La révolution tunisienne a pris de court les gouvernements, au premier rang desquels le gouvernement français qui s’est enlisé dans son infamie, soutenant jusqu’au bout la dictature de Ben Ali et du RCD. Mais, la majeure partie de la gauche politique et sociale n’avait pas non plus anticipée cette potentialité révolutionnaire. Pouvez-vous revenir sur les principales étapes du processus révolutionnaire, indiquer le rôle des diverses forces politiques et sociales dans la direction du mouvement et pointer les facteurs qui ont rendu possible un tel bouleversement ?
Il est vrai que les acteurs politiques, les leaders d’opinion et les experts ès « sécuritaires » français ont fait preuve de myopie intellectuelle à l’égard de la situation tunisienne. L’essayiste Alexandre Adler parlait même à propos de la Tunisie de Ben Ali de « démocratie andalouse ». Pourtant, un certain nombre de signes annonciateurs aurait dû les alerter. Dans le cadre de nos travaux scientifiques autour de L’Année du Maghreb (CNRS Editions, rédacteur en chef : Eric Gobe) [1], depuis plusieurs années, nous mettions ainsi en évidence la dégradation du climat social, l’épuisement des sources de légitimité du régime de Ben Ali et la fuite en avant de l’appareil sécuritaire. Nous parlions d’une « fin de cycle politique » en Tunisie. Nos dernières chroniques envisageaient d’ailleurs clairement l’hypothèse d’un changement de régime. La révolte du bassin minier de Gafsa en 2008-2009, certes moins médiatisée que les derniers événements, avait pourtant très largement jeté les bases d’une nouvelle « configuration protestataire ». Pour comprendre à la fois la chronologie et la portée de ces mouvements, qui ont conduit au départ précipité du général Ben Ali, il faut se détacher de deux idées reçues.
La première consisterait à voir dans les protestations sociales en Tunisie un mouvement de contestation organisé « par le haut ». Or, les partis d’opposition indépendants, les organisations des droits de l’homme et le syndicat unique (UGTT) n’ont joué qu’un rôle mineur dans le déclenchement de la protestation. Au départ, ce sont bien des mouvements de diplômés chômeurs, soutenus par leurs familles proches, qui ont enclenché le processus révolutionnaire. Sans céder à un quelconque romantisme, nous pouvons parler de « révolution par le bas ».
La seconde reviendrait à dénier toute charge politique à la protestation. En somme, selon cette thèse, les mouvements sociaux de 2010-2011 constitueraient une nouvelle version des « révoltes du pain » des années 1980. C’est une vision totalement biaisée. Car, dès le début de la contestation, les diplômés chômeurs de l’intérieur du pays (régions pauvres de Sidi Bouzid et de Kasserine) ont développé des slogans anti-régime et anti-corruption. Leur volonté d’en finir avec le « système de Ben Ali » était donc claire. Leurs revendications ne se cantonnaient pas au registre socioprofessionnel. D’ailleurs, lorsque dans l’un de ses discours télévisés, Ben Ali leur a promis des emplois, la contestation est repartie de plus belle. Les jeunes diplômés ont exprimé leur refus du clientélisme d’Etat qui a consisté pendant de très nombreuses années à acheter la paix sociale contre des mesures sociales précaires et temporaires.
Pour autant, l’on ne peut nier le rôle de certaines forces politiques organisées. Très rapidement, le syndicat de travailleurs, l’UGTT, a joué un rôle central. Ses militants locaux et ses unions régionales ont très vite apporté leur soutien aux acteurs protestataires. Les sections de l’UGTT ont servi de « refuge » aux manifestants et aux blessés. Au fur et à mesure que le mouvement de protestation se généralisait —et gagnait de nouvelles régions, l’UGTT durcissait sa position à l’égard du régime. Comment expliquer qu’un syndicat unique, dont la direction centrale était allégeante au pouvoir de Ben Ali, a pu jouer un rôle d’entrainement, sinon d’encadrement de la contestation ? C’est ce que nous avons appelé avec notre collègue Michel Camau, « la théorie du maillon faible » [2]. Certes, le syndicat a souvent joué le rôle de « passeur » entre le pouvoir et les salariés. Mais, par son implantation à la fois sectorielle et territoriale, il a souvent menacé l’hégémonie de l’Etat-Parti de Bourguiba et de Ben Ali. Signe qui ne trompe pas : c’est le jour où l’UGTT a déclaré la grève générale, le 14 janvier, que Ben Ali a quitté précipitamment le pouvoir.
Dans un article paru peu après la chute de Ben Ali [3], Yassin Temlali indique que l’opposition est traversée par un double clivage. Premièrement, une opposition entre les partisans d’une transition douce passant par un gouvernement de coalition avec le parti de la dictature et ceux luttant pour un démantèlement du système Ben Ali qui passe par un processus constituant. la seconde fracture concerne l’attitude vis-à-vis du courant islamiste. Cette lecture te semble telle adéquate ? Comment percevez-vous l’évolution de ces clivages et des rapports forces politiques correspondant ?
L’analyse de Yassin Temlali présente une certaine pertinence. Soyons clairs : il ne s’agit pas d’une différence de « culture politique » entre deux oppositions, l’une qui serait portée au « compromis », l’autre à la « continuation de la révolution ». Les opposants qui ont accepté le compromis avec les membres de l’ancien régime sont très proches idéologiquement de ceux qui le refusent catégoriquement. Ils ont subi la répression et ont travaillé ensemble pendant de très nombreuses années, à l’intérieur du pays et en exil. Ils se sont fréquentés dans des organisations comme la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) ou le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), voire l’UGTT. Comment expliquer alors leur divergence actuelle ? C’est précisément là où il faut se garder de toute vision romantique : si Ben Ali a eu réellement peur de la rue, ce sont néanmoins les militaires, les « colombes du régime » avec l’appui des USA qui l’ont incité à partir aussi vite. Quoiqu’on en dise, le bain de sang aurait pu être beaucoup plus lourd, si Ben Ali s’était maintenu au pouvoir. Il y a donc bien eu une négociation au sommet qui a permis aux « anciens du régime » - du moins à une minorité d’entre eux – de rester partiellement maîtres du jeu politique. Plutôt que d’opposer deux « courants », nous dirions qu’il y a deux stratégies : les partisans de la normalisation et les partisans de la démocratisation radicale. Les premiers pensent qu’il faut sauver les acquis de la révolution démocratique en passant un « compris sécuritaire » avec les éléments les plus ouverts de l’ancien régime. Les seconds veulent continuer la révolution démocratique, en agitant le spectre de la restauration ou de la contre-révolution. Mais l’erreur serait de croire que ces stratégies reposent sur des traditions idéologiques ancrées profondément dans la société tunisienne. Parmi les partisans du compromis, on trouve des anciens communistes, syndicalistes et nationalistes arabes. Chez les partisans de la démocratisation radicale, on ne recense pas exclusivement des militants issus de l’extrême gauche mais aussi des bourgeois de Tunis (les beldis comme on les appelle en dialecte tunisien), des féministes et même des « éléments tièdes », pour ne pas dire des résistants de la dernière heure. Les positions ne sont donc pas aussi tranchées et il est probable que les rapports de force et les « lignes d’alliance » évoluent dans les prochaines semaines. En tout cas, une chose est sûre c’est que les USA et la France appuient davantage la première option, à savoir une normalisation sécuritaire, selon la théorie de la consolidation démocratique. En somme, faire que la Tunisie devienne à moyen terme une « démocratie raisonnable », pour ne pas dire une « démocratie sécuritaire » préservant les intérêts occidentaux.
Quant à l’intégration des islamistes au jeu politique, là aussi, il faut se garder d’une analyste simpliste qui opposerait de manière caricaturale le « camp laïque » au « camp islamisant ». Nombre de militants d’extrême gauche, de féministes et de démocrates progressistes sont clairement pour que les islamistes du parti Ennahda (Renaissance) participent au jeu démocratique tunisien. D’autres, en revanche, continuent à agiter le « chiffon vert ». En exil, les islamistes réformistes participaient déjà à de nombreux forums de l’opposition démocratique. Il s’est produit un phénomène d’acculturation réciproque : la gauche a appris à connaître les islamistes (les Khouanjis comme on dit en tunisien) et les islamistes ont largement révisé leurs positions, en admettant un certain nombre d’acquis sécularistes comme le Code du statut personnel qui, comme vous le savez, est plutôt égalitaire en Tunisie (interdiction de la polygamie, abolition de la répudiation et instauration du mariage et du divorce civils). Le parti islamiste de Rached Ghanouchi a pour modèle le parti AKP d’Erdogan qui est actuellement au gouvernement en Turquie. Rien à voir avec Al Qaeda ou le salafisme étriqué de l’Arabie Saoudite. Toutefois, il n’est pas impossible que le thème de l’épouvantail islamiste, du « péril vert », soit brandi par un certains nombre d’acteurs qui ont intérêt à faire capoter le processus de démocratisation.
La révolution tunisienne est perçue comme un choc majeur pour l’ensemble du monde arabe, en particulier, pour le Maghreb. Portées par ce souffle, des mobilisations sont en cours dans la plupart des pays de la région. Dans quelle mesure cette communauté politique de destin est-elle, selon toi, une communauté effective et quels en sont les ressorts ?
Contrairement à ce que disent les journalistes, ce n’est pas une « contagion » -la démocratie n’est pas une maladie – mais un nouvel horizon d’attente pour les populations du monde arabe soumises au joug de la dictature. La révolution démocratique tunisienne a des résonances très fortes chez les citoyens ordinaires comme chez les militants de l’opposition et les activistes des droits de l’homme. S’il faut se garder de faire des prophéties –la situation de la Tunisie est très différente de celle des ses voisins -, les « ingrédients » qui ont été à l’origine de la révolution sont communs à nombre de pays arabes : les inégalités sociales criantes sous l’effet des politiques de libéralisation inspirées par le FMI et la Banque mondiale, la corruption généralisée, le verrouillage policier de l’espace public et bien sûr l’absence de pluralisme politique. Aujourd’hui, il est incontestable que la révolution démocratique tunisienne « fait modèle » : elle représente une espérance pour les citoyens du monde arabe. C’est en ce sens qu’il faut s’attendre à des « effets en chaîne ». Les opposants arabes se sentent revigorés. Longtemps résignés par une situation d’impuissance politique et une attitude attentiste, voire collaboratrice des pays occidentaux, ils savent que désormais « chasser leur dictateur » est un rêve à leur portée. Et ce d’autant plus que la révolution tunisienne suscite l’admiration de militants arabes toutes tendances politiques confondues : des gauchistes aux islamistes, en passant par les libéraux et les socio-démocrates. Tous les regards et toutes les aspirations contestataires se portent sur l’expérience tunisienne. L’onde de choc est comparable aux « succès » du syndicat Solidarnosc dans la Pologne des années 1980. De ce point de vue, il y aura un Avant et un Après Ben Ali, non seulement pour les Tunisiens mais pour l’ensemble des citoyens du monde arabe.
Une des questions clés est la perpétuation de la domination néocoloniale. Comment cette question est-elle percutée par la révolution tunisienne et ses répercussions dans la région ?
Attention, de ne pas tomber dans des analyses réductrices. La Tunisie est indépendante depuis plus de cinquante ans ! Il faut manier le concept de « domination néocoloniale » avec beaucoup de précautions épistémologiques. L’opposant historique, Moncef Marzouki, préfère parler lui de « colonialisme intérieur » et il voit dans les systèmes sécuritaires arabes des « armées d’occupation » dirigés contre —leur peuple [4]. Les logiques de domination Nord/Sud sont donc complexes. Les ressorts des régimes autoritaires du monde arabe renvoient aussi à des logiques de domination endogènes. Pour le dire plus simplement, l’axe de domination traditionnel Colonie/Métropole a été remplacé par l’intégration dans l’axe Maghreb/système international, avec des acteurs centraux comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. D’ailleurs, dans le processus de normalisation actuelle (l’option sécuritaire démocratique prônée par le gouvernement de transition), c’est moins la France (l’ancienne métropole) qui joue un rôle que les USA et les bailleurs de fonds internationaux de la Tunisie. Votre question est d’autant plus pertinente qu’elle touche aux divergences au sein-même de la mouvance démocratique tunisienne : ceux qui acceptent le compromis « sécuritaro-démocratique », parce qu’ils savent que cette option reçoit le soutien des grandes puissances occidentales, et ceux qui veulent aller plus loin, en transformant la révolution démocratique en révolution sociale. Mais là, où ça devient encore plus complexe, c’est que certaines élites de la bourgeoisie tunisienne appuient aussi la « révolution démocratique radicale », parce qu’ils identifient la corruption non à la gouvernance mondiale du FMI mais à l’ancien système autoritaire. En somme, la révolution populaire tunisienne – comme celles qui pourraient se déclencher à l’échelle du monde arabe - ne risque pas d’être confisquée par les « anciens du régime » (le régime de Ben Ali est mort) mais par les tenants de la nouvelle formule politique arabe que nous qualifierons de « démocratie autoritaire » ou d’« autoritarisme démocratique », une sorte de régime hybride en quelque sorte, combinant des éléments démocratiques aux ressorts de l’ancien régime, mais surtout avec une forte intégration dans le système de gouvernance mondiale.
Propos recueillis par Cédric Durand