Les hommes d’affaires sont au cœur de l’agitation politique que vit actuellement l’Egypte. L’image de beaucoup d’entre eux est intimement associée à l’image du pouvoir, plus précisément celle, calamiteuse, du Parti national démocratique (PND, majorité) et du gouvernement d’Ahmed Nazif, démis le 29 janvier 2011.
Dès le déclenchement de l’Intifada égyptienne, le 25 janvier, des rumeurs persistantes ont évoqué la fuite à l’étranger de plusieurs businessmen prospères, au nombre desquels, il y aurait eu Ahmed Ezz, magnat de l’acier et dirigeant du PND, que l’opposition accuse d’avoir organisé le trucage des législatives de novembre-décembre 2010. D’autres rumeurs ont également circulé sur des transferts massifs de capitaux vers des banques étrangères par des capitalistes craignant de subir le sort des Trabelsi tunisiens. Elles n’ont cessé d’être démenties par les autorités, qui redoutent qu’elles ne provoquent un effondrement total de la Bourse et de l’économie en général. Pas plus tard que le 6 février, le gouverneur de la Banque centrale, Farouk Al Oqda a réaffirmé qu’elles étaient « sans aucun fondement ».
Sacrifice de ministres-hommes d’affaires
Contre toute attente, la menace pour les influents hommes d’affaires liés au régime est venue du régime lui-même, qui les a jetés en pâture à l’opinion, avec le gouvernement d’Ahmed Nazif, qualifié en Egypte de « gouvernement du patronat ». Sur la base de plaintes, dont certaines d’origine indéterminée, le Parquet général a signifié à plusieurs d’entre eux une interdiction de voyager et gelé leurs comptes bancaires. Il s’agit du jadis-omnipotent Ahmed Ezz mais aussi de trois anciens ministres : Ahmed Al Maghrabi (habitat), Zoheir Garana (tourisme) et Rachid Ahmed Rachid (Commerce et Industrie).
Ces proscrits sont soupçonnés d’abus de biens sociaux et d’enrichissement illicite, tout comme, d’ailleurs, l’ancien ministre de l’Intérieur, Habib Al Adly, qui n’est pas connu, lui, pour être un homme d’affaires mais dont la fortune aurait été estimée selon des enquêtes judicaires préliminaires à 8 milliards de livres (1 milliard d’euros). Ils pourraient être suivis dans leur chute d’autres anciens ministres-patrons, comme Hatem Al Gabali (santé), Mohamed Mansour (Transport) et Amin Abaza (Agriculture).
Purge au sein du PND
Il n’y a pas que ces figures du libéralisme des années 2000 qui ont été sacrifiés par le régime Moubarak aux abois, qui ne peut imprimer de « tournant social » à sa politique intérieure avec autant de symboles de dilapidation des deniers publics en services rendus aux amis et à eux-mêmes. Une purge visant les « hommes d’affaires corrompus » se mène également au sein du PND, dont le secrétariat, comprenant Ahmed Ezz et son ami Gamal Moubarak, fils du président, a dû démissionner. Elle pourrait bientôt s’étendre à l’Assemblée du peuple (Chambre basse du Parlement), dominée par ce parti grâce à une gigantesque opération de fraude.
La révision annoncée des résultats des législatives de novembre-décembre 2010 pourrait priver de leurs sièges de députés des dizaines d’hommes d’affaires (mal) élus sur les listes du PND. La direction de celui-ci en a déjà accusé quelques-uns d’avoir loué les services d’hommes de main, habituellement employés pour terroriser les électeurs, pour attaquer le sit-in de la place Al Tahrir, le 2 février.
Naguib Sawiris, un homme politique ?
Mis à l’index, les hommes d’affaires égyptiens ne se sont pas exprimés sur la situation actuelle en tant que corporation. Il en est, toutefois, qui, sans appartenir au PND, ont fait d’étonnantes apparitions sur la scène politique. Naguib Sawiris est l’un d’eux. Le patron d’Orascom Télécom semble jouer un rôle de médiateur entre l’opposition modérée et la vice-présidence de la République. Avec d’autres personnalités, dont des intellectuels et, surtout, le patron de la maison d’édition Al Chourouk et du journal du même nom, Ibrahim Al Moâlem, il a signé une déclaration prônant une douce transition sous le contrôle de l’armée. Au même titre que les représentants d’Al Wafd (libéral), d’Al Tagamoâ (centre-gauche) ou des Frères musulmans (islamistes), il a participé aux pourparlers que le pouvoir a ouverts avec l’opposition, le 6 février.
Les hommes d’affaires de l’opposition
L’implication de Naguib Sawiris dans ces négociations a de quoi surprendre. Elle ressemble d’autant plus à une opération préventive de protection des intérêts de la famille Sawiris que selon « Al Chourouk » (7 février 2011), une enquête pourrait être lancée sur l’attribution par l’ancien ministre du Tourisme, Zoheir Garana (lui-même soupçonné de malversations) de terrains situés sur la côte de la mer Rouge à une filiale du groupe familial (Orascom Développement et Hôtellerie, ODH, en l’occurrence).
L’opposition a aussi ses patrons. Sayyid Al Badawi, le président du Wafd, préside également le Conseil d’administration de la télévision Al Hayat et la section des industries pharmaceutiques de la Chambre de commerce et d’industrie. Il a pris une part importante aux pourparlers du 6 février. Le doyen des partis égyptiens compte dans ses rangs un autre businessman, en la personne de Rami Lakah, connu pour avoir eu des problèmes substantiels de solvabilité avec la Banque du Caire et qui a fait une apparition au sit-in de la place Al Tahrir pour distribuer nourriture et médicaments.
Les hommes d’affaires proches des Frères musulmans (comme Mohamed Khayrat Al Chater, par exemple) ne pourraient pas se permettre d’être aussi démonstratifs. A chaque vague de répression contre cette organisation, ils sont jugés (parfois devant des juridictions militaires) sous le chef d’inculpation de « financement d’activités subversives ».
YASSIN TEMLALI