la période des luttes à venir, une tactique et des objectifs.
Partie VII
Nous avons vu qu’en Russie la grève de masse n’est pas le produit artificiel d’une tactique imposée par la social-démocratie, mais un phénomène historique naturel né sur le sol de la révolution actuelle. Or quels sont les facteurs qui ont provoqué cette nouvelle forme d’incarnation ? la révolution ? La révolution russe a pour première tâche l’abolition de l’absolutisme et l’établissement d’un Etat légal moderne au régime parlementaire bourgeois. Dans la forme c’est la même tâche que s’était donnée pour but la révolution de mars 1848 en Allemagne, et la grande Révolution française de la fin du XVIII° siècle. Mais ces révolutions, qui présentent des analogies formelles avec la révolution actuelle, ont eu lieu dans des conditions et dans un climat historique entièrement différents de celui de la Russie actuelle. La différence essentielle est celle-ci entre ces révolutions bourgeoises d’Occident et la révolution bourgeoise actuelle en Orient s’est déroulé tout le cycle du développement capitaliste. Le capitalisme n’a pas touché seulement des pays d’Europe occidentale, mais également la Russie absolutiste. La grande industrie avec toutes ses séquelles : la division moderne des classes et les contrastes sociaux accusés, la vie des grandes villes et le prolétariat moderne, est devenue en Russie le mode de production dominant, c’est-à-dire décisif pour l’évolution sociale. Or il en est résulté une situation historique étrange et pleine de contradictions : la révolution bourgeoise est d’abord accomplie, quant à ses objectifs formels, par un prolétariat moderne, à la conscience de classe développée, dans un milieu international placé sous le signe de la décadence bourgeoise. Ce n’est pas aujourd’hui la bourgeoisie qui en est l’élément moteur, comme c’était le cas autrefois dans les révolutions occidentales, tandis que la masse prolétarienne, noyée au sein de la petite bourgeoisie, servait à la bourgeoisie de masse de manœuvre, - inversement c’est le prolétariat conscient qui constitue l’élément actif et dirigeant, tandis que les couches de la grande bourgeoisie se montrent soit ouvertement contre-révolutionnaires, soit modérément libérales, et que seule la petite bourgeoisie rurale ainsi que l’intelligentsia petite-bourgeoise des villes a une attitude franchement oppositionnelle, voire révolutionnaire. Mais le prolétariat russe appelé ainsi à jouer un rôle dirigeant dans la révolution bourgeoise s’engage dans la lutte au moment où l’opposition entre le capital et le travail est particulièrement tranchée, et où il est affranchi des illusions de la démocratie bourgeoise ; en revanche il a une conscience aiguë de ses intérêts spécifiques de classe. Cette situation contradictoire se manifeste par le fait que dans cette révolution formellement bourgeoise le conflit entre la société bourgeoise et l’absolutisme est dominé par le conflit entre le prolétariat et la société bourgeoise ; que le prolétariat lutte à la fois contre l’absolutisme et contre l’exploitation capitaliste ; que la lutte révolutionnaire a pour objectif à la fois la liberté politique et la conquête de la journée de huit heures ainsi que d’un niveau matériel d’existence convenable pour le prolétariat. Ce caractère double de la révolution russe se manifeste dans cette liaison et interaction étroites entre la lutte économique et la lutte politique, que les évènements de Russie nous ont fait connaître et qui s’expriment précisément dans la grève de masse. Dans les révolutions bourgeoises antérieures, ce sont les partis bourgeois qui avaient pris en main l’éducation politique et la direction de la masse révolutionnaire, et d’autre part il s’agissait de renverser purement et simplement l’ancien gouvernement ; alors le combat de barricades, de courte durée, était la forme la plus appropriée de la lutte révolutionnaire. Aujourd’hui la classe ouvrière est obligée de s’éduquer, de se rassembler, et de se diriger elle-même au cours de la lutte et ainsi la révolution est dirigée autant contre l’exploitation capitaliste que contre le régime d’Etat ancien ; si bien que la grève de masse apparaît comme le moyen naturel de recruter, d’organiser et de préparer à la révolution les couches prolétaires les plus larges, de même qu’elle est en même temps un moyen de miner et d’abattre l’Etat ancien ainsi que d’endiguer l’exploitation capitaliste. Le prolétariat industriel urbain est aujourd’hui l’âme de la révolution en Russie. Mais pour accomplir une action politique de masse, il faut d’abord que le prolétariat se rassemble en masse ; pour cela il faut qu’il sorte des usines et des ateliers, des mines et des hauts fourneaux et qu’il surmonte cette dispersion et cet éparpillement auxquels le condamne le joug capitaliste. Ainsi la grève de masse est la première forme naturelle et spontanée de toute grande action révolutionnaire du prolétariat ; plus l’industrie devient la forme prédominante de l’économie dans une société, plus le prolétariat joue un rôle important dans la révolution, plus l’opposition entre le travail et le capital s’exaspère et plus les grèves de masse prennent nécessairement de l’ampleur et de l’importance. Ce qui autrefois était la manifestation extérieure principale de la révolution : le combat de barricades, l’affrontement direct avec les forces armées de l’Etat, ne constitue dans la révolution actuelle que le point culminant, qu’une phase du processus de la lutte de masse prolétarienne.
Ainsi la forme nouvelle de la révolution a permis d’atteindre ce stade « civilisé » et « atténué » des luttes de classe prophétisé par les opportunistes de la social-démocratie allemande, les Bernstein [16], les David [17] et consorts. A la vérité, ceux-ci imaginaient cette lutte des classes « atténuée », « civilisée » selon leurs vœux à travers les illusions petites bourgeoises et démocratiques : ils croyaient que la lutte des classes se limiterait exclusivement à la bataille parlementaire et que la révolution - au sens de combat de rues - serait tout simplement supprimée. L’histoire a résolu le problème à sa manière, qui est à la fois plus profonde et plus subtile : elle a fait surgir la grève de masse révolutionnaire qui, certes, ne remplace ni ne rend superflus les affrontements directs et brutaux dans la rue, mais les réduit à un simple moment de la longue période de luttes politiques et en même temps lie à la révolution un travail gigantesque de civilisation au sens strict du terme : l’élévation matérielle et intellectuelle de l’ensemble de la classe ouvrière, en « civilisant » les formes barbares de l’exploitation capitaliste.
La grève de masse apparaît ainsi non pas comme un produit spécifiquement russe de l’absolutisme, mais comme une forme universelle de la lutte de classe prolétarienne déterminée par le stade actuel du développement capitaliste et des rapports de classe. Les trois révolutions bourgeoises : la grande Révolution française de 1789, la révolution allemande de mars 1848, et l’actuelle révolution russe constituent de ce point de vue une chaîne d’évolution continue : elles reflètent la grandeur et la décadence du siècle capitaliste. Dans la grande Révolution française les conflits internes de la société bourgeoise encore latents cèdent la place à une longue période de luttes brutales où toutes les oppositions vite germées et mûries à la chaleur de la révolution éclatent avec une violence extrême et sans nulle entrave. Un demi-siècle plus tard la révolution de la bourgeoisie allemande, explosant à mi-chemin de l’évolution capitaliste, est stoppée par l’opposition des intérêts et l’équilibre des forces entre le capital et le travail, étouffée par un compromis entre le féodalisme et la bourgeoisie, réduite à un bref et piteux intermède, vite muselée. Un demi-siècle encore et la révolution russe actuelle éclate à un point de l’évolution historique situé déjà sur l’autre versant de la montagne, au-delà de l’apogée de la société capitaliste ; la révolution bourgeoise ne peut plus être étouffée par l’opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat ; au contraire elle s’étend sur une longue période de conflits sociaux violents qui font apparaître les vieux règlements de comptes avec l’absolutisme comme dérisoires comparés à ceux nouveaux réclamés par la révolution. La révolution d’aujourd’hui réalise, dans ce cas particulier de la Russie absolutiste, les résultats du développement capitaliste international ; elle apparaît moins comme l’héritière des vieilles révolutions bourgeoises que comme le précurseur d’une nouvelle série de révolutions prolétariennes. Le pays le plus arriéré, précisément parce qu’il a mis un retard impardonnable à accomplir sa révolution bourgeoise, montre au prolétariat d’Allemagne et des pays capitalistes les plus avancés les voies et les méthodes de la lutte de classe à venir. Il est tout à fait erroné, même de ce point de vue, de considérer de loin la révolution russe comme un spectacle grandiose, comme quelque chose de spécifiquement russe, en se contentant d’admirer l’héroïsme des combattants, autrement dit les accessoires extérieurs de la bataille. Il importe au contraire que les ouvriers allemands apprennent à regarder la révolution russe comme leur propre affaire ; il ne suffit pas qu’ils éprouvent une solidarité internationale de classe avec le prolétariat russe, ils doivent considérer cette révolution comme un chapitre de leur propre histoire sociale et politique. Les dirigeants syndicaux et les parlementaires qui pensent que le prolétariat allemand est « trop faible » et la situation en Allemagne peu mûre pour des luttes révolutionnaires de masse ne se doutent pas que ce qui reflète le degré de maturité de la situation de classe et la puissance du prolétariat en Allemagne, ce ne sont ni les statistiques des syndicats ni les statistiques électorales, mais les événements de la révolution russe. Le degré de maturité des luttes de classe en France sous la Monarchie de Juillet et les batailles de juin à Paris s’est mesuré dans la révolution de mars 1848 en Allemagne, dans son évolution et dans son échec. De même aujourd’hui la maturité des oppositions de classe en Allemagne se reflète dans les événements et la puissance de la Révolution russe. Les bureaucrates fouillent les tiroirs de leur bureau pour trouver la preuve de la puissance et de la maturité du mouvement ouvrier allemand sans voir que ce qu’ils cherchent est devant leurs yeux, dans une grande révélation historique. Car, historiquement, la révolution russe est un reflet de la puissance et de la maturité du mouvement ouvrier international et d’abord du mouvement allemand. Ce serait réduire la révolution russe à un résultat bien mince, grotesquement mesquin, que d’en tirer pour le prolétariat allemand la simple leçon qu’en tirent les camarades Frohme [18], Elm [19] et autres emprunter à la révolution russe la forme extérieure de la lutte, la grève de masse, et la garder dans l’arsenal de réserve pour le cas où on supprimerait le suffrage universel, autrement dit la réduire au rôle passif d’une arme de défense [20] pour le parlementarisme. Si l’on nous enlève le droit de suffrage au Reichstag, nous nous défendrons. C’est là un principe qui va de soi. Mais pour maintenir ce principe, il est inutile de prendre la pose héroïque d’un Danton, comme l’a fait le camarade Elm au Congrès d’Iéna ; la défense des droits parlementaires modestes que nous possédons déjà n’est pas une innovation sublime réclamant, pour en encourager l’exécution, les terribles hécatombes de la révolution russe. Mais la politique du prolétariat en période révolutionnaire ne doit en aucun cas se réduire à une simple attitude défensive. Sans doute est-il difficile de prévoir avec certitude si l’abolition du suffrage universel en Allemagne entraînerait une situation provoquant immédiatement une grève de masse ; par ailleurs il est certain qu’une fois l’Allemagne entrée dans une période de grève de masse, il serait impossible à la social-démocratie d’arrêter sa tactique à une simple défense des droits parlementaires. Il est hors du pouvoir de la social-démocratie de déterminer à l’avance l’occasion et le moment où se déclencheront les grèves de masse en Allemagne, parce qu’il est hors de son pouvoir de faire naître des situations historiques au moyen de simples résolutions de congrès. Mais ce qui est en son pouvoir et ce qui est de son devoir, c’est de préciser l’orientation politique de ces luttes lorsqu’elles se produisent et de la traduire par une tactique résolue et conséquente. On ne dirige pas à son gré les événements historiques en leur imposant des règles, mais on peut calculer à l’avance leurs suites probables et régler sa propre conduite en conséquence.
Le danger politique le plus imminent qui guette le mouvement ouvrier allemand depuis des années est celui d’un coup d’Etat de la réaction, qui prétendrait priver les masses populaires les plus larges de leur droit politique le plus important, à savoir le suffrage universel pour les élections au Reichstag. Malgré la portée immense qu’aurait un tel événement, il est impossible de prédire avec certitude, répétons-le, qu’il y aurait immédiatement une riposte populaire directe à ce coup d’Etat, sous forme d’une grève de masse : nous ignorons en effet, aujourd’hui, l’infinité de circonstances et de facteurs qui, dans un mouvement de masse, contribue à déterminer la situation. Cependant, si l’on considère l’exaspération des antagonismes de classes en Allemagne et d’autre part les conséquences internationales multiples de la révolution russe ainsi que dans l’avenir, d’une situation rénovée en Russie, il est évident que le bouleversement politique que provoquerait en Allemagne l’abolition du suffrage universel ne se cantonnerait pas à la seule défense de ce droit. Un tel coup d’Etat déchaînerait inévitablement dans un laps de temps plus ou moins long une explosion élémentaire de colère : les masses populaires une fois en éveil régleraient tous leurs comptes politiques avec la réaction, s’élèveraient contre le prix usuraire du pain, contre le renchérissement artificiel de la viande, les charges imposées par les dépenses illimitées du militarisme et du marinisme, la corruption de la politique coloniale, la honte nationale du procès de Koenigsberg, l’arrêt des réformes sociales ; contre les mesures visant à priver de leurs droits les cheminots, les employés des postes, et les ouvriers agricoles ; contre les mesures répressives prises à l’égard des mineurs, contre le jugement de Löbtau et toute la justice de classe, contre le système brutal du lock-out - bref, contre toute l’oppression exercée depuis vingt ans par la puissance coalisée des hobereaux de Prusse orientale et du grand capital des cartels.
Une fois la pierre mise en mouvement, elle ne peut s’arrêter de rouler, que la social-démocratie le veuille ou non. Les adversaires de la grève de masse refusent la leçon et l’exemple de la révolution russe comme inapplicables à l’Allemagne, sous prétexte qu’en Russie Il fallait d’abord sauter sans transition d’un régime de despotisme oriental à un ordre légal bourgeois moderne. Cet écart formel entre le régime politique ancien et le régime moderne suffirait à expliquer la véhémence et la violence de la révolution russe. En Allemagne, nous possédons depuis longtemps les formes et les garanties d’un régime d’Etat fondé sur le droit ; aussi un déchaînement aussi élémentaire de conflits sociaux est-il à leurs yeux impossible. Ceux qui raisonnent ainsi oublient qu’en revanche, en Allemagne, les luttes politiques une fois ouvertes, l’objectif historique sera tout autre qu’aujourd’hui en Russie. C’est justement parce qu’en Allemagne le régime bourgeois constitutionnel existe depuis longtemps, qu’il a eu le temps de s’épuiser et d’arriver à son déclin, c’est parce que la démocratie bourgeoise et le libéralisme sont parvenus à leur terme qu’il ne peut plus être question de révolution bourgeoise en Allemagne. Aussi une période de luttes politiques ouvertes n’aurait nécessairement en Allemagne pour seul objectif historique que la dictature du prolétariat. Mais la distance qui sépare la situation actuelle en Allemagne de cet objectif est encore bien plus considérable que celle qui sépare le régime légal bourgeois du régime du despotisme oriental. C’est pourquoi cet objectif ne peut être atteint d’un seul coup ; il ne peut être réalisé qu’après une longue période de conflits sociaux gigantesques.
Mais n’y a-t-il pas des contradictions flagrantes dans les perspectives que nous ouvrons ? D’une part nous affirmons qu’au cours d’une éventuelle période d’actions de masse future, ce sont d’abord les couches sociales les plus arriérées d’Allemagne, les ouvriers agricoles, les employés des chemins de fer et des postes, qui commenceront par obtenir le droit de coalition et qu’il faudra d’abord supprimer les excès les plus odieux de l’exploitation capitaliste ; par ailleurs, l’objectif politique de cette période serait déjà la conquête du pouvoir politique par le prolétariat. D’une part, il s’agirait de revendications économiques et syndicales en vue d’intérêts immédiats, et d’autre part du but final de la social-démocratie. Certes ce sont là des contradictions flagrantes, mais des contradictions relevant non pas de notre logique mais de l’évolution du capitalisme. Le capitalisme n’évolue pas en suivant une belle ligne droite, il suit un parcours capricieux et plein de zig-zags brusques. De même que les différents pays capitalistes représentent les stades les plus divers de l’évolution, à l’intérieur de chaque pays on trouve les couches diverses d’une même classe ouvrière. Mais l’histoire n’attend pas avec patience que les pays et les couches les plus arriérés aient rejoint les pays et les couches les plus avancés, afin que l’ensemble puisse se mettre en marche en formation symétrique, en colonnes serrées. Il y a des explosions aux points les plus brûlants dès que la situation est mûre et dans la tourmente révolutionnaire, il suffit de quelques jours ou de quelques mois pour compenser les retards, corriger les inégalités, mettre en marche d’un seul coup tout le progrès social. Dans la révolution russe, tous les stades de développement, toute l’échelle des intérêts des catégories diverses d’ouvriers étaient représentés dans le programme révolutionnaire de la social-démocratie et le nombre infini des luttes partielles confluait dans l’immense action commune de classe du prolétariat ; il en sera de même en Allemagne quand la situation sera mûre. La tâche de la social-démocratie consistera à régler sa tactique non pas sur les stades les plus arriérés mais sur les stades les plus avancés de l’évolution.
Partie VIII
Dans la période des grandes luttes qui s ’ouvrira tôt ou tard pour le prolétariat allemand, une des conditions les plus importantes du succès sera, outre une tactique résolue et conséquente, l’unité la plus étroite possible dans l’aile marchante du prolétariat, la social-démocratie, unité qui seule permet un maximum d’efficacité. Pourtant, dès les premières tentatives timides pour entreprendre une action de masse d’une certaine importance, on a vu se révéler un état de fait fâcheux la division et l’autonomie complète des deux organisations du mouvement ouvrier, le parti social-démocrate d’une part, et les syndicats d’autre part. En regardant attentivement les grèves de masse en Russie ainsi que la situation allemande, on voit clairement qu’il est impossible d’envisager une action de masse importante, quelle qu’elle soit - à moins qu’elle ne se limite à une manifestation brève et unique - selon les critères de ce qu’on a coutume d’appeler une grève politique de masse. Une telle action réclamerait la participation des syndicats tout autant que du parti socialiste et ceci non pas - comme se le figurent les dirigeants syndicaux - parce que le Parti, disposant d’une organisation numériquement inférieure aux syndicats serait obligé de recourir à la collaboration du million et quart de syndiqués, sans lesquels il ne pourrait rien faire, mais pour une raison beaucoup plus profonde parce que toute action de masse et toute période de luttes de classe violentes auraient un caractère à la fois politique et économique. Qu’il se produise en Allemagne, à telle ou telle occasion, à tel ou tel moment, de grandes luttes politiques, des grèves de masse, elles inaugureront simultanément une période de violentes luttes syndicales, sans que l’histoire demande aux dirigeants syndicaux leur approbation ou leur désapprobation. Si les dirigeants syndicaux devaient rester en marge du mouvement, ou même s’y opposer, leur attitude n’aurait qu’une seule conséquence ils seraient laissés de côté par la vague des événements, et les luttes économiques ou politiques de la masse se poursuivraient sans eux ; il en serait de même, dans un cas analogue, des dirigeants du parti. En effet, la distinction entre la lutte politique et la lutte économique, l’autonomie de ces deux formes de combat ne sont qu’un produit artificiel, quoique historiquement explicable, de la période parlementaire. D’une part, dans l’ordre « normal » de la société bourgeoise la lutte économique est dispersée, morcelée en une infinité de luttes partielles dans chaque entreprise, dans chaque branche de production. D’autre part, ce ne sont pas les masses elles-mêmes qui mènent la lutte politique par une action directe, mais conformément aux normes de l’Etat bourgeois, l’action politique s’exerce par voie représentative, par une pression opérée sur les corps législatifs. Dès l’ouverture d’une période de luttes révolutionnaires, c’est-à-dire dès que ces masses apparaissent sur le champ de bataille, cette dispersion des luttes économiques cesse, ainsi que la forme parlementaire indirecte de la lutte politique : dans une action révolutionnaire de masse, la lutte politique et la lutte économique ne font plus qu’un, et les barrières artificielles élevées entre le syndicat et la social-démocratie considérés comme deux formes distinctes parfaitement autonomes du mouvement ouvrier tombent purement et simplement. Mais ces phénomènes qui se manifestent avec une évidence frappante au cours des mouvements révolutionnaires de masse sont une réalité objective, même en période parlementaire. il n’existe pas deux espèces de luttes distinctes de la classe ouvrière, l’une de caractère politique, et l’autre de caractère économique, il n’y a qu’une seule lutte de classe, visant à la fois à limiter les effets de l’exploitation capitaliste et à supprimer cette exploitation en même temps que la société bourgeoise. S’il est vrai qu’en période parlementaire les deux aspects de la lutte de classe se distinguent pour des raisons techniques, ils ne représentent pas pour autant deux actions parallèles, mais seulement deux phases, deux degrés de la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière. La lutte syndicale embrasse les intérêts immédiats, la lutte politique de la social-démocratie les intérêts futurs du mouvement ouvrier. Les communistes, est-il écrit dans le Manifeste communiste, défendent en face des groupes d’intérêts divers (nationaux ou locaux) les intérêts communs au prolétariat tout entier, et à tous les stades de développement de la lutte de classe l’intérêt du mouvement dans son ensemble, c’est-à-dire le but final : l’émancipation du prolétariat. Les syndicats représentent l’intérêt des groupes particuliers et un certain stade du développement du mouvement ouvrier. La social-démocratie représente la classe ouvrière et les intérêts de son émancipation dans leur ensemble. Le rapport des syndicats au parti socialiste est donc celui d’une partie au tout, si la théorie de « l’égalité » des droits entre le syndicat et la social-démocratie trouve tant d’écho parmi les dirigeants syndicaux, cela provient d’une méconnaissance foncière de la nature des syndicats et de leur rôle dans la lutte générale pour l’émancipation de la classe ouvrière.
Cette théorie de l’action parallèle du Parti et des syndicats et de leur « égalité de droits » n’est pourtant pas tout à fait une invention gratuite elle a des racines historiques. Elle se fonde en effet sur une illusion née dans la période calme et « normale » de la société bourgeoise où la lutte politique de la social-démocratie semble se borner à la lutte parlementaire. Mais la lutte parlementaire, parallèle et complémentaire de la lutte syndicale, se met, comme cette dernière, sur le terrain de l’ordre social bourgeois. Elle est par nature un travail de réforme politique comme la lutte syndicale est un travail de réforme économique. Elle représente un travail politique au jour le jour, tout comme les syndicats accomplissent un travail économique au jour le jour. Elle est comme la lutte syndicale une simple phase, un simple stade dans la lutte de classe prolétarienne globale dont le but final dépasse aussi bien, et dans la même mesure, la lutte parlementaire et la lutte syndicale. La lutte parlementaire est à la politique du parti social-démocrate dans le rapport d’une partie au tout, exactement comme le travail syndical. Le parti social-démocrate est précisément le point de rencontre de la lutte parlementaire et de la lutte syndicale. Il réunit en lui ces deux aspects de la lutte de classe qui visent la destruction de l’ordre social bourgeois.
La théorie de « l’égalité des droits » entre les syndicats et le parti socialiste n’est donc pas un simple malentendu, une pure confusion théorique : elle exprime cette tendance bien connue de l’aile opportuniste du Parti qui prétend effectivement réduire la lutte politique de la classe ouvrière à la lutte parlementaire et entend transformer le caractère révolutionnaire prolétarien de la social-démocratie pour en faire un parti réformiste petit-bourgeois [21], si le parti socialiste acceptait la théorie de « l’égalité des droits », il accepterait par là même indirectement et implicitement cette transformation de son caractère que cherchent depuis longtemps les représentants de la tendance opportuniste.
Cependant, un tel changement des rapports de forces à l’intérieur du mouvement ouvrier allemand est moins concevable que dans n’importe quel autre pays. Le rapport théorique qui fait des syndicats une simple partie de la social-démocratie trouve en Allemagne une illustration classique dans les faits, dans la pratique vivante ; il s’y manifeste de trois manières :
1° Les syndicats sont le produit direct du parti socialiste : c’est lui qui est à l’origine du mouvement syndical allemand, c’est lui qui a veillé à sa croissance, qui lui fournit aujourd’hui encore ses dirigeants et ses militants les plus actifs.
2° Les syndicats allemands sont encore un produit du parti social-démocrate en ce sens que la doctrine socialiste anime la pratique syndicale ; ce qui donne aux syndicats une supériorité par rapport à tous les syndicats bourgeois et confessionnels, c’est l’idée de la lutte de classe ; leurs succès matériels, leur puissance sont dus au fait que leur pratique est éclairée par la théorie du socialisme scientifique et s’élève ainsi bien au-dessus d’un empirisme mesquin et borné. La force de la « politique pratique » des syndicats allemands réside dans leur intelligence des causes profondes, des conditions sociales et économiques du régime capitaliste ; or cette intelligence, ils la doivent uniquement à la théorie du socialisme scientifique sur laquelle se fonde leur pratique. En ce sens, lorsque les syndicats cherchent à s’émanciper de la théorie social-démocrate, lorsqu’ils sont en quête d’une nouvelle « théorie syndicale » opposée à celle de la social-démocratie, ils se livrent là à une véritable tentative de suicide. Détacher la pratique syndicale de la théorie du socialisme scientifique équivaudrait pour les syndicats allemands à perdre immédiatement toute leur supériorité par rapport à tous les syndicats bourgeois, et à descendre au niveau d’un empirisme plat et tâtonnant.
3° Enfin, bien que leurs dirigeants en aient peu à peu perdu conscience, les syndicats sont aussi, quant à leur puissance numérique, un produit du mouvement et de la propagande socialistes. Sans doute la propagande syndicale précède-t-elle dans bien des endroits la propagande du parti, et partout le travail syndical prépare la voie au travail du parti. Du point de vue de l’action sur les masses, le parti et les syndicats travaillent la main dans la main. Mais si l’on considère la lutte des classes en Allemagne dans son ensemble et dans ses rapports plus profonds, les choses changent. Bien des dirigeants syndicaux contemplent du haut de leur million et quart d’adhérents, non sans un certain sentiment de triomphe, les quelque cinq cent mille adhérents inscrits au Parti, se plaisent à leur rappeler le temps, il y a dix ou douze ans, où dans les rangs du Parti on envisageait l’avenir syndical sous des couleurs sombres. Mais ils ne voient pas qu’entre ces deux faits : le chiffre élevé des syndiqués et le chiffre inférieur des membres inscrits au parti socialiste, il y a un rapport direct de cause à effet. Des milliers et des milliers d’ouvriers n’adhèrent pas aux organisations du Parti précisément parce qu’ils entrent dans les syndicats. En théorie tous les ouvriers devraient être doublement organisés : assister aux réunions des deux organisations, payer double cotisation, lire deux journaux ouvriers, etc. Mais une telle activité implique un degré d’intelligence et un idéalisme qui, conscient des devoirs envers le mouvement ouvrier, ne reculerait devant aucun sacrifice quotidien de temps ou d’argent ; elle implique enfin un intérêt passionné pour la vie du Parti proprement dite, qui ne peut se satisfaire qu’en adhérant à son organisation. Tout ceci se rencontre dans la minorité la plus éclairée et la plus intelligente des ouvriers socialistes des grandes villes où la vie du Parti est riche et attrayante, où le niveau de vie des ouvriers est assez élevé. Mais dans les couches les plus larges de la population ouvrière des grandes villes, de même qu’en province, dans les localités de modeste importance, où la politique locale, loin d’être indépendante ne fait que refléter les événements de la capitale, où la vie du Parti est pauvre et monotone, où le niveau d’existence des ouvriers est généralement misérable, on rencontre très difficilement cette double appartenance à l’organisation syndicale et au Parti
Pour la masse des ouvriers qui ont des convictions socialistes le problème est résolu de lui-même : ils adhèrent à leur syndicat. Pour satisfaire aux intérêts immédiats de la lutte revendicative il n’y a pas d’autre solution, en effet, de par la nature même de la lutte, que d’adhérer à une organisation professionnelle. La cotisation que l’ouvrier paie, souvent au prix de lourds sacrifices, lui apporte des avantages immédiats. Quant à ses convictions socialistes, il peut les exprimer même sans appartenir à une organisation spécifique du Parti : par son bulletin de vote électoral, en assistant à des réunions publiques du parti socialiste, en suivant les comptes rendus des discours socialistes au Parlement, en lisant la presse du Parti, - il suffit de comparer le nombre des électeurs socialistes et celui des abonnés au Vorwärts [22] avec le nombre des membres inscrits au Parti à Berlin. Et, point décisif : l’ouvrier moyen qui a des sympathies socialistes, qui, en homme simple, n’entend rien aux théories compliquées et subtiles des « deux âmes [23] » a le sentiment d’appartenir à une organisation socialiste en étant inscrit au syndicat. Même si les fédérations syndicales n’arborent pas l’enseigne officielle du Parti, l’ouvrier moyen de chaque ville, grande ou petite, voit à la tête de son syndicat comme dirigeants les plus actifs précisément les mêmes collègues dont il sait dans la vie publique qu’ils sont membres du parti social-démocrate ; qu’ils soient députés au Reichstag ou au Landtag [24], ou élus municipaux, ou encore qu’ils soient hommes de confiance du Parti, présidents de comités électoraux, rédacteurs de journaux, secrétaires des organisations du Parti ou tout simplement orateurs et propagandistes du Parti. Il retrouve dans les thèmes de propagande évoqués dans son syndicat les mêmes idées familières qui lui sont chères sur l’exploitation capitaliste et les rapports de classe ; bien plus, la plupart des orateurs et les plus populaires qui prennent la parole dans les réunions syndicales, sont des sociaux-démocrates connus.
Ainsi, tout concourt à donner à l’ouvrier conscient moyen le sentiment qu’en adhérant à une organisation syndicale il adhère également à son parti ouvrier, à l’organisation social-démocrate. Et c’est en cela précisément que résident la force d’attraction et le pouvoir de recrutement des syndicats allemands. Ce n’est pas l’apparence de la neutralité, c’est leur caractère véritablement socialiste qui a permis aux fédérations syndicales d’atteindre à leur puissance actuelle. Ce fait est simplement confirmé par l’existence même de différents syndicats bourgeois d’appartenance politique ou confessionnelle : syndicats catholiques, syndicats de Hirsch-Duncker [25], etc., par laquelle on veut prouver la nécessité de cette prétendue « neutralité » politique.
Quand l’ouvrier allemand qui est libre d’adhérer à un syndicat chrétien, catholique ou évangélique, ou encore libéral, ne choisit aucune de ces organisations, mais opte pour le « syndicat libre », quitte l’une des premières pour adhérer à ce dernier, c’est parce qu’il voit dans les fédérations syndicales des organisations de la lutte de classe moderne ou, ce qui revient au même, des syndicats socialistes. Bref, l’apparence de neutralité, dont font état beaucoup de dirigeants syndicaux, n’existe pas pour la masse des adhérents du syndicat. Et c’est bien là la grande chance du mouvement syndical. Si cette apparence de neutralité, si cette distance prise par rapport à la social-démocratie devait se réaliser et surtout si elle devenait réelle aux yeux de la masse des prolétaires, les syndicats perdraient immédiatement tout leur avantage par rapport aux organisations concurrentes de la bourgeoisie et, par-là même, leur pouvoir d’attraction, la flamme qui les anime. Ce que nous venons de dire est démontré par des faits universellement connus. L’apparence de « neutralité » politique des syndicats pourrait en effet exercer une certaine force d’attraction dans un pays où la social-démocratie n’aurait aucun crédit auprès des masses, où son impopularité nuirait plus qu’elle ne servirait une organisation ouvrière aux yeux de la masse, où, en un mot, les syndicats devraient recruter leurs troupes au sein d’une masse absolument inéduquée dont les sympathies iraient à la bourgeoisie. Au siècle dernier, et aujourd’hui encore dans une certaine mesure, le modèle exemplaire d’un tel pays est l’Angleterre. Mais en Allemagne, la situation du parti est tout autre. Dans un pays où le parti socialiste est le plus puissant, où sa force d’attraction est attestée par une armée de plus de trois millions de prolétaires, il est ridicule de parler d’une impopularité qui détournerait les masses de la social-démocratie, et de la nécessité, pour une organisation de combat de la classe ouvrière, de garder un caractère de neutralité. Il suffit de comparer le chiffre des électeurs socialistes avec le chiffre des organisations syndicales en Allemagne pour convaincre même un enfant, que les syndicats allemands ne recrutent pas leurs troupes, comme en Angleterre, dans les masses inéduquées aux sympathies bourgeoises, mais au sein d’un prolétariat déjà éclairé par la social-démocratie et acquis à l’idée de la lutte de classe dans la masse des électeurs socialistes. Beaucoup de dirigeants syndicaux repoussent avec indignation - corollaire obligé de la théorie de la « neutralité » - l’idée des syndicats qui seraient des écoles de recrutement pour le socialisme. En fait, cette hypothèse qui leur paraît si insultante et qui, en réalité, serait extrêmement flatteuse, est purement imaginaire, parce que la situation est généralement inverse : c’est la social-démocratie qui, en Allemagne, constitue une école de recrutement pour les syndicats. Le travail d’organisation syndicale est certes encore difficile et pénible ; pour que la récolte soit abondante, il faut non seulement - sauf dans certains cas et certaines régions - que le terrain ait été défriché au préalable par la social-démocratie, mais il faut encore que la semence syndicale et même que les semeurs soient socialistes, soient « rouges ». Si nous comparons donc le chiffre des syndiqués non pas avec celui des militants socialistes, mais avec celui des électeurs socialistes - seule comparaison exacte - on arrive à une conclusion fort éloignée de l’idée généralement répandue. Il apparaît en effet que les « syndicats libres » ne représentent actuellement en Allemagne qu’une minorité de la classe ouvrière consciente, puisque avec leur million et quart d’adhérents, ils n’atteignent même pas la moitié de la masse touchée par la social-démocratie. La conclusion la plus importante que nous pouvons tirer des faits exposés ici est celle-ci : l’unité complète du mouvement ouvrier syndical et socialiste, indispensable aux futures luttes de masse en Allemagne, est d’ores et déjà réalisée ; elle est concrètement incarnée par l’énorme masse qui constitue à la fois la base du parti socialiste et celle des syndicats ; les deux aspects du mouvement ouvrier sont confondus dans l’unitéspirituelle que constitue la conscience de cette large masse. Dans cet état de choses la prétendue opposition entre Parti et syndicats se réduit à une opposition entre le Parti et un certain groupe de dirigeants syndicaux ; mais cette opposition elle-même existe à l’intérieur des syndicats, entre le groupe des dirigeants et la masse des ouvriers syndiqués.
L’énorme développement du mouvement syndical en Allemagne au cours des quinze dernières années, et notamment dans la période de prospérité économique qui va de 1895 à 1900, a tout naturellement entraîné une autonomie plus grande des syndicats, une spécialisation de ses méthodes de lutte et de sa direction, créant ainsi une véritable caste de fonctionnaires syndicaux permanents.
Tous ces phénomènes sont le résultat historiquement explicable de la croissance des syndicats pendant quinze ans, ils sont le produit de la prospérité économique et de l’accalmie politique en Allemagne. Quoique inséparables de certains inconvénients ils n’en sont pas moins un mal nécessaire. Cependant la dialectique de l’évolution veut que ces moyens indispensables au développement du syndicat, se changent, lorsque la situation historique a atteint un certain degré de maturité, en leur contraire et deviennent un obstacle à la continuation de ce développement.
Les fonctionnaires syndicaux, du fait de la spécialisation de leur activité professionnelle ainsi que de la mesquinerie de leur horizon, résultat du morcellement des luttes économiques en périodes de calme, deviennent les victimes du bureaucratisme et d’une certaine étroitesse de vues. Ces deux défauts se manifestent dans des tendances diverses qui peuvent devenir tout à fait fatales à l’avenir du mouvement syndical. L’une d’elles consiste à surestimer l’organisation et à en faire peu à peu une fin en soi et le bien suprême auquel les intérêts de la lutte doivent être subordonnés. Ainsi s’expliquent ce besoin avoué de repos, cette crainte devant un risque important à prendre et devant de prétendus dangers qui menaceraient l’existence des syndicats, cette hésitation devant l’issue incertaine d’actions de masse d’une certaine ampleur et enfin la surestimation de la lutte syndicale elle-même, de ses perspectives et de ses succès. Les dirigeants syndicaux, continuellement absorbés par la lutte économique quotidienne, et qui se donnent pour tâche d’expliquer aux masses le prix inestimable de la moindre augmentation de salaires, ou de la moindre réduction du temps de travail, en viennent peu à peu à perdre le sens des grands rapports d’ensemble et de la situation générale. Ainsi s’explique, par exemple, que beaucoup de dirigeants syndicaux aient mis l’accent avec tant de complaisance sur les succès des quinze dernières années, sur les millions de marks d’augmentations de salaires au lieu d’insister au contraire sur les revers de la médaille : l’abaissement simultané et considérable du niveau de vie des ouvriers, dû au prix du pain, à toute la politique fiscale et douanière, à la spéculation sur les terrains, qui fait monter les prix de manière exorbitante, bref sur toutes les tendances objectives de la politique bourgeoise qui ont partiellement annulé les conquêtes de quinze ans de luttes syndicales. Au lieu de s’attacher à la vérité socialiste globale qui, tout en soulignant le rôle et la nécessité absolue du travail quotidien, met l’accent surtout sur la critique et les limites de ce travail, on ne défend ainsi qu’une demi-vérité syndicale, en ne relevant que l’aspect positif de la lutte quotidienne. Et, en fin de compte, l’habitude de passer sous silence les limites objectives tracées par l’ordre social bourgeois à la lutte syndicale, devient une hostilité ouverte contre toute critique théorique qui soulignerait ces limites et rappellerait le but final du mouvement ouvrier. On considère comme le devoir de tout « ami du mouvement syndical » d’en faire un panégyrique absolu et de montrer un enthousiasme illimité à son égard. Mais comme le point de vue socialiste consiste précisément à combattre cet optimisme syndical inconditionnel, de même qu’il combat l’optimisme parlementaire inconditionnel, on s’attaque finalement à la théorie socialiste elle-même : on cherche à tâtons une nouvelle théorie syndicale, une théorie qui, contrairement à la doctrine socialiste, ouvrirait aux luttes syndicales sur le terrain même de l’ordre capitaliste, des perspectives illimitées de progrès économique. A vrai dire, une telle théorie existe depuis longtemps : c’est celle du professeur Sombart [26] ; elle fut inventée tout exprès dans le but de semer la discorde entre les syndicats et le parti social-démocrate allemand, et d’attirer les syndicats dans le camp de l’ordre bourgeois. Ces tendances théoriques sont accompagnées d’un changement dans les relations entre les dirigeants et la masse. On substitue à la direction collégiale par des comités locaux - qui certes présentaient des insuffisances incontestables - une direction professionnelle par des fonctionnaires syndicaux. L’initiative et le jugement deviennent alors pour ainsi dire des compétences techniques spécialisées, tandis que la masse n’a plus qu’à exercer la discipline passive de l’obéissance. Ces inconvénients du fonctionnarisme s’étendent même au parti ainsi cette innovation récente de l’institution de secrétaires locaux du parti ne serait pas sans danger si la masse des adhérents ne veillait constamment à ce que les secrétaires restent de purs organes exécutifs sans jamais être considérés comme des spécialistes chargés des initiatives et de la direction de la vie locale du parti. Mais, dans la social-démocratie, par la nature même des choses, et par le caractère de la lutte politique elle-même, le bureaucratisme est nécessairement enfermé dans des limites plus étroites que dans la vie syndicale. Dans celle-ci, la spécialisation technique des revendications salariales - citons entre autres l’élaboration d’accords compliqués sur les tarifs - fait qu’on dénie à la masse des ouvriers syndiqués la possibilité d’avoir une « vue d’ensemble de la vie corporative » ; on se fonde là-dessus pour constater son incapacité de juger la situation. La logique de cette conception a pour résultat l’absurdité suivante : toute critique théorique des perspectives et des possibilités de la pratique syndicale est à bannir, car elle constituerait un danger pour la dévotion aveugle des masses dans les syndicats. On se fonde sur cet argument que seule une foi aveugle et puérile dans la lutte syndicale, unique moyen de salut, peut gagner et conserver à l’organisation les masses ouvrières. C’est tout l’opposé du socialisme, qui fonde son influence sur l’intelligence et le sens critique des masses, leur révélant les contradictions de l’ordre existant et la nature compliquée de son évolution, et exigeant d’elles une attitude critique à tous les moments et à tous les stades de leur propre lutte de classe ; au contraire, d’après la fausse théorie syndicale, les syndicats fondent leur influence et leur puissance sur l’absence de jugement et de sens critique des masses : il faut maintenir intacte la « foi du peuple ». C’est de ce principe que partent nombre de fonctionnaires syndicaux pour qualifier d’attaque contre le mouvement syndical toute analyse critique des insuffisances de ce mouvement. A la fin, ultime résultat de cette spécialisation et de ce bureaucratisme, citons une forte tendance à l’autonomie et à la « neutralité » des syndicats par rapport au parti socialiste. L’autonomie externe de l’organisation syndicale est le produit naturel de sa croissance, elle est née de la division technique du travail entre les formes de lutte politique et syndicale. La « neutralité » des syndicats allemands est, de son côté, un produit de la législation réactionnaire sur les associations et du caractère policier de l’Etat prussien. Avec le temps, ces deux éléments ont changé de nature. De la neutralité politique des syndicats, état de fait imposé par la contrainte policière, on a tiré après coup une théorie de leur neutralité volontaire dont on a fait une nécessité fondée prétendument sur la nature même de la lutte syndicale. Et l’autonomie technique des syndicats, fondée sur une division du travail pratique à l’intérieur d’une lutte de classe unique, de caractère socialiste, a conduit au séparatisme des syndicats qui se sont détachés du parti social-démocrate, de ses idées et de sa direction, invoquant une prétendue « égalité de droits » avec le parti.
Or cette autonomie et cette égalité apparente entre les syndicats et le parti s’incarnent tout particulièrement dans les fonctionnaires syndicaux, elles sont concrétisées par l’appareil administratif des syndicats. Extérieurement, l’existence de tout un corps de fonctionnaires, de comités centraux absolument indépendants, de journaux corporatifs nombreux et de congrès syndicaux donne l’illusion parfaite d’un parallélisme avec l’appareil administratif du parti social-démocrate, de son bureau directeur, de sa presse et de ses congrès. Cette apparence d’égalité et de parallélisme entre parti et syndicats a entraîné cette conséquence monstrueuse que les congrès du parti et les congrès syndicaux discutant d’ordres du jour analogues, aboutissaient sur le même problème à des résolutions différentes, voire absolument opposées. Les tâches respectives du congrès du Parti - qui est de défendre les intérêts généraux de l’ensemble du mouvement ouvrier - et de la Conférence des syndicats - dont le domaine beaucoup plus étroit est celui des intérêts et problèmes particuliers de la lutte corporative au jour le jour - ont cessé d’être du ressort d’une division naturelle du travail ; on a creusé un fossé artificiel entre une prétendue conception syndicale des choses et une conception socialiste à propos des mêmes problèmes et des intérêts généraux du mouvement ouvrier. Ainsi s’est créé cet étrange état de fait : le même mouvement syndical qui, à la base, dans la vaste masse prolétarienne ne fait qu’un avec le socialisme, s’en sépare nettement au sommet dans la superstructure administrative : il se dresse en face du parti socialiste comme une seconde grande puissance autonome. Le mouvement ouvrier allemand revêt ainsi la forme étrange d’un. double pyramide dont la base et le corps sont constitués par une même masse mais dont les deux pointes vont en s’éloignant l’une de l’autre.
De ce qui a été exposé plus haut, les conclusions s’imposent avec évidence : on voit par quelle méthode, la seule naturelle et efficace, peut être créée cette unité compacte du mouvement ouvrier allemand qui est absolument nécessaire en vue des luttes politiques futures et dans l’intérêt même du développement ultérieur des syndicats. Rien ne serait plus faux et plus illusoire que de vouloir établir cette unité par le moyen de négociations sporadiques ou régulières entre la direction du parti et la centrale syndicale sur des questions particulières du mouvement ouvrier. Ce sont précisément les instances supérieures des organisations des deux formes du mouvement ouvrier qui incarnent, nous l’avons vu, leur autonomie et leur séparation ; ce sont ces instances qui donnent l’illusion de l’égalité des droits et de la coexistence parallèle du parti socialiste et des syndicats. Vouloir réaliser l’unité des deux organisations par le rapprochement du Bureau du Parti et de la Commission générale des syndicats, ce serait vouloir édifier un pont là où le fossé est le plus large et le passage le plus difficile. Ce n’est pas en haut, au sommet des organisations, dans une sorte d’alliance fédérative, c’est à la base, dans la masse des prolétaires organisés, que se trouve la garantie d’une unité véritable du mouvement ouvrier. Dans la conscience de millions de syndiqués, le parti et les syndicats ne font qu’un, ils incarnent la lutte d’émancipation socialiste du prolétariat sous des formes différentes. D’où la nécessité, pour supprimer les frottements qui se sont produits entre le parti socialiste et une partie des syndicats, de faire coïncider leurs rapports réciproques avec la conscience qu’en ont les masses prolétariennes, autrement dit, il s’agit de subordonner de nouveau les syndicats au parti. En agissant ainsi on ne fera qu’exprimer la synthèse de l’évolution des faits : les syndicats, d’abord annexés au parti socialiste, s’en sont détachés pour préparer ensuite, à travers une période de forte croissance aussi bien des syndicats que du parti, la période future des grandes luttes de masse ; ce fait même implique la nécessité de réunir Parti et syndicats dans l’intérêt même des deux organisations. Il ne s’agit pas, bien entendu, de détruire toute la structure syndicale dans le Parti ; mais il s’agit de rétablir entre la direction du Parti socialiste et celle des syndicats, entre les congrès du Parti et ceux des syndicats, un rapport naturel qui corresponde au rapport de fait entre le mouvement ouvrier dans son ensemble et ce phénomène particulier et partiel qui s’appelle le syndicat. Un tel bouleversement ne se fera pas sans provoquer l’opposition violente d’une partie des dirigeants syndicaux. Mais il est grand temps que la masse ouvrière socialiste montre si elle est capable de jugement et d’action, il est temps qu’elle manifeste sa maturité pour les périodes des grandes tâches et des grandes luttes à venir ; dans ces périodes c’est elle, la masse, qui sera le chœur agissant et les directions ne joueront le rôle que de porte-parole, d’interprètes de la volonté de la masse.
Le mouvement syndical n’est pas le reflet des illusions, explicables certes, mais erronées, d’une minorité de dirigeants syndicaux ; il traduit la réalité vivante existant dans la conscience des prolétaires conquis à l’idée de la lutte des classes. Dans cette conscience, le mouvement syndical est un élément partiel de la social-démocratie. « Qu’il ose donc paraître ce qu’il est [27]. »
Rosa Luxemburg