Introduction : Dans les débats actuels sur « la transition démocratique en Egypte », silence est souvent fait sur le lien fonctionnel qui existait et qui existe entre un pouvoir autoritaire et un fort degré d’inégalités sociales ainsi que d’une exploitation brutale. De plus, la place centrale de l’Egypte dans toute la région (pétrole, Israël, etc.) faisait que ce régime recevait un appui décidé de l’impérialisme américain et des puissances occidentales. L’insistance de ces mêmes puissances sur une transition dans l’ordre se réduisant à la forme constitutionnelle, d’ailleurs sans assemblée constituante réelle, s’inscrit, sur le fond, dans la poursuite de la politique antérieure.
En fait, le débat sur la « transition » renvoie à ce lien entre, d’une part, le type de capitalisme en place – avec l’accentuation des processus de paupérisation au cours de la dernière décennie et le fait que quasi deux tiers de la population a moins de 35 ans et affronte une grande précarité sociale – et, d’autre part, le caractère même du pouvoir des classes dominantes propre à « gérer » ce type de formation sociale.
Ce n’est donc pas un hasard si les mobilisations ouvrières ont été immédiatement dénoncées et le rappel à l’ordre intimé dans le communiqué n° 5 du Conseil suprême des forces armées. L’intrication entre luttes démocratiques, sociales et politiques apparaît plus nettement après la démission de Moubarak – qui reste protégé par l’armée à Charm el-Cheik. La volonté de séparer ces diverses dimensions a pour fonction de gommer la nature de classe de la nouvelle période d’affrontements qu’a ouverte la révolution du 25 janvier. Une révolution qui a suscité, sur le moment, le départ de nombreux grands capitalistes égyptiens vers Dubaï, y cherchant refuge. [Rédaction de A l’encontre]
L’ombre tenace de la Révolution de 1952
Il y a presque exactement cinquante-neuf ans, le 26 janvier 1952, le centre du Caire était en flammes. Des salles de cinéma, des grands magasins et des hôtels étaient incendiés par des émeutiers. L’identité de ces émeutiers allait soulever beaucoup de questions : s’agissait-il de révolutionnaires qui cherchaient à renverser la domination coloniale britannique de l’Egypte ou plutôt de forces contre-révolutionnaires qui voulaient donner au régime en place en Egypte à cette époque un prétexte pour intervenir ? Quoi qu’il en soit, dans les six mois, ce régime – que la majorité des Egyptiens considéraient comme étant corrompu, non représentatif et brutal dans sa répression contre des protestations pacifiques – a été renversé par un regroupement de jeunes militaires connu sous le nom de « Officiers libres », dirigé par le charismatique colonel Gamal Abdel Nasser.
Les historiens se sont souvent penchés sur ce « jour où Le Caire a brûlé » en janvier 1952 en se demandant si cette journée avait marqué un tournant dans la lutte égyptienne pour l’indépendance par rapport à l’occupation britannique et contre un gouvernement égyptien dominé par des élites de propriétaires terriens et de membres des professions libérales qui était une parodie de démocratie. Les historiens se sont demandés si le « jour où Le Caire a brûlé » avait gâché les possibilités qu’un soulèvement populaire dirigé par des civils puisse renverser le statu quo en Egypte, et si cette journée n’a pas fait que les « Officiers libres » soient la seule force du pays capable d’éliminer le régime en place. Ils se sont également posé des questions, souvent teintées de nostalgie, sur « ce qui aurait pu se passer », autrement dit sur la question de savoir si un mouvement civil aurait finalement pu réussir à arracher le contrôle du pays aux Britanniques et à leurs collaborateurs égyptiens.
La situation actuelle de l’Egypte est tout à fait différente de celle de 1952. Pourtant, les scènes que j’ai vues dans les rues du Caire au cours de ces dernières semaines me rappellent étrangement le « jour où Le Caire a brûlé » et ses suites. Le 2 février, lorsque le régime de Moubarak a envoyé des casseurs dans les rues pour briser les os et l’esprit des protestataires pour la démocratie de la Place Tahrir, je n’ai pu que me rappeler comment les Britanniques et leurs collaborateurs égyptiens ont utilisé la menace du chaos et du désordre comme cri de ralliement pour les forces de la contre-révolution en 1952. Et surtout, je n’ai pas pu m’empêcher de repenser à la position que prendraient finalement les « Officiers libres » dans la révolution de juillet 1952, qui rendrait « l’Egypte aux Egyptiens », en tant que « sauveurs » de ce chaos et de ce désordre.
L’appel de Nasser aux Egyptiens à l’époque semblait très raisonnable, et partait de l’idée qu’après tant d’années de souffrance sous le joug colonial, pendant lesquelles les Britanniques et leurs collaborateurs égyptiens avaient systématiquement pillé l’énorme richesse du pays, l’Egypte ne pouvait pas se permettre l’instabilité qu’entraînerait un système de gouvernement démocratique. L’expérimentation égyptienne avec la démocratie entre les deux guerres mondiales avait non seulement échoué à satisfaire la grande majorité des Egyptiens et leurs besoins économiques et sociaux, mais s’était également révélée comme une imposture sur le plan politique. D’après Nasser, l’Egypte en 1952 avait besoin non pas de démocratie, mais de développement, d’un effort planifié pour faire entrer l’Egypte dans le monde moderne, avec tous les moyens en matière d’éducation et d’industrialisation que cela supposait.
Je pense qu’il est devenu très clair, au cours des soixante années passées, qu’il s’agissait là d’une erreur historique, pour laquelle au moins trois générations d’Egyptiens ont payé un prix énorme. Mais mon propos ici n’est pas de condamner Nasser ou de porter des jugements contre le régime militaire que lui et ses successeurs ont bâti. Les historiens auront tout loisir de considérer ces questions importantes, lorsque nous réécrirons le passé égyptien à la lumière des événements historiques qui se déroulent en Egypte actuellement.
Mon objectif est plutôt de mettre en garde ceux qui cherchent à se rassurer avec les garanties militaires de « stabilité » contre un compromis avec l’armée, à ce stade critique du processus. Les Egyptiens se trouvent actuellement devant une chance historique : celle de déloger enfin les militaires de la politique de leur pays. Le fait de permettre aux militaires de continuer à gouverner le peuple égyptien comme ils l’ont fait depuis la Révolution de 1952 contre la domination britannique constituerait une faute impardonnable : celle de répéter une erreur capitale commise par le passé. Il est temps de rendre la propriété du gouvernement égyptien à son peuple. Il est temps de laisser l’espoir plutôt que la peur l’emporter. Ce n’est qu’alors que nous pourrons nous débarrasser du spectre du Caire en flammes, ce spectre qui a hanté l’Egypte pendant une grande partie de son histoire moderne.
Paul Sedra