Stéfanie Prezioso – La révolution tunisienne a été définie par la presse quotidienne comme une « cyber-révolution » ou une « révolution internet », comme si ces mobilisations monstres avaient été impensables sans cet outil, qu’en penses-tu ? S’agit-il vraiment d’une révolution internet ou n’est-ce pas plutôt une révolution à l’ère d’Internet ?
Christophe Aguiton – C’est évidemment une révolution à l’ère d’Internet : ce qui a été déterminant ce sont les centaines de milliers de manifestant.e.s qui ont défié les dictatures en Tunisie, en Egypte ou en Libye. Il ne faut pas oublier non plus le rôle d’un média beaucoup plus « traditionnel », la télévision avec Al Jazeera, qui est la première source d’information dans le monde arabe et a diffusé largement les images des révolutions en cours.
Mais ne sous-estimons pas non plus le rôle d’Internet et des téléphones mobiles pour la diffusion de l’information et la coordination des manifestant.e.s. Au 20e siècle, les points névralgiques pendant les révolutions étaient la poste, les centraux téléphoniques, la radio et la télévision d’Etat… en Tunisie et en Egypte, les dictatures ont commencé par couper l’Internet et les réseaux de téléphonie mobile !
Comment définirais-tu le rôle joué par le Net et les réseaux sociaux en ligne dans les mobilisations au Moyen Orient ou en Afrique du Nord ? Est ce que cette technologie s’applique de la même manière dans tous ces pays ?
Le taux d’équipement en téléphonie mobile dans ces pays est très élevé. Il est intermédiaire en ce qui concerne l’accès à l’Internet, mais il faut prendre en compte plus particulièrement la mobilisation de la jeunesse diplômée, étudiant.e.s ou « chômeurs – diplômé.e.s », comme en Tunisie, qui est une catégorie sociale très présente sur les réseaux sociaux.
A ton avis, le Net constitue-t-il une logistique, un outil d’expression libre, ou n’est-il pas plutôt un instrument d’information ? En bref, quelle est la spécificité du Net par rapport à d’autres vecteurs de mobilisation ?
La spécificité de l’Internet et du Web c’est d’être à la fois un média et un outil de communication interpersonnel. Et des deux côtés de cette définition, les choses se compliquent encore. Comme média, l’Internet peut être un autre moyen de regarder la TV ou de lire les journaux, mais il y existe aussi un vaste espace qui n’est pas soumis aux mêmes règles que les médias classiques. Il y a un espace infini pour le reportage citoyen et l’expression directe des militant.e.s ou des acteurs-trices des mobilisations, même si les règles de vérification des sources et de déontologie journalistiques ne s’y appliquent pas de la même façon. On avait déjà observé, il y a plus d’un an, dans les mobilisations en Iran, l’usage des vidéos et photos prises sur des téléphones mobiles et transmises grâce à des réseaux comme Twitter, on l’a vu à une échelle encore plus large aujourd’hui, en Tunisie et en Egyte.
Du point de vue des réseaux sociaux et des réseaux interpersonnels, Internet remplit lui aussi une double fonction. D’un côté, il permet des échanges réguliers entre ami.e.s, grâce à une conversation basée sur les petits faits du quotidien, échanges de photos de vacances, etc. – dans ce cas, les échanges se limitent aux relations les plus proches, même si on a des centaines d’« amis » au sens de Facebook. Mais il existe un autre type de « conversations » sur les réseaux sociaux, celles qui traitent de sujets d’intérêt général, et qui peuvent permettre des échanges entre personnes qui, en fait, se connaissent très peu. Dans ce cas, les communications permettent d’informer de façon horizontale des milliers de personnes en un temps très court : c’est ici la « viralité » des réseaux sociaux qui joue à plein.
En définitive, le Net constitue-t-il vraiment un phénomène nouveau de mobilisation, ou n’est-il pas plutôt le vecteur d’une prise de conscience politique, un moyen comme un autre de se rendre compte que le roi est nu ? que l’on n’est plus seul à penser une chose ?
Dans des pays où il existe une presse et des médias à peu près « libres », le rôle d’Internet et du Web dépend avant tout de l’adéquation entre l’état de l’opinion et son reflet dans les médias. Pour prendre deux exemples français, nous avons un contraste entre l’élection présidentielle de 2007, où tous les courants de la vie politique étaient très présents dans la presse et à la TV, de l’extrême gauche à l’extrême droite, et ou l’Internet n’avait fait que compléter, sans apport qualitatif, les médias traditionnels ; et la campagne pour le référendum sur la constitution européenne de 2005 où les média étaient – comme la classe politique – massivement pour le « oui » alors que le « non » l’a emporté. Dans ce deuxième exemple, c’est l’Internet qui avait accompagné la campagne du « non » avec des sites militants qui ont obtenu des audiences record.
La Tunisie et l’Egypte se rattachent évidemment au deuxième exemple. Face à une presse aux ordres du pouvoir, à l’exception d’Al Jazeera, c’est Internet qui a été le vecteur de la mobilisation. Un Internet couplé à un téléphone mobile qui permet de filmer, tant la répression que les mobilisations, deux technologies accessibles au plus grand nombre, qui ont joué un rôle très important dans les révolutions arabes.
Propos recueillis pour solidaritéS par Stéfanie Prezioso