« Le trait le plus incontestable de la Révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques. D’ordinaire, l’Etat, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l’histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais, aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique. (...) L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées. »
Léon Trotsky, préface à l’Histoire de la révolution russe
La situation, comme dans toute révolution, évolue, d’heure en heure. Telle ou telle
appréciation sera sûrement dépassée dans les heures ou les jours qui viennent, mais d’ors et
déjà, les peuples tunisien et égyptien sont en train d’écrire les pages des premières révolutions
de ce 21°siècle. Elles provoquent une onde de choc dans tout le monde arabe, d’Alger à
Ramallah, d’Amman à Sanaa au Yémen. Ces révolutions résultent, dans les conditions
historiques particulières de ces pays, de la crise qui secoue le système capitaliste mondial.
Des « révoltes de la misère » sont combinées à une immense mobilisation pour la démocratie.
Les effets de la crise économique mondiale conjugués à l’oppression des dictatures, font de
ces pays, dans la conjoncture actuelle, des maillons faibles de la domination impérialiste.
Elles créent les conditions pour l’ouverture de processus de révolutions démocratiques et
sociales.
Manifestations, grèves, assemblées, comités d’autodéfense, mobilisations des syndicats, des
associations démocratiques, mobilisation de toutes les classes populaires, « ceux d’en bas »
et « ceux du milieu » qui basculent dans l’insurrection, « ceux d’en haut qui ne peuvent plus
gouverner comme avant », convergences des partis d’opposition radicale contre le système,
ce sont tous les ingrédients de situations pré-révolutionnaires ou révolutionnaires qui sont là,
présents explosifs.
C’est aujourd’hui au tour de l’Egypte de voir des millions de travailleurs, de jeunes, de
chômeurs se dresser contre la dictature de Moubarak.
En Tunisie, une dictature sanglante a été abattue. Elle a concentré la haine de toute une
société, des classes populaires et surtout de la jeunesse.
Il fallait en finir avec l’ordre de Ben Ali, sa répression, sa corruption, son injustice sociale,
système soutenu par toutes les puissances impérialistes, la France, les USA, l’Union
Européenne. C’est ce même mouvement qui submerge aujourd’hui l’Egypte.
Il y a, bien sûr, des différences historiques entre les deux pays. L’Egypte est le pays le
plus peuplé du monde arabe. Elle a une place géostratégique décisive au Moyen Orient.
Les structures de l’Etat, les institutions, l’Armée y sont différentes. Mais c’est un même
mouvement de fond qui touche les deux pays.
Les masses tunisiennes n’en pouvaient plus, aussi, d’un système économique - « bon élève
de l’économie mondiale » selon Mr Strauss-Khan - qui les affamait. L’explosion du prix
des produits alimentaires de base, un chômage de près de 30 %, des centaines de milliers de
jeunes formés, qualifiés sans emploi ont constitué le terreau d’une révolte sociale qui en se
combinant avec une crise politique, a débouché sur une révolution.
Il y a eu, de 2006 à 2008, une hausse dramatique des prix de tous les produits essentiels, dont
le riz, le blé et le maïs. Le prix du riz a triplé en cinq ans, passant d’environ 600 $ la tonne en
2003 à plus de 1800 $ la tonne en mai 2008.
L’augmentation récente du prix du grain est caractérisée par un bond de 32 % enregistré
durant la deuxième moitié de 2010 dans l’indice composite des prix alimentaires.
La forte hausse des prix du sucre, des céréales et des oléagineux a conduit les prix
alimentaires mondiaux à un record en décembre, dépassant les coûts de 2008, lesquels avaient
déclenché des émeutes à travers le monde.
En même temps, le FMI comme l’OMC exigent la levée de toutes les barrières douanières et
l’arrêt de toutes les subventions aux productions vivrières.
La récente hausse spéculative du prix des aliments a, donc, favorisé un processus mondial
de création de la famine d’une ampleur sans précédent, qui frappe un ensemble de pays
d’Afrique et du monde arabe.
L’Egypte a subi aussi les effets de cette explosion des prix alimentaires. L’économie ne
parvient pas à créer assez d’emplois pour subvenir aux besoins des Egyptiens. Les politiques
néolibérales mises en œuvre depuis les années 2000 ont provoqué l’explosion des inégalités et
un appauvrissement de millions de familles. Malgré une croissance économique de 5%, 25%
de la population vit au dessous du seuil de pauvreté. Près de 40% des 80 millions d’Egyptiens
continuent de vivre avec moins de deux dollars par jour. Et 90% des chômeurs sont des jeunes
de moins de 30 ans. L’autre chose remarquable est que la fédération syndicale nationale
égyptienne — dirigée par des personnes engagées par le gouvernement — a partiellement
lâché le gouvernement pendant les 2 semaines suivant l’insurrection tunisienne. Ils voulaient
un contrôle des prix, une augmentation des salaires et un système de distribution subsidié
pour la nourriture, les gens n’arrivant pas à trouver des produits de base comme le thé ou
l’huile. Que les dirigeants du syndicat demandent ça est sans précédent, parce que ces gens
ont soutenu le néolibéralisme. Ça, c’est l’impact de la Tunisie.
Dans ce pays, cette révolution vient de loin. Le mouvement social actuel l’aboutissement d’un
cycle de mobilisations et de mouvements qui puisent leur force dans l’histoire des luttes du
peuple tunisien et de ses organisations, en particulier, le mouvement étudiant, les multiples
associations pour les droits et libertés démocratiques et des syndicats comme nombre de
secteurs de l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) :
• les luttes de certaines personalités pour leurs libertés d’expression et de voyage
en1999,
• les mouvements lycéens, en 2000,
• les mobilisations contre la guerre en Irak en 2001,
• la deuxième Intifadha en 2002-2003,
• les grèves et manifestations de Gafsa en 2008,
• Ben Guerdane, en août 2010,
• et Sidi Bouzid, qui fin 2010 ouvre la voie à la révolution.
C’est un mouvement historique qui a commencé avec cette combinaison de révolte sociale et
de renversement d’une dictature mais qui aujourd’hui cherche ses voies pour aller plus loin.
C’est une révolution démocratique radicale qui a des exigences sociales anticapitalistes.
Ben Ali a du s’enfuir, mais l’essentiel de son régime policier est resté en place. La force de
la mobilisation a contraint les anciens benalistes à partir progressivement du gouvernement,
mais à l’heure où ce texte est écrit, le Premier ministre est toujours le benaliste Ghannouchi.
Et la révolution veut, justement aller plus loin : « RCD dégage ! », « Ghannouchi, dégage ! »,
derrière ces revendications, c’est tout le système politique, toutes les institutions, tout
l’appareil de répression qu’il faut éradiquer. Il faut en finir avec tout le système Ben Ali, et
établir tous les droits et libertés démocratiques : droit d’expression, droit de grève, droit de
manifestation, pluralisme des associations, syndicats et partis.
Liquidation de l’institution présidentielle et instauration d’un gouvernement provisoire
révolutionnnaire ! En finir avec la dictature comme avec toutes opérations qui veulent sauver
le pouvoir des classes dominantes exige aujourd’hui l’ouverture d’un processus d’élections
libres pour une Assemblée constituante. Pour ne pas être confisqué par un nouveau pouvoir
des oligarchies, ce processus doit s’appuyer sur l’organisation de comités, coordinations et
conseils populaires qui ont émergés de la révolution.
Dans ce processus, les anticapitalistes défendront les revendications clé d’un programme de
rupture avec l’impérialisme et le système capitaliste, la satisfaction des besoins vitaux des
classes populaires – le pain, les salaires, l’emploi, la réorganisation de l’économie en fonction
des besoins sociaux fondamentaux – les services publics de qualité et gratuit, l’école, la
santé, les droits des femmes, une réforme agraire radicale, la socialisation des banques et des
secteurs clé de l’économie, l’élargissement des protections sociales – chômage, santé, retraite,
l’annulation de la dette, et la souveraineté nationale et populaire. Voilà le programme d’un
gouvernement démocratique qui serait au service des travailleurs et de la population.
En même temps, que cela soit pour organiser la défense des quartiers, chasser les dirigeants
RCD de l’administration ou des grandes entreprises, réorganiser la distribution des produits
alimentaires, les salarié-e-s et les jeunes se dotent de leurs propres assemblées et comités.
Les secteurs les plus combatifs et les plus radicaux doivent appuyer, stimuler, organiser et
coordonner toutes ces structures d’auto-organisation. Ce sont des points d’appui pour établir
un pouvoir démocratique des classes populaires.
En Egypte, à l’heure où nous écrivons cette déclaration, le pays est en état d’insurrection.
Malgré une répression sanglante, les vagues de mobilisation du peuple s’amplifient. Des
millions de manifestants sont dans les rues, du Caire mais aussi d’Alexandrie, de Suez. Les
locaux du parti au pouvoir et les symboles de la dictature sont mis à bas. La haine du système
Moubarak, le rejet total de la corruption, l’exigence de la satisfaction des revendications
sociales vitales contre la hausse des prix ont créé et stimulé la mobilisation de toutes les
classes populaires. Le pouvoir vacille. L’Etat major de l’ armée, appuyé par les USA, tente
un auto-coup d’Etat en flanquant Moubarak d’Omar Souleiman, chef des services secrets,
et pilier du régime actuel. Cette armée est aujourd’hui sous tension. On a vu ces scènes de
fraternisation entre le peuple et les soldats. Mais face à la détermination des Egyptiens, la
direction de l’armée peut aussi choisir l’affrontement et la répression sanglante. L’exigence de
millions et millions est nette et claire : il faut en finir avec la dictature. Moubarak doit partir,
mais c’est toute la dictature, tout l’appareil de répression qu’il faut abattre, et instaurer un
processus démocratique avec tous les droits et libertés fondamentales. L’appel à une journée
de mobilisation le mardi 1er Février est la prochaine échéance.
Là aussi, il faut en finir avec une dictature et instaurer un processus démocratique avec tous
les droits et libertés démocratiques fondamentaux.
Le mouvement actuel est le plus important depuis les émeutes du pain de 1977, mais là aussi
le mouvement vient de loin.
Depuis 30 ans, Moubarak maintient un régime dictatorial, emprisonnant et assassinant les
opposants, réprimant toute expression indépendante du mouvement social et de l’opposition
politique. La mascarade électorale de novembre 2010, entièrement contrôlée par le PND qui
en est ressorti avec plus de 80% des sièges, en est le dernier exemple. Les dernières années
ont vu le développement d’importants mouvements de grève, notamment autour des ouvriers
textiles de El-Mahalla, des grèves générales et manifestations et protestations de diverses
catégories sociales, d’importantes mobilisations anti-impérialistes contre l’occupation
militaire de l’Irak et de l’Afghanistan en 2004, marquant le désaveu et l’isolement d’un
régime soutenu à bout de bras par les USA et l’UE.
L’Egypte est, avec Israël et l’Arabie saoudite, un des trois piliers de la politique impérialiste
dans la région. Les USA, Israël et l’Europe vont s’arc-bouter pour empêcher que l’Egypte
n’échappe à leur sphère d’influence et feront tout pour s’opposer à un développement
révolutionnaire de la protestation.
La révolution tunisienne a embrasé la région arabe. C’est aussi pour toute une génération
sa première révolution. Tout peut basculer aujourd’hui avec le soulèvement du peuple
égyptien. La mobilisation, aura sans aucun doute, des répercussions dans toute la région, et en
premier lieu en encourageant le peuple palestinien, et ce malgré les déclarations honteuses de
Mahmoud Abbas.
Il faut aujourd’hui un mur de solidarité autour des processus révolutionnaires qui déferlent
sur la Tunisie et l’Egypte, relayés par une solidarité active avec les mobilisations de tout le
monde arabe. On ne peut écarter les mauvais coups de l’appareil de répression de Ben Ali, ou
les menaces de son ami Khadaffi. De même, si le régime décide l’affrontement, l’Etat major
de l’Armée peut déclencher une répression sanglante.
Face à l’approfondissement du processus révolutionnaire, les puissances occidentales comme
les classes dominantes peuvent essayer de reprendre la main en brisant cet immense espoir.
Les peuples tunisien et égyptien, doivent compter sur l’ensemble du mouvement ouvrier
international, sur tout le mouvement altermondialiste. Dans les syndicats, les associations,
les partis de gauche, il faut soutenir les luttes de ces peuples et la révolte qui gronde dans la
région arabe !
Vive les révolutions tunisienne et égyptienne !
Solidarité avec les luttes populaires dans le monde arabe !
Le bureau de la IVe Internationale
Le 30. janvier 2011