Une chose est très claire : le gouvernement actuel du général Raúl Castro est en train de prendre des mesures dans le cadre du schéma traditionnel du « socialisme d’État », pour tenter de le rendre plus efficient et plus productif, pour « rectifier » les erreurs antérieures qui « sont les mêmes mais ne sont pas égales ». Tout cela en lien avec la faillite des stimulants de la production, en particulier agricole,les entreprises enflées pour maintenir le haut niveau de « l’emploi », l’énormité des subventions étatiques, les employés à leur propre compte, le traitement des dissidents, les rapports avec le capital international et, en particulier, la nécessité de démonter ou d’alléger le blocus impérialiste empêchant l’État cubain de bénéficier des avantages économiques de l’échange commercial bilatéral avec son voisin et ennemi historique : les États-Unis.
Le président a été très clair : il propose de perfectionner et de mettre à jour ce qu’il y a quelques années encore son frère dirigeait. Non pas de le changer. Pour cela il faut remplacer la majorité des cadres du premier niveau, habitués aux schémas antérieurs et à certaines vieilles méthodes. C’est une tentative de modifier l’action de l’État, passant d’un idéalisme distributif à un pragmatisme économique, en rompant objectivement avec l’immobilisme antérieur.
C’est la source des critiques officielles de l’État paternaliste, des négociations avec l’Église catholique, d’une certaine tolérance envers les critiques formulées à partir des positions révolutionnaires ou adverses sans une répression notable, de la reconnaissance de la diversité sexuelle, d’une politique culturelle relativement plus ouverte, etc. (tant que tout cela ne met pas en cause le contrôle du pouvoir politique de la direction historique …).
Une telle démarche ne permet pas d’accepter publiquement d’autres explications des graves problèmes qu’affrontent l’économie et la société cubaine que celles mettant en avant le blocus économique, le détournement des ressources étatiques par les travailleurs et leur indifférence. Quant aux responsabilités de la direction, au manque d’évolution de sa pensée politique, il n’est pas possible d’assumer autre chose que le « perfectionnement » ou « la mise à jour » des politiques étatistes traditionnelles.
On sait que ce type de « socialisme », qui cache un capitalisme monopoliste d’État et génère la corruption par sa nature même, n’a jamais été capable de développer une économie solide qui satisfasse les besoins matériels et spirituels des majorités et qu’il n’a pu le faire que partiellement et de manière instable grâce aux grandes subventions extérieures. D’abord ce fut l’aide soviétique, massive et prolongée, qui a disparu. Puis celle du Venezuela, en échange de services médicaux et techniques, qui a permis de reprendre le souffle, mais de manière toujours limitée. Cependant les circonstances économiques et politiques dans ce pays frère ne permettent pas de l’amplifier.
Dans ces conditions il est compréhensible que le « socialisme d’État » cubain cherche, pour survivre, à améliorer ses relations détériorées avec le capital international et les pays capitalistes plus développés, en particulier avec les États-Unis. C’est le résultat de la décapitalisation dont Cuba a souffert durant la « période spéciale » et de son incapacité à faire fonctionner l’économie [1].
Le besoin de démontrer que le système peut « servir », celui de consolider le soutien au gouvernement de secteurs importants, de réduire les pressions internes et externes, de bénéficier de la pénétration du capital international — telles sont les principales motivations de l’ensemble des mesures économiques et politiques mises en avant.
Évidemment, cela présente des aspects qui pourraient être positifs pour le peuple cubain dans les circonstances actuelles. Si l’on assiste à une large ouverture pour le travail indépendant [2] et que les restrictions actuelles sont réduites, il y aura beaucoup de bénéficiaires. Si — malgré les erreurs dans leur conception, malgré la destruction de nombreuses unités de base de production coopératives et malgré la corruption qui accompagne sa mise en œuvre — on obtenait que le décret 259 [3] permette de cultiver au moins une partie des terres en friche, nombreux seront ceux qui pourront trouver un nouveau mode de vie et il y aura davantage d’aliments pour la population. Si l’on parvient à consolider la tolérance et le respect de l’opposition pacifique ainsi que des divergences entre les révolutionnaires ou les communistes eux-mêmes, les tensions au sein de la société vont se réduire, ce qui conviendra à tout le monde. Si l’on permet une libération du marché interne, beaucoup de Cubains pourront vendre leur production, ce qui est aujourd’hui interdit ; déjà la réouverture des points de vente des produits agricoles a été autorisée, ce qui casse le prétendu monopole de quelques ministères. Si l’on stabilise une détente des relations avec les États-Unis et que l’on réduit les restrictions de toute sorte d’échanges, nombre de Cubains pourront en profiter et il y aura moins de prétextes pour les politiques intérieures répressives.
Mais, évidemment, aux yeux de beaucoup d’entre nous, tout ceci est conditionné, biaisé, conçu et appliqué par des méthodes et avec des moyens bureaucratiques. C’est donc insuffisant et nous considérons que certaines des mesures promues sont contre-productives car même si elles peuvent servir pour consolider le « socialisme d’État » à court terme, à moyen terme elles créent les conditions pour qu’il se passe ici quelque chose de semblable à ce qui s’est passé en Russie ou en Chine et qu’en fin de compte nous aboutissions à la domination du capitalisme privé, fécondé par les investissements étrangers et les capitalistes nationaux. Le feu vert au privé pour exploiter le travail salarié, son autorisation à une large échelle, pourra générer la reproduction élargie des petites entreprises et ouvrir la voie à un capital moyen. Il faut étudier quel sera le rôle des exilés cubains intéressés par les investissements dans de telles affaires et voulant aider leurs parents. L’État trouvera immanquablement des alliés et des dividendes dans le capital international et dans l’exploitation commune du « capital humain cubain », mais le coût politique et social à moyen terme sera élevé et il sera payé par le peuple et par l’avenir du socialisme.
Nous ne doutons pas que l’impérialisme, en particulier nord-américain, et ses compagnies essayeront de tirer profit de cette conjoncture pour assurer les fondements de sa pénétration stratégique dans l’île. Certaines des mesures gouvernementales pourraient même favoriser cela, telle l’intention d’encourager l’investissement étranger direct, la création de seize terrains de golf avec des résidences exclusives pour les millionnaires et l’extension de 50 à 99 ans de la durée de propriété accordée aux étrangers. Cela ne soulève pas de beaucoup de sympathie parmi les révolutionnaires cubains.
Que les gouvernements de Washington et de La Havane fassent des pas en vue d’améliorer leurs relations, ne peut qu’être positif. Cela apparaît dans les démarches de l’Église catholique cubaine à Washington, dans la récente visite du gouverneur Bill Richardson, qui a permis d’aborder de nombreux problèmes : le cas d’un « entrepreneur » retenu à Cuba, les quelques mesures qui allégeraient la situation carcérale de nos cinq camarades antiterroristes emprisonnés aux États-Unis, les changements de fonctionnaires du Département d’État états-unien en charge de Cuba, les mesures annoncées par Obama pour rendre plus faciles les visites des Américains du nord à Cuba, les débats du Congrès en vue d’éliminer l’interdiction des voyages de touristes à Cuba, et bien d’autres…
Le criminel blocus impérialiste doit être totalement levé de manière inconditionnelle et on devrait profiter des indispensables échanges avec le monde capitaliste, mais plutôt au travers d’investissements indirects et des crédits étrangers, compatibles avec les besoins précis, rationnels et définis de manière consensuelle d’une économie administrée démocratiquement par les travailleurs. Car aux yeux de beaucoup de Cubains, les mesures qui rendent possible une large pénétration des capitaux, des investissements directs et des touristes nord-américains, prises seulement en fonction des intérêts définis par la bureaucratie, par des décisions d’en haut, sans consensus national et sans approbation des travailleurs ni du peuple, comportent des dangers pour notre biodiversité, nos écosystèmes, notre souveraineté, notre culture, pour le développement d’une économie saine et véritablement socialiste et, surtout, pour notre sécurité nationale.
Personne ne doit oublier qu’un des prétextes employés par l’impérialisme pour ses interventions a été « la protection de la vie et des biens des citoyens nord-américains ».
Tant que Fidel vivra, le secteur mercantiliste et pro capitaliste — corrompu — de la bureaucratie évitera un tournant trop apparent vers le capitalisme, que de telles mesures pourraient stimuler. Si ce secteur parvenait à s’imposer définitivement dans la lutte actuelle, il préserverait l’image des dirigeants historiques jusqu’à ce que, disparus, il se partage le gâteau restant et fasse d’eux des statues, vénérées mais oubliées dans ce qu’ils avaient tenté de pratiques socialistes, tel Mao, si ce n’est stigmatisées et diabolisées.
Une frange importante des révolutionnaires et du peuple ne veut pas d’une telle issue. Nous sommes nombreux à aspirer à autre chose, à un autre socialisme. Nous acceptons certaines mais pas toutes ces mesures. Et surtout, nous en souhaitons d’autres, dont on ne parle pas, comme une large ouverture au coopératisme, l’administration des entreprises étatiques par les collectifs des travailleurs, une large réforme qui démocratiserait le système électoral, une véritable démocratisation du Parti communiste et de la société, le respect de tous les droits humains y compris les droits civiques, les droits politiques et les droits économiques et non seulement une partie de ces droits, un accès général à Internet, des changements dans la loi migratrice pour préserver les droits des citoyens et réduire le coût des démarches, des politiques et des lois concrètes pour garantir le respect de la diversité culturelle, politique, raciale, sexuelle, etc. Voilà ce que nous demandons. Aujourd’hui, le pouvoir réel n’est pas socialisé et le système politique actuel ne permet pas que ces propositions puissent devenir déterminantes.
Avec le système actuel de l’absolu contrôle du pouvoir, de l’État et des médias nationaux par un groupe sectaire, nos possibilités se limitent à mener une bataille au sein du parti, au cours des discussions autorisées et dans les petits espaces de débat qui existent, telle la revue Temas, et de manière limitée par internet. Nous essayons de promouvoir de cette manière le dialogue entre les révolutionnaires et avec toute la société, de dénoncer ce qui nous semble pernicieux pour le futur du socialisme et de présenter nos idées dans le cadre de nos possibilités limitées. Dans ce cadre nous profitons de toutes les brèches du système étatiste, nous luttons pour que nos idées coïncident avec les aspirations du plus grand nombre, nous mobilisons ceux qui sont à notre portée pour tenter d’influencer toutes les sphères de la société, y compris la bureaucratie elle-même, nous effectuons des actions publiques de propagande, tout cela dans le respect des autres et de manière non violente. Telle est notre lutte pour la démocratisation du système.
Il n’y a pas de doutes qu’à Cuba un large secteur du parti, des travailleurs, des intellectuels, des paysans et en général du peuple, en particulier de sa jeunesse, a pris conscience de la réalité. Peu à peu apparaît une nouvelle manière de concevoir le socialisme, incluant un large éventail de positions, mais qui sont toutes anti-impérialistes et anticapitalistes, qui sont toutes plus ouvertes et pluralistes. Il s’agit d’une grande diversité de visions révolutionnaires, qui vont des positions social-démocrates et religieuses de divers types, en passant par des positions écologistes, socialistes, communistes, trotskistes, guévaristes, gramsciennes, anarchistes, autogestionnaires, communautaires, libertaires, homosexuelles, etc., jusqu’aux positions les plus radicales de la gauche, qui plaident toutes pour un socialisme plus démocratique et participatif, où le pouvoir réel des travailleurs et du peuple soit direct et effectif sur toutes sortes de décisions.
Ce secteur, qui croît de manière systématique, n’accepte pas le retour au passé capitaliste dépendant des États-Unis. Mais il ne veut pas plus que se prolonge l’actuel système étatiste. Les partisans de l’immobilisme ne peuvent le comprendre et, privés d’arguments, ils multiplient de fausses accusations contre ces positions. Cette vaste gauche aspire à ce qu’on l’écoute, à un échange serein des arguments, à un dialogue sans exclusions et sans sectarisme. Elle n’est pas fatiguée de solliciter tout cela. Beaucoup voudraient que la révolution avance vers une phase supérieure et non qu’elle se termine dans un déni de la mémoire et dans la diabolisation. Devant tant d’intolérance de l’État, il est vrai, certains ne veulent plus tenter de dialoguer mais essayent d’ignorer l’existence du gouvernement et rejettent toute collaboration avec lui. L’accumulation de désenchantements peut aussi conduire à tourner le dos à toute forme d’intérêt pour la politique.
Pour beaucoup d’entre nous, la principale force productive ce sont nos ressources humaines — ce « capital humain » comme le disent ceux qui ne voient dans les travailleurs qu’un moyen pour extorquer des profits — produites par la grande révolution culturelle qui a eu lieu durant ces années. Ce dont nous avons besoin, c’est que ces ressources humaines soient libérées des ligotages étatiques actuels et qu’elles puissent dévoiler toutes leurs initiatives dans une ambiance saine, solidaire, constructive, écologique, loin des vices traditionnels du capitalisme et des ses formes d’exploitation, mais avant tout sous le contrôle des travailleurs eux-mêmes.
Bien sûr, au sein de la société cubaine existe aussi une minorité adverse qui aspire à une plus grande « part du gateau » et à « un nouveau compte ». D’une manière plus ouverte que d’autres, certains de ses membres souhaitent la pleine restauration du capitalisme privé. Les plus extrémistes de ces annexionnistes préféreraient même voir détruits tous les acquis de ces cinquante ans. Ceux là soutiennent la poursuite du blocus, rejettent la médiation de l’Église et toute tentative d’entente avec le gouvernement.
Une partie de ce secteur encouragé par l’impérialisme peut considérer comme positives certaines des mesures du gouvernement de Raúl Castro, par exemple la libération de ceux qui formèrent le groupe des 75 [4], la tolérance relative de leurs activités pacifiques, la possibilité de développer des entreprises privées qui exploitent le travail salarié ainsi que l’ouverture plus grande au capital étranger qui pourra « démontrer la supériorité du capitalisme sur le socialisme » et, éventuellement, leur fournir les ressources pour leurs activités politiques. C’est logique de leur point de vue. Ils voudraient provoquer un revirement dans la société cubaine en faveur de leurs positions. Mais objectivement ils n’en sont pas capables aujourd’hui. Néanmoins les dommages que la « période spéciale » a causés à l’idée socialiste ainsi que l’éventuelle amélioration des conditions de vie de nombreux Cubains grâce à l’allégement éventuel du blocus, pourraient renforcer l’idée que le salut vient du Nord ainsi que l’option représentée par ce secteur encore minoritaire.
A Cuba une bataille stratégique pour l’avenir du socialisme est en cours. Elle est livrée au sein de la révolution qui n’est pas représentée par un leader, un parti ou un gouvernement, car elle est un processus de socialisation et de démocratisation de l’économie et de la politique, initié en 1959. La révolution a stagné, maintenant elle est légèrement ranimée. Mais entre ses viscères toujours bouillants ils essayent de consolider le vieux système étatiste centralisé et bureaucratique en prenant appui sur le capital étranger. Nombreux sont ceux qui estiment que cela peut signifier la fin des rêves socialistes et la défaite de plusieurs générations de révolutionnaires cubains.
Nous essayons de faire avancer l’utopie socialiste à partir de diverses approches, sans d’autres ressources que la raison. Notre force ne réside pas dans une structure, ni dans aucune direction reconnue, ni dans un leader charismatique, ni dans des ressources fournies par l’impérialisme, elle réside dans notre diversité, dans notre présence dans tous les domaines de la société cubaine, dans l’assurance que si nos motivations sont inégales elles coïncident sur de nombreux points, dans la conviction que nous avons raison ainsi que dans la sympathie qui accueille nos points de vue lorsque nous les expliquons. Car comme l’a dit un bureaucrate qui avait tenté d’entraver ce point de vue : « Les idées autogestionnaires sont dangereuses comme la cocaïne ».
Socialisme pour la vie.
Pedro Campos
Quito (de passage), le 30 août 2010