Plusieurs décennies de politiques d’ajustement structurel, combinées aux effets des accords de libre-échange signés avec l’Union européenne, ont abouti à une extrême concentration des richesses et à une crise sociale sans précédent. Le pays est sous la coupe des entreprises du CAC 40 en lien avec le Palais qui s’est construit un véritable empire économique et financier. Mais le revers est évident : Le nombre des pauvres « absolus » a doublé en dix ans et la majorité vit avec moins de 3 euros par jour. Des millions de personnes sont exclues de la satisfaction des besoins les plus élémentaires en éducation (68 % d’analphabètes), eau potable (seulement 57 % de la population y a accès), électricité, soins (un médecin pour 2 200 habitants, 1 % du PIB), logement salubre (le déficit est estimé à plus d’un million). 7, 4 millions de personnes sont sans retraite. Au Maroc, la part de la rémunération des salariés oscille entre 34 % et 37 % de la valeur ajoutée alors que la part du capital est de 65 %. La contradiction entre la logique d’accumulation et de prédation et la satisfaction des besoins et droits élémentaires devient explosive et soulève de larges couches de la société, y compris celles qui sont sans tradition de luttes ou des secteurs des classes moyennes, en voie de paupérisation.
Traditionnellement, la contestation prenait deux formes principales : celles des mobilisations encadrées par l’opposition légale, à la veille d’échéances électorales, ou celle de « l’émeute » pouvant embraser une ville, une région ou tout le pays. Or depuis quelques années, un processus nouveau se cristallise à travers des expériences partielles menées sur plusieurs fronts. L’opposition parlementaire, associée depuis plus d’une décennie aux politiques gouvernementales, et les directions syndicales, engluées dans le « dialogue social », n’ont plus la même capacité d’encadrement. Mais au lieu d’ouvrir un espace aux explosions de colère, ce sont des luttes prolongées, de masse, autour de la défense des droits élémentaires, qui se développent.
Des mobilisations de trois types
Quitte à être schématique, on peut dresser une cartographie sociale de ce nouveau cours de la lutte des classes .
Ce sont souvent les couches sociales les plus démunies, dans les régions marginalisées qui mènent des luttes très dures. Séfrou, Tata, Sidi Ifni, ou très récemment Tinghir appartiennent à ces catégories. Les habitants de Sidi Ifni qui se sont soulevés durant de longues semaines, se dotant de formes d’auto-organisation partielles et revendiquant une autre répartition des richesses et le droit à l’emploi, ont été le phare de ce type de mobilisations. Ce qui les caractérise, c’est qu’elles mettent en mouvement des secteurs majoritaires de la population et s’inscrivent dans une dynamique d’affrontement de masse avec les relais locaux du pouvoir central. On trouve une dynamique semblable dans les régions montagneuses où des communautés que certains qualifient de tribales organisent des marches, des sit-in pour exiger le désenclavement des routes, l’accès aux soins, à l’eau potable, à l’électricité. Ce sont les premières réponses collectives à la marginalisation imposée par la mondialisation capitaliste qui exclut certains territoires et les populations qui y vivent, de toute satisfaction des besoins élémentaires, des services publics de base et qui voient leurs richesses naturelles spoliées par la mafia régnante et les multinationales.
Le deuxième type de mobilisation qui connaît un cours ascendant concerne les ouvriers agricoles et certaines catégories de la petite paysannerie. La poussée de l’agriculture productiviste et d’exportation combine une croissance des ouvriers surexploités dans les grandes exploitations et une expropriation de la paysannerie pauvre. Cette situation, notamment dans la région du Souss, zone essentielle des investissements étrangers et des grandes familles capitalistes, concentre des contradictions explosives. Le nombre de journées de grève et l’extension de la syndicalisation en sont un indice, de même que les mobilisations plus spécifiques contre la destruction de la culture vivrière. On retrouve cette même dynamique dans d’autres régions. L’élément essentiel est la fin de la paix sociale dans les régions rurales qui avait historiquement permis au pouvoir d’asseoir sa domination.
Le troisième type de mobilisation concerne les couches urbaines paupérisées contre la hausse des prix, pour le droit à l’emploi et le logement. Les coordinations contre la vie chère ont montré la possibilité d’organiser la lutte à partir des quartiers populaires, aboutissant dans certaines villes à des manifestations quotidiennes et à des pratiques de désobéissance civile (refus de payer les factures d’eau et d’électricité). Les luttes pour le droit au logement mobilisent des centaines de familles qui vivent dans les bidonvilles et sont l’objet d’expropriation en raison de la spéculation foncière ou qui se sont retrouvées « sans toit » à la suite d’inondations. Le mouvement des diplômés chômeurs, et les luttes étudiantes qui tendent à sortir de l’enceinte universitaire, malgré une forte répression, maintiennent un niveau de combativité qui pèse sur le climat social général.
Accumulation des forces
Dans le privé et le public, des luttes se décident et se coordonnent, sans attendre l’aval des directions avec une volonté d’extension. Ainsi à Zagora, Ouarzazate, Tata ou Bouarfa, la bataille spécifique contre les reformes libérales et le démantèlement des statuts dans l’éducation nationale se combine à des mouvements de grèves reconductibles et à une lutte plus large pour le droit à l’éducation visant à associer parents et élèves. Dans le privé, les ouvriers du phosphate luttent depuis plus d’un an contre les formes de précarité et les licenciements imposés, alors que dans le textile, des luttes quotidiennes se développent.
Il faut aussi souligner les mobilisations au Sahara occidental où la génération actuelle a redonné une assise de masse à la lutte pour le droit à l’autodétermination tout en mettant en avant les droits sociaux de la population, comme en témoignent les événements récents à Laayoune. On ne peut pas non plus faire l’impasse sur la montée du mouvement culturel berbère dont une fraction cherche à promouvoir des formes de résistances actives et indépendantes du pouvoir.
Les traits principaux de ces mobilisations sont à souligner : il s’agit de l’affirmation dans la conscience collective de la légitimité des droits sociaux et humains qui se heurtent frontalement aux rapports de classes et de domination. La « question sociale » et l’accès aux droits est l’élément déterminant. Les forces motrices qui donnent une vigueur particulière à ces résistances sont la jeunesse et les femmes qui entrent en lutte massivement. Ce sont souvent des secteurs sociaux non représentés par les organisations traditionnelles syndicales et politiques qui inaugurent de nouvelles traditions de luttes, marquées par l’action collective, la détermination, la solidarité, la capacité à s’inscrire sur la durée, un fort sentiment de dignité et de légitimité.
Pour autant, nous ne sommes pas (encore) dans le cadre d’un nouveau cycle de mobilisation de masse contre le despotisme et le libéralisme sauvage mais dans un processus d’accumulation des forces dans le cadre de combats partiels et défensifs. Si ces luttes se nourrissent les unes des autres, elles sont sans dynamique unificatrice et perspective nationale. Le corps social se relève des années de plomb et des illusions sur le nouveau règne dont la base sociale et politique s’est rétrécie. Il existe une extension géographique et sociale de la lutte à partir de la multiplication de préoccupations spécifiques mais dont la matrice commune est la dégradation générale des conditions de vie et de travail. La crise accélère ce processus. Ce réveil social multiforme se combine à une crise politique de légitimité des partis établis, des élus, des institutions comme en témoignent l’abstention massive et le pourcentage de votes nuls à chaque élection. La crise de la façade démocratique nourrit un sentiment massif qu’il n’y a rien à attendre du jeu politique officiel, des partis corrompus et inféodés et que ce pouvoir est au service des « racketteurs du peuple ».
Dans ce climat général, la gauche radicale n’est pas en extériorité. Elle est la principale force qui organise ou soutient ces mobilisations. Bien qu’encore minoritaire à l’échelle de la société, elle occupe aujourd’hui des positions clés dans le mouvement social, démocratique et syndical combatif. La Voie démocratique qui en est la principale composante a initié, avec Solidarité pour une alternative socialiste, un processus d’unité d’action et de débat auquel répondent aujourd’hui la quasi-totalité des courants anticapitalistes et radicaux organisés (dont Al-Mounadil-a qui entretient également des relations régulières avec le NPA), ouvrant la possibilité d’une alliance qui pèserait davantage dans la construction d’une alternative globale, d’autant plus que le ras-le-bol accumulé peut donner lieu, à court terme, à un embrasement généralisé.
Chawqui Lotfi