Religioscope - Comment s’est organisée la mobilisation des Frères dans la
dynamique de contestation que l’Egypte a connue ces deux dernières
semaines ?
Khaled Hamza - Tout a commencé quelques jours avant le jour anniversaire
de la police égyptienne, le 25 janvier. L’initiative n’est pas venue d’une
quelconque force politique instituée, mais de différents groupes de jeunes
blogueurs, comme les jeunes cyber activistes Frères musulmans, le groupe
de soutien à la candidature de Mohamed Baradaï, le groupe « Nous sommes
tous Khaled Saïd » (du nom d’un jeune mort sous la torture à Alexandrie),
le groupe de cyber surveillance électorale RNN.News2 (devenu un haut lieu
de l’activisme anti-Moubarak pendant le soulèvement) et le groupe du 6
Avril (né d’une campagne de solidarité avec les protestations ouvrières
dans le Delta). En quelques jours, grâce à ces groupes, 1 million de
personnes en Egypte avaient été invitées à descendre dans la rue pour
protester contre le régime à l’occasion de la journée de la police. La
communication virale via Facebook a parfaitement fonctionné.
Chez les Frères, ce sont les jeunes qui se sont d’abord mobilisés : les
militants estudiantins de l’université d’Aïn Chams et de l’Université du
Caire en particulier. Ils étaient en lien sur Facebook avec un certain
nombre de dissidents des Frères musulmans, qui avaient quitté le mouvement
suite à leur activité sur les blogs et sur Facebook. Ce sont ces
dissidents qui ont joué le rôle de lien entre les sections estudiantines
des Frères et les mouvements protestataires : les différents cyber
activistes et plusieurs formations de la gauche, comme le courant « Justice
et liberté » ou le courant « Hashd » des socialistes révolutionnaires.
Les jeunes ex-Frères ont été le lien et ont projeté les jeunes Frères des
universités dans le mouvement, alors que le leadership des Frères hésitait
à lancer le mouvement dans la protestation. D’une part, parce qu’ils se
méfiaient de ces mouvements de protestation qu’ils connaissent mal.
D’autre part, car ils craignaient les contrecoups de la répression. Mais
ils ne voulaient pas répéter l’erreur du 6 avril (les Frères n’ont pas
soutenu la grève générale de soutien aux ouvriers de Mahalla le 6 avril
2008).
Leur position a été ainsi prudente : ils acceptent le principe de
participation, mais en catimini. Ils n’envoient que quelques figures, plus
précisément certains anciens parlementaires et quelques membres du bureau
de la guidance (l’instance exécutive dirigeante au sein des Frères, NDLR),
accompagnés d’un nombre très limité de supporters recrutés dans les
organisations de jeunesse des Frères. Ils décident aussi de circonscrire
leur mobilisation à certains gouvernorats seulement. Ils ne tiennent pas
compte du veto donné à leur participation par la Sûreté de l’Etat, qui
convoqua tous les responsables des bureaux régionaux ainsi que quelques
responsables de bureau de la guidance.
Mais la logique à la base a échappé à la direction : alors que la direction
des Frères était dans une orientation de profil bas, les jeunes Frères des
universités de Ain Chams et du Caire ainsi que de certaines universités
privées se coordonnaient déjà entre eux et indépendamment de la direction
pour organiser cette journée avec les mouvements de protestation. Les
dirigeants de la confrérie étaient au courant et ont laissé faire.
Religioscope - Pourtant, le 28, la politique de la direction change...
Khaled Hamza - Oui, le 28, alors que la répression avait déjà commencé à
se manifester, les Frères décident d’engager le noyau de l’organisation.
Ils ont compris que, cette fois, ils seront au milieu de la population,
qu’ils ne seront pas les seuls. Pendant trois jours, du 25 au 28, les
Frères ont mis toutes les forces qu’ils ont pu dans la bataille, au Caire
comme dans les provinces : toutes les sections de l’organisation ont été
mobilisées, les mosquées ont également été un tremplin de mobilisation -
pendant trois jours, du 25 au 28. Sur la place Tahrir, ce qu’on appelle
maintenant la « razzia du chameau » a été mise en échec d’abord par les
Frères sur la place Tahrir, mais au prix de nombreux martyrs (NDLR : le
régime avait lancé les gros bras des bas quartiers sur la foule, l’un
d’eux s’y jeta au galop avec son chameau, d’où le nom. La razzia du
chameau fait aussi référence, en clin d’œil, à la guerre que menèrent les
partisans de Abdullah Bin Saba, accusé d’avoir sa part de responsabilité
dans la mort du troisième caliphe Uthmân, contre l’armée de Aisha, une des
femmes du prophète Mohamed).
Mais, outre la mobilisation numérique, il faut noter un changement de cap
fondamental : pour la première fois de leur histoire, les Frères ont
renoncé sortir les grands slogans comme « l’islam est la solution » et n’ont
pas brandi des exemplaires du Coran. En lieu et place, ils ont parlé de
démocratie, de pain, de revanche pour les martyrs tombés. C’est un
changement historique.
Religioscope - Où se situe plus précisément le changement ?
Khaled Hamza - Il se situe dans l’esprit par lequel les jeunes ont mené
campagne. Regardez par exemple la politique du groupe de RNN.News2 : le but
était de transmettre des faits, de décrire, pas d’aborder les événements
d’un point de vue de propagande. RNN.News2, ce sont la plupart des
volontaires, proches des Frères, tous des jeunes. Ils avaient constitué un
réseau de 160 à 170 correspondants sur le terrain, étaient sur tous les
fronts, alimentaient le site en image et permettaient aux chaînes
d’opposition comme Al-Jazeera et Al-Hiwar de relayer ces images sur le
petit écran. Il n’était jamais question de grands slogans, ni de
propagande, ou de prosélytisme, mais de faits.
Le discours des Frères a eu l’intelligence de ne pas islamiser la
révolution. Notre révolution n’est pas islamiste, et nous n’avons pas de
demandes islamiques, car c’est la réalité de la révolution égyptienne.
Nous avons du coup récusé immédiatement les tentatives d’islamiser cette
révolution telle qu’elles se sont manifestées dans les déclarations de Al
Qaeda et de Khamenei.
L’appel au jihad était absurde et complètement décalé, alors que cette
révolution précisément reposait sur une volonté de non-violence.
Religioscope - D’accord il y a bien une culture Facebook et une partie des
Frères s’y inscrivent ; mais qu’en est-il des Frères dans les provinces ?
correspondent-ils eux aussi à l’esprit de la place Tahrir ?
Khaled Hamza - Les réseaux sociaux dans les provinces existent bien sûr,
mais les mobilisations s’y sont faites sur des modes beaucoup plus
traditionnels. Dans les campagnes, c’est la hiérarchie traditionnelle qui
a joué. Les Frères ont mené une stratégie efficace de dispersion. Même
avec ses 1,6 million de membres, la sécurité nationale n’a pu contrer une
stratégie de mobilisations simultanées dans les villes de province et, à
plusieurs endroits, elle a été incapable de tenir la rue, a épuisé ses
munitions et a été contrainte de se retirer.
Par contre, dans les campagnes aussi, les Frères ont compris qu’il fallait
suivre la révolution et non la politiser, et renoncer à utiliser des
slogans propres aux Frères. Ils ont donc eu que des demandes minimalistes,
touchant la démocratie et la question sociale, ce qui leur a permis de
rallier une bonne partie de la population et de descendre en masse, en
particulier à Alexandrie, Kafr al Shaykh, Dimiat, Mansoura.
Religioscope - Est-ce que ce nouvel esprit de jeunes Frères a des chances
de trouver une place dans la hiérarchie des Frères ?
Khaled Hamza - Ce courant de jeunes de 20 ans est maintenant convaincu
qu’il détient une légitimité révolutionnaire. Il sait qu’il n’appartient à
personne et qu’il n’a pas besoin de s’appuyer sur des référentiels
anciens.
Le référentiel de ces jeunes, ce ne sont plus les vieux. La légitimité
historique de la vieille garde qui a souffert dans les prisons
nassériennes s’est éteinte avec la révolution de janvier 2011. Et la
légitimité électorale de ceux qui se sont engagés dans le processus
électoral depuis les années 1980 au prix de nombreuses compromissions a
été également sérieusement mise à mal. Le 25 janvier est la légitimité qui
va déterminer largement le futur des Frères.
Religioscope - Concrètement, à qui va bénéficier la révolution au sein du
mouvement ?
Khaled Hamza - Partons du début : quels sont les gains et les coûts du
point de vue des Frères ? Tout d’abord, ils ont réussi à faire partie du
mouvement qui a fait chuter le dictateur. Mais ceci a un prix : la tension
croissante entre la société (al oumma) et l’organisation des Frères. Car
l’organisation, comme structure organisationnelle, se nourrissait de la
répression ; mais, avec la révolution, elle a beaucoup perdu : jamais
auparavant on n’avait vu autant de jeunes refuser les ordres de la
hiérarchie et descendre dans la rue, bravant parfois les réticences de
leurs supérieurs hiérarchiques. Par ailleurs, l’expérience des dissidents
des Frères, qui ont quitté la confrérie, car ils la trouvaient trop
oppressante, a été une réussite : la révolution les a remis sur le devant
de la scène. Autre échec pour la hiérarchie.
Mais surtout, les convictions traditionnelles des Frères ont été
complètement invalidées par la révolution : la structure pyramidale des
Frères a été redoublée par d’autres formes d’organisation et de
mobilisation. Parmi les jeunes Frères, l’idée qui domine maintenant, c’est
que l’option historique de Hassan al-Bannah de changement progressif de la
société « par le bas » (par l’individu, les familles, etc.) a été une
erreur. Les jeunes comprennent qu’ils ne sont pas enfermés dans un dilemme
entre une stratégie de transformation par le bas, par l’encadrement de la
société, et une stratégie « par le haut », putschiste et violente. Entre les
deux, ils découvrent une autre voie : la protestation civile pacifiste de
masse, la stratégie des « manifestations du million ».
Religioscope - Le nouvel esprit, c’est la définition de nouvelles
stratégies de changement. Est-ce aussi une nouvelle vision des finalités
du changement, du projet social et politique ?
Khaled Hamza - Les mutations sont profondes. Tout un débat au sein des
Frères est maintenant lancé sur la question de la nature même de l’Etat.
Les jeunes disent : nous voulons un Etat pour des musulmans, pas un Etat
islamique. La ligne directrice qui les oriente consiste à dire que l’Etat
qui préserve les libertés publiques, la justice sociale, la séparation des
pouvoirs, l’égalité et de tenir les dirigeants pour responsables de leurs
actes - que cela est l’Etat qui, selon nous, garantit les grands buts de
la sharia (maqâsid al-sharia). Qui dit encore que nous voulons l’Etat
islamique, ce qui aurait pour seul effet de nous attirer l’hostilité des
autres forces qui ont aussi pris part à la révolution ? Il y a des
nouvelles idées, un tremblement de terre intellectuel qui est en train de
se produire parmi ces jeunes, et dont la théorisation commence tout juste.
Imaginez : maintenant, c’est un groupe de 25 personnes, « coalition des
jeunes de la révolution du 25 janvier », issus de la mouvance des militants
de la place Tahrir, qui mène les discussions avec l’armée sur la nature de
la transition, sur les demandes des manifestants. Ce sont eux qui ont par
exemple exigé le départ du gouvernement intérimaire en place, considérant
qu’il fait la part encore trop belle aux personnes corrompues de l’ancien
régime. Les dirigeants du bureau de la Guidance ont été stupéfaits de voir
trois jeunes des Frères, tous en dessous de 35 ans – l’un de moins de 25
ans, avec moins de deux ans d’ancienneté – prendre la direction des
discussions avec l’armée sur le devenir de l’Etat. D’un moment à l’autre,
ils sont devenus des révolutionnaires, puis des dirigeants politiques ! Et
la vieille garde n’a rien fait car elle n’a rien pu faire : le processus de
consultation avec l’armée s’est fait sans eux, ce sont les militants sur
la place qui ont choisi leurs hommes - dont des Frères, car les Frères en
faisaient partie - mais ils voulaient des Frères de la place, dépositaires
de la légitimité révolutionnaire que leur confère la présence dans la rue.
Ils ont complètement court-circuité la hiérarchie.
Religioscope - Encore une fois, l’espace de ce dialogue n’est-il pas
limité aux jeunes Frères tournant autour de la place Tahrir et quelques
jeunes Frères mobilisés sur Facebook ? Quelle chance a-t-il d’atteindre les
Frères des provinces et de ne pas rester simplement un mouvement de jeunes
urbains éduqués ? Ne risquent-ils pas de perdre la bataille de
l’après-révolution et de se faire confisquer leur révolution par la
vieille garde qui contrôle la direction de l’organisation et les
provinces ?
Khaled Hamza - Il y a eu des réunions entre les jeunes et les cadres. Les
cadres se plaignent aux jeunes et leur disent : « Cessez de dire que c’est
une révolution de jeunes. Il y a des précédents, vous n’êtes pas les
premiers à lutter ». Pour moi, les jeunes ont fait ce que nous n’avons
jamais réussi à faire. Il faut penser à la révolution comme un moment
fondateur, et comme un moment formateur d’une nouvelle génération
politique qui ne croit pas à l’orientation de l’ancienne garde. Le
décalage est complet entre une vieille garde frileuse, refusant le coup
d’Etat et les révolutions, voulant le changement à partir de la société et
ces jeunes qui pensent le changement par l’Etat, par le haut.
Et c’est là que les ex-Frères, par leurs contacts avec la gauche, les
socialistes révolutionnaires ont joué un coup décisif. Ils se sont
projetés en dehors d’une ligne historique de plus de 80 ans.
Les Frères ne pourront plus, après la révolution de janvier, revenir à
leurs orientations passées et recommencer à lancer des slogans religieux.
Ils doivent se mettre à croire sérieusement à croire à l’option de l’Etat,
à s’intégrer dans la société, ouvrir leur organisation et intégrer
l’esprit de la révolution.
Cela va être un dilemme profond pour la confrérie. Soit une stratégie
organisationnelle intelligente au sein des Frères se met en place, appelle
à de nouvelles élections globales au sein du mouvement, révise les formes
d’allégeance entre Frères, amende les règlements internes pour intégrer
les jeunes, et en particulier les jeunes révolutionnaires ; soit on verra
des départs importants de Frères et la formation de partis islamistes qui
reprendront à leur compte l’héritage de l’école de pensée des Frères mais
en s’opposant à l’organisation mère. Ce qui serait un coup très sévère
pour cette dernière. Et les Frères perdraient beaucoup, notamment au
Caire.