Berlusconi est-il seul en Europe ?
Parmi les tentatives de définition, l’une de plus trompeuses est celle d’“anomalie italienne”, mise en circulation notamment par les Démocrates de Gauche (DS) [1], qui a rencontré un écho parmi d’autres secteurs de la gauche italienne. Berlusconi serait un produit typiquement italien se plaçant en dehors de l’espace démocratique européen. Concentrant entre ses mains un important pouvoir médiatique, il représenterait un dangereux projet autoritaire sans comparaison avec d’autres pays. Sans nier les caractères spécifiques de la situation italienne - notamment le fait que le berlusconisme soit né en dehors du contexte partidaire classique, sur les décombres du parti de référence de la bourgeosie italienne, la Démocratie chrétienne - il faut se demander si cette vision correspond à la réalité.
Dans les années 1980, la “New Left Review” a publié un débat sur la nature du thatcherisme. L’enjeu de la discussion était la définition de « populisme autoritaire » proposée par Stuart Hall et critiquée par Bob Jessop et autres. [2] Selon Hall, le populisme autoritarie de Thatcher représentait une réponse à la combinaison d’une crise de la social-démocratie keynésienne d’après-guerre, d’une crise économique, et d’une crise de légitimation de l’état britannique. En référence à la notion de « révolution passive » de Gramsci, il soulignait, sur son versant autoritaire, les appels à un état fort et à la discipline sociale, l’hostilité envers les formes de médiation sociale (syndicats, organisations démocratiques, etc.), l’articulation de thèmes liés à l’idée de l’ordre social ; et, sur son versant populiste, la tentative de créer une unité entre le peuple et bloc de pouvoir, les appels au peuple, et la tentative de rédefinir (si non de constituer) la nature du peuple britannique.
Reprenant les analyses de Hall sur le populisme autoritaire, Stathis Kouvélakis se demande dans son livre, La France en révolte, si le sarkozysme peut être défini comme un thatcherisme à la française : une même volonté de jouer sur les fractures au sein des classe populaires et moyennes traumatisées par le déclassement et la perte des acquis sociaux ; une même capacité de politiser l’angoisse sociale à travers les thèmes de l’ordre et de la sécurité ; la désignation d’"ennemis intérieurs” responsables de la crise et du déclin national : les assistés, les paresseux, les professeurs soixante-huitards, la « racaille » [3]. Comme le thatchérisme, Sarkozy représenterait une tentative de réponse à la crise de l’État de la part de la bourgeoisie française.
À la lumière des résultats des élections européennes et des élections allemandes, qui ont vu une poussée générale de la droite et une crise de la social-démocratie, plutôt que de se réfugier dans des analogies historique invraisemblables avec le fascisme ou de lier le phénomème à une “autobiographie nationale” italienne dont il faudrait avoir honte, il est plus utile de se demander s’il ne faut pas placer Berlusconi dans le contexte européen d’expérimentation de nouvelles tentatives de construction de blocs de pouvoir à droite, susceptibles de gérer la combinaison de la crise des institutions représentatives et de la crise économique. Analyser les ressemblances avec le thatchérisme et avec le sarkozysme serait beaucoup plus fécond que de se demander si l’on est face d’un nouveau danger fasciste, ou si le berlusconisme est l’expression accomplie d’un noyau réactionnaire spécifiquement italien, qui finirait ainsi par affleurer.
Fascisme ou populisme autoritaire ?
Avec l’« anomalie italienne », le spectre du fascisme est l’un des principaux invités au banquet des définitions. Pourtant la comparaison est entièrement trompeuse. Nous nous bornerons à mettre en évidence deux éléments. Tout d’abord, le fascisme fut un phénomène “réactif”, il représentait la réponse de la bourgeoisie à la montée du mouvement ouvrier et au danger de propagation de la révolution, dans un contexte de forte polarisation entre les classes et de tentatives révolutionnaires défaites. Ensuite, cette réponse s’est basée sur une mobilisation des masses. Elle a misé sur la petite bourgeoisie pour construire une force d’attaque susceptible d’affronter et d’écraser le mouvement ouvrier, et sur la destruction systématique de toutes les formes d’organisation autonomes de la société civile et leur remplacement par d’autres formes contrôlées par le pouvoir étatique.
On ne voit pas comment la situation actuelle serait comparable à la montée du fascisme. Il n’y a pas de polarisation entre les classes. Au contraire le niveau de conscience et d’autonomie de la classe ouvrière est parmi les plus bas depuis l’après-guerre. Il n’y a pas non plus de montée du mouvement ouvrier à laquelle il faudrait répondre. Il n’y a aucune véritable tentative de mobiliser et d’organiser les masses de la part de l’État ou des organisations de la droite gouvernementale. Non seulement les politiques concrètes, mais aussi le discours public et l’attaque idéologique en cours, visent de façon systématique à la dissolution de liens sociaux qui ne sont pas remplacés par d’autres liens (exception faite pour la valorisation du rôle de la famille), à la fragmentation sociale et à la mise en valeur de l’individualisme. L’effet des politiques de la droite est une société atomisée, plutôt que la société organique du fascisme.
On peut se demander si, en revanche, la piste ouverte par Hall avec l’analyse du populisme autoritaire ne peut pas être appliquée au cas italien. Il s’agit d’une hypothèse intéressante, à explorer avec prudence. En premier lieu, parce que la notion de populisme tend à être un signifiant vide, une notion dépourvue d’epaisseur, commode pour définir par défaut des contextes peu clairs ou mal analysés, pour lesquels on n’a pas trouvé de définition meilleure. Cela est attesté par l’énorme quantité de définitions et d’applications différentes du concept de populisme. Il peut donc être utilisé mais à condition de clarifier ce dont on parle.
On pourrait appliquer au cas italien une sorte de populisme basé sur deux visions du peuple « se révélant souvent comme les deux côtés complémentaire d’une même conception. La première, c’est l’image du peuple comme masse sauveuse, la deuxième l’image du peuple comme masse inculte. Les deux registres ne sont pas contradictoires » [4]. Le populisme atteint “sa forme parfaite quand ce sont les institutions de l’État qui imposent ce lien par la force (aussi bien matérielle qu’ idéologique) [...] Les institutions deviennent alors des outils, non pour augmenter la liberté de choix des individus, mais pour limiter leur identité, pour dresser des clôtures tribales au lieu que les éliminer, pour diminuer les inclusions et augmenter les exclusion » [5]. Et si les institutions étatiques ne sont pas sur la même longueur d’onde, l’une d’entre elles (par exemple le gouvernement) est utilisée comme bélier, de manière à déterminer autoritairement tout le processus. En deuxième lieu, la caractérisation de « populisme autoritaire » référée au cas italien doit être liée aux projets de “réforme institutionnelle” du présidentialisme, de soumission de la magistrature au gouvernement, de « fédéralisme égoïste » des régions du Nord avancé par la Ligue Nord. Ces projets présentent plusieurs contradictions, et c’est pourquoi ils continuent à engendrer des tensions dans la majorité gouvernementale.
Une des critiques adressées par Jessop à Hall soulignée le danger d’une lecture du tatcherisme limités à la seule sphère politique et idéologique, et celui d’une homogénéisation artificielle d’un phénomène complexe et articulé. Analyser le berlusconisme, ne saurait donc se borner au seul niveau des politiques institutionnelles et de l’attaque idéologique. Il fautexaminer une série de facteurs : les difficultés du capitalisme italien à laquelle la transition belusconienne essaye d’apporter une réponse ; les rapports entre la droite et la bourgeoisie italienne ou ses différents secteurs ; la capacité ou non du berlusconisme à construire un bloc politique stable ; les intérêts matériels auxquels répondent ses politiques et les secteurs sociaux de référence ; les contradictions dans son propre camps (par exemple entre positions ultra-libérales et positions protectionnistes, ou entre positions nationalistes et fédéralistes). Enfin, sur le plan idéologique y compris, il ne faut pas voir l’idéologie berlusconienne comme un ensemble cohérent exempt de contradictions. Elles sont au contraire évidentes, et c’est précisément la façon dont fonctionne cette combinaison d’éléments divers (par exemple, hédonisme/défense de valeurs traditionnelles) qu’il faut comprendre. En tenant compte de certains signifiants vides susceptibles de catalyser des angoisses différentes dans l’ensemble de la société : en premier lieu la figure de l’immigré, mais aussi la figure de la femme ou, plus précisément, du corps de la femme qui, comme l’immigré, devient de plus en plus l’objet sur lequel exercer et projeter phantasmes de contrôle et de pouvoir de la part de quiconque est autrement exclu de toute forme de pouvoir. Il s’agit donc d’un travail de recherche, qui doit être forcément collectif, en impliquant les sujets qui se placent du côté de la transformation radicale de la société.
Le régime de la transition infinie
Dans certaines analyses de la droite et du berlusconisme on a souvent l’impression que ce qui manque, c’est l’axe autour duquel s’organisent les rapports politiques et de classe en Italie. Ce barycentre est, en ce moment, la longue transition, encore en cours, ouverte avec les années 1992-1994 – après l’écroulement du dit « socialisme réel » et la première guerre en Irak – avec ses phases, ses accélérations, ses difficultés, et ses traits autoritaires. Une transition entamée avec pour but d’arriver à la stabilisation d’un système politique bipolaire éliminant les ailes radicales et la fragmentation partidaire. L’issue de cette transition demeure pourtant encore aujourd’hui incertaine. Entre février 1992 et mars 1994, deux dates symboliques qui marquent le début de “Tangentopoli” [6] et la première victoire de Berlusconi aux élections, on assiste à une césure dans le système politique, économique, institutionnel, et dans les rapports entre les classes. Avec l’opération « Mani pulite » et l’action politique de certains secteurs de la Magistrature, le système de représentation basé sur les partis qui avait occupé la scène politique pendant 50 ans est délégitimé. Ce qui reste du système d’indexation automatique des salaires sur l’inflation est effacé. Grâce à l’accord entre les syndicats confédéraux, le Gouvernement et la “Confindustria” patronale du 1993 les règles de la négociation changent, entamant un modèle basé sur la concertation. Les syndicats confédéraux assument désormais le rôle d’acteurs politiques dans le scénario de la transition italienne. Ils le font en introduisant des règles antidémocratiques dans l’élection des travailleurs et des travailleuses aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Le modèle de la concertation triangulaire Syndicats-Gouvernement-Confindustria devient un outil de légitimation réciproque des acteurs en jeu, alors que les travailleurs et les travailleuses sont relégués au rôle de simples adhérents du syndicat, n’étant plus considerés comme sujets potentiels de la transformation.
Le gouvernement Amato-Ciampi dévalorise du 30% la lire et approuve une loi sur le budget de 90.000 miliards de lires, la loi la plus antipopulaire de l’après-guerre, déterminant une énorme redistribution des revenus au profit des classes les plus riches. Le référendum sur la loi électorale, soutenu par le mouvement de Mario Segni avec l’appui de secteurs importants du centre-gauche et de l’ex-Pci, devient le levier pour initier le changement du système institutionnel : de proportionnel-parlementaire à majoritaire-bipolaire avec des tendances présidentialistes. C’est dans ce contexte qu’a lieu la célèbre entrée en jeu de Berlusconi, en janvier 1994. Le principal entrepreneur de la télévision, avec un investissement massif de ressources privées et une utilisation fignolée des moyens de communication, arrive à saisir, mieux que toute la classe politique de droite et de gauche, l’existence d’un vide de représentation du côté du centre-droite. C’est ainsi que s’ouvre la difficile et dangereuse transition du système politique-institutionnel italien.
Cette la transition italienne est-elle achevée ? Si l’on regarde les résultats électoraux, malgré leur caractère simplement indicatif, il semblerait que non. Toutes les coalitions de centre-droite et centre-gauche ont perdu les élections après leur expérience gouvernementale. Il s’agit de deux projets jamais réellement en opposition, tous deux caractérisés – à différents niveaux – par l’idée qu’il n’y a pas d’alternative au libéralisme économique et à la concentration des pouvoirs dans les gouvernement, aussi bien nationaux que locaux. Le dogme des libéralisations et des privatisations a déterminé les politiques de centre-droite et de centre-gauche des 15 dernières années. Le record de privatisations établi par le gouvernement Prodi à la moitié des annés 1990, la réforme des retraites par le gouvernement Dini, les lois Bassanini sur école et l’administratio publique, la flexibilité et précariété de la force de travail introduites par la loi Treu, les lois sur l’immigration ont acceléré le processus de destructuration des rapports sociaux et de classe commencé dans les années 1980. Le gouvernement de la société doit donc opérer par le biais d’instruments qui soient une expression directe des exécutifs – les décrets gouvernementaux d’urgence ont été utilisés des façon massive par les deux coalitions quand elles étaient au gouvernement. La raison en est simple. Si on n’arrive pas à conclure la transition italienne par une grande réforme institutionnelle présidentialiste ou presque, il ne reste que le controle, la discipline, et la repression des classes dangereuses.
La politique comprise comme admnistration institutionnelle des acteurs sociaux déclassés ou considérés seulement comme consommateurs ou simples citoyens sans déterminations de classe vise à forclore le conflit social de classe, c’est-à-dire la possibilité de penser le dépassement de la société actuelle. Le cas le plus évident a été la répression féroce, puis l’absolution de ses responsables, lors des journées de Gênes en 2001. Cette répression soutenue, implicitement ou explicitement, aussi bien par le centre-droit que par le centre-gauche, anticipée quelque mois avant à Naples, est le fait d’un pouvoir qui ne pouvait pas tolérer qu’un mouvement social par en bas, en dehors des partis et des syndicats traditionnels de la gauche, mette en question l’ordre établi et évoque la possibilité d’un autre monde.
Malgré ces aspects, Berlusconi et le berlusconisme, représentent un fait inédit dans le contexte italien. La personalisation extrème de l’action politique, jusqu’à la presque coïncidence entre le leader, le gouvernement et le parti de Forza Italia, a constitué en même temps la force et la faiblesse du projet berlusconien : sa force résultant de la réduction des espaces de médiation à l’intérieur de la coalition gouvernementale ; sa faiblesse du fait de l’absence d’un bloc social consolidé susceptible de developper une hégémonie stable dans les appareils d’État comme la magistrature, la bureaucratie, l’armée. Sa victoire aux élections de 1994 fut possible grâce à un accord avec des acteurs en opposition entre eux : la Ligue au Nord et le MSI [7] au Sud. Un fait inédit dans l’histoire politique italienne. La victoire électorale n’a pas été octroyée par le biais d’un mouvement social, ou par la mobilisation d’un parti structuré, mais par le biais de la composition d’une coalition politique très articulée autour d’une leadership incontestable, seule capable de maintenir ce projet. Une opération que le centre-gauche a essayé plusieures fois de rééditer, autour de Prodi, Rutelli ou Veltroni, sans jamais y parvenir.
Implantations sociales et rapports de pouvoir
Dans un article d’Il manifesto, Giorgio Galli affirmait que Berlusconi ne pouvait pas compter sur un “bloc historique” comparable à celui de la Démocratie chrétienne ou du Parti Communiste, mais seulement sur un agrégat électoral tenu ensemble par la peur des impôts et des immigrés. Dans les société occidentales, les figures professionnelles seraient très panachées et les blocs historiques se dilués [8]. Il s’agit là d’une vérité partielle, fondée sur une analogie avec un système politique et partidaire qui n’existe plus ; d’une analogie utile pour dire ce qui n’est plus, mais non pour determiner ce qui est en train de naître. N’est guère plus convaincante la théorie selon laquelle le berlusconisme peut compter sur trois piliers qui formeraient un bloc social : d’un côté les petits patrons, les professions libérales, les commerçants et les artisans ; de l’autre les femmes au foyer, les chômeurs, et les personnes angoissées par la mondialisation ; enfin, les catholiques pratiquants [9]. C’est là confondre les caractéristiques d’un bloc social – principes et valeurs de référence, capacité d’orienter des couches sociales, formes associatives structurées, auto-perception – et la liste des supporteurs électoraux potentiels de Berlusconi.
La trajectoire suivie par Forza Italia depuis sa naissance apporte un élément de connaissance plus intéressant du berluconisme. « Parti-entreprise », « parti en plastique » ont étaient ses définitions les plus fréquente. Caterina Paolucci signale trois caratéristiques génétiques du mouvement Forza Italia, qui représenterait une forme de catch-all party (part attrappe-tout), c’est-à-dire d’un parti léger qui serait en train de substituer le parti de masse : 1) aspect patrimonial (un parti de propriété de son fondateur) ; 2) caractère d’entreprise (forte centralisation, cooptation des dirigeants plutôt qu’élection, liberté de maneuvre centrale et orientation électoraliste peu interessée à la construction d’un group dirigeant) ; 3) charisme du leader [10]. Ces trois caractéristiques, au début de la difficile transition italienne ont largement contribué à l’affirmation de Berlusconi. Elles expliquent pourtant aussi la difficulté d’arriver à une institutionalisation de Forza Italia et donc de conclure la transition italienne par le biais de la définition d’un nouveau cadre politique-institutionnel stable.
Les premiers statuts de Forza Italia prévoyaient un fonctionnement interne entièrement basé sur les élus et sur les dirigeants cooptés par le haut. Au printemps de 1995 déjà, les 13.000 clubs territoriaux existants en 1994 avait disparus et seuls 3500 étaient formalement reconnus. Jusqu’en 1997 les adhérents de Forza Italia n’avaient aucun pouvoir de décision et de rares occasions de participation : le parti restait configuré comme un instrument électoral entièrement controlé d’en haut. La defaite de 1996 impulsa une réorganisation interne et l’adoption de nouveaux statuts, essayant de conjuguer l’exigence de favoriser et d’élargir la participation des adhérents avec le système de cooptation d’une partie des dirigeants nommés par la direction centrale. Au prix de contradictions, on essayait donc d’aller dans la direction d’une institutionalisation du parti. En 1997 Forza Italia parvint ainsi à avoir 140.000 membres [11]. En 2008, le parti affirmait compter environ 250.000 membres [12]. Le processus d’institutionalisation du parti a pourtant continué à osciller entre le pouvoir dominant du président du parti (Berlusconi), la centralisation des décisions et de la cooptation des dirigeants, et l’exigence de construire une base consolidée, entre un modèle de direction d’entreprise et un modèle plus proche de l’ancien parti de masse.
C’est à la lumière de ces éléments qu’il faut lire la fusion avec Alleanza Nazionale, un parti aux caractéristiques beaucoup plus traditionnelles et une ramification et une implantation térritoriales réelles (600.000 membres en 2006, selon les données officielles [13]). La difficulté d’une institutionalisation de Forza Italia et donc d’une implantation du parti, de la création d’une base militante, de la formation d’une classe dirigeante, ne va pas dans le sens de l’affirmation d’un modèle substitutif par rapport au parti de masse, mais illustre plutôt une grave difficulté à conclure la transition italienne. La création du nouveau parti, le Peuple des libertés, essaye d’aller dans la direction de l’institutionalisation et donc de la création d’un cadre plus stable, susceptible de tenir sans la leadership de Berlusconi. La capacité de conclure positivement cette opération reste à verifier compte tenu des différences structurelles entre les deux parti fusionnés dans le Peuple des libertés, l’un avec une pénétration majeure dans les appareils d’État et dans les milieux du pouvoir économique au niveau territorial, l’autre avec une base militante plus consistante, habituée à des règles de fonctionnement plus proches du parti de masse traditionnel.
Les dernières vicissitudes du personnage Berlusconi revèlent en effet le désir de passer à un « après Berlusconi » de la part d’une partie de la droite ainsi que de la bourgeoisie italienne, mais aussi la difficulté à trouver une alternative valide, susceptible de tenir ensemble les différentes composantes de la droite et de recueillir une approbation populaire équivalente.
Les affrontements entre Berlusconi et le Gouverneur de la Banque d’Italie, Draghi, d’abord sur le niveau des interventions de sauvegarde sociale par rapport à la crise, puis sur le “scudo fiscale” (le décret permettant la rentrée des capitaux transferés à l’étranger et dans les paradis fiscaux moyennant un impôt ridicule), sont le signe que, pour des secteurs de la grande bourgeoisie italienne, le gouvernement n’est pas à la hauteur de la crise économique. Alors que le centre-gauche garde des liens étroits avec les grandes banques italiennes, comme Unicredit et Banca Intesa, et mise sur les entreprises les plus actives sur les marchés internationaux, le gouvernement Berlusconi agit à l’opposé en s’appuyant sur les petites entreprises, les grands groupes industriels et financiers, jusqu’aux sociétés qui agissent en accord avec la criminalité organisée. Sa politique part du présupposé que pour construire un bloc de pouvoir il faut soutenir tous les “pouvoirs forts” existants. Du point de vue économique et financier il n’y a pas de projets à long terme, on privilégie l’adaptation à ce qui existe.
Ceci explique le rapport entre la Confindustria et le gouvernement, qui alterne impatience et réalisme. L’impatience découle des collisions continuelles entre le gouvernement et les autres institutions étatiques, en particulier la magistrature et la Présidence de la République. Elles créent une situation d’instabilité, combinée en même temps avec un « réalisme d’entreprise » ne voyant pas de possibilité de rechange immédiat de la classe dirigente actuelle. L’opposition de centre-gauche est considerée encore trop faible et divisée pour représenter une alternative crédible. L’avenir du berlusconisme demeure donc plutôt incertaine, y compris du fait qu’il n’a pas de fort soutien de la part de secteurs décisifs de la grande bourgeoisie italienne.
Marx à « Arcore » [14]
« Il reste à expliquer comment une nation de 36 millions d’hommes a pu être surprise par trois chevaliers d’industrie et menée sans résistance en captivité », écrit Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, à propos de la France après la révolution de 1848. L’Italie actuelle a quelques millions d’habitants de plus et seulement un « chevalier », mais l’interrogation de Marx demeure valide. Louis Bonaparte est décrit comme une personnage médiocre et grotesque auquel les circonstances historiques ont permit de faire figure de héros. Un vieux libertin qui conçoit la vie historique des peuples comme une comédie dans laquelle les grands gestes et le grands discours sont utiles pour couvrir « les canailleries les plus mesquines » : ce potrait pourrait fort bien s’appliquer à Berlusconi. La forme de gouvernement de Louis Bonaparte, le bonapartisme, est issu d’une crise politique-sociale dans laquelle le pouvoir exécutif, identifié dans une personalité charismatique destitue le parlement et instaure un régime autoritaire et personnaliste. Mais l’histoire ne se repète jamais à l’identique, et l’affirmation de Marx selon laquelle les faits et les personnages de l’histoire se présentent deux fois, la première comme tragédie et la deuxième comme farce, a une valeur pratique : « Elle correspond à une analyse de la réalité susceptible d’ouvrir des nouvelles possibilités de changement [...] Représenter en forme de farce le passé (et aussi le présent, pourrions nous dire) est utile pour que les révolutionnaires, en créant ce qui n’existe pas encore ne reproduisent pas l’ancien en empruntant les mots d’ordre et usages de la tradition ». [15]
Berlusconi est-il donc la farce après la tragédie ? Oui, si cela est saisi par une opposition politique et sociale comme une occasion de remettre en discussion le fonctionnement du système capitaliste et ses stratifications idéologiques. Non, si on le considère seulement comme le produit d’un pouvoir rapace et clownesque auquel il suffirait d’opposer la partie « saine » de la société civile. Dans cette approche marxienne on assiste à un renversement de la signification attribuée par le sens commun au terme de farce, de sorte qu’il devient un élément de la discontinuité nécessaire, qui doit caractériser l’initiative de la gauche révolutionnaire dans les moments de crise politique et institutionnelle.
Quinze ans après, le berlusconisme a encore des difficultés à costruire un bloc de pouvoir uni. Son but est une modernisation du pays qui puisse aboutir à l’augmentation des pouvoirs de l’exécutif et du chef du gouvernement, à l’évidement du pouvoir législatif et à la réduction du nombre des deputés. Une sorte de rationalisation parlementariste à caractère gaulliste. De Gaulle est d’ailleurs de plus en plus populaire dans la droite : un gouvernement avec une grande flexibilité dans les rendez-vous électoraux (dans le cas de De Gaulle, les référendums), la recherche du rapport direct entre leader et peuple. La droite a donc su « reconnaître la centralité absolue d’un leader charismatique, en cultivant en même temps, comme Max Weber l’avait prévu en imaginant l’avenir des partis de masse, une classe dirigeante mûre et consciente, capable d’en répandre la force sur le territoire ». [16]
La droite, comme le centre-gauche, ne représente pas un bloc social, mais elle n’est pas non plus une simple agrégation électorale. Il s’agit d’un acteur politique qui essaye de se structurer dans la longue transition italienne : en combinant un populisme autoritaire avec les politiques du libéralisme contemporain, qu’il ne faut pas confondre avec l’idolatrie du marché. Mais Berlusconi n’est pas De Gaulle. Et ce que disait Marx à propos de farces et tragédies reste toujours valide
Cinzia Arruzza, Felice Mometti