Daniel BENSAID, Un monde à changer. Mouvements et stratégies, Paris, Textuel, 2003
Nouveau recueil de textes du philosophe de la LCR, certains de ces articles ayant déjà été
publiés, dans des revues difficiles d’accès. On l’aura compris, autour de trois parties, dérèglements du
monde, acteurs et mouvements, stratégies et pouvoirs, Bensaïd propose un ensemble de contributions
d’intérêt et de volume extrêmement variés. La teneur de l’ensemble est plutôt stimulante même si s’en
dégage une impression d’inachevé. En effet, dans la multiplicité de ces contributions, Bensaïd propose
des discussions thématiques (ainsi le Parti de la Refondation Communiste italien ou la place des
animaux) et surtout, il discute les thèses d’auteurs (Toni Negri, John Holloway, Hans Jonas, Pierre
Bourdieu, Alain Lipietz ou Lénine). N’hésitant pas à s’appuyer sur Foucault, Deleuze et Guattari, mais
aussi plus inattendu Gabriel Tarde (le grand rival que Durkheim est parvenu à éliminer de la scène
intellectuelle pendant un siècle), il démontre qu’un marxisme vivant (un tantinet mode, même) est
capable de rivaliser avec les théorisations sociales les plus contemporaines. De ces différentes parties,
parfois théoriquement denses, on retiendra la discussion de l’apport de Lénine (chap. 2 de la 3e partie,
« la politique comme art stratégique »). A l’encontre d’une certaine tendance prononcée à rejeter un peu
rapidement le révolutionnaire russe, comme le bébé avec l’eau du bain, Bensaïd défend avec brio
l’apport léninien à la conception du politique comme moment spécifique, détaché du social. Bensaïd,
avec un bonheur des formules osées, « le parti comme boîte de vitesse », nous offre dans ce recueil des
pistes de compréhension des débats en cours et à venir au sein du monde ouvrier. Cependant, certaines
contributions (ainsi la critique des thèses déconstructionnistes de Butler et Fraser ou sa contribution
sur les animaux) nous paraissent superficielles.
Georges Ubbiali
Daniel BENSAID, Les dépossédés. Karl, les voleurs de bois et le droit des pauvres, Paris, La
Fabrique, 2007, 126 pages. janvier 2008*
Daniel Bensaïd, philosophe et dirigeant politique d’extrême gauche à la LCR, propose dans ce
court opuscule une très intéressante mise en perspective de textes de jeunesse de Marx. Bien avant la
publication de ses analyses politiques, Karl Marx fut, durant un temps bref, journaliste. C’est à ce titre
qu’il fut chargé de rédiger une série de comptes rendus de séances parlementaires consacrées à la
question du vol du bois. Ces articles furent publiés en 1842 dans la Rheinische Zeitung. L’analyse de
ces cinq articles (reproduits en fin de volume) n’est pas réellement l’enjeu du propos de Bensaïd. Il
s’appuie d’ailleurs généreusement sur le travail de Lascoumes et Zander, publié il y a quelques années
(1), pour commenter le texte de Marx.
Ces pratiques du vol de bois s’inscrivent dans le grand mouvement de dépossession des
communautés villageoises et/ou rurales, au moment de l’appropriation privative des sols et des
ressources. Mouvement entamé quelques décennies plus tôt en Angleterre, qui s’est traduit par les
enclosures et l’expropriation massive du peuple paysan des terres. Marx inscrit donc son analyse des
lois visant à protéger les propriétaires forestiers du vol de bois dans le grand mouvement de
privatisation du sol et de ses richesses, au profit des privilégiés. Dans une première partie, Bensaïd
rappelle ce contexte avec un sens de la synthèse achevé. Dans un second temps, il propose un rapide
excursus à partir de quelques philosophes, pour appréhender la notion de propriété privée. C’est ainsi
que quelques cursifs développements sont offerts à propos de Locke, Proudhon et surtout Rousseau,
présenté comme l’auteur le plus décisif et le plus incisif en matière de contestation du droit de
propriété. Suivant la ligne de pente marxienne, après avoir salué l’apport de Proudhon (« La propriété,
c’est le vol »), Bensaïd opère un retour extrêmement critique sur ce dernier.
Enfin, dans un ultime moment, l’auteur se penche sur ce qu’il considère comme la phase actuelle
d’appropriation par les puissances capitalistes dominantes des biens communs de l’humanité. En
brevetant le vivant, en labellisant le corps et ses composants, le capitalisme actuel ne fait que
poursuivre ce mouvement d’enclosure, immatériel désormais. En instaurant des barrières, liées à la
propriété privée, le système capitaliste et la propriété privée constituent des entraves au libre
développement des connaissances et des savoirs, au détriment du bien-être commun. S’appuyant sur
les réflexions de Paul Sereni (2), Bensaïd en appelle, à rebours de la privatisation croissante du monde,
à une appropriation sociale de celui-ci, libérant l’immense énergie créative, bridée par l’appropriation
privative. Un petit livre incisif.
Georges Ubbiali
(1) Lascoumes Pierre, Zander Harwig, Marx : « du vol du bois » à la critique du droit, Paris, Puf, 1984.
(2) Sereni Paul, Marx, la personne et la chose, Paris, Harmattan, 2007.
Daniel BENSAID, Alain KRIVINE, 1968. Fins et suites, Paris, La Brèche, 187 p. juillet 2008*
Feu les éditions La Brèche ressuscitent le temps de publier une anthologie des textes de deux de
ses dirigeants, consacrés à l’événement Mai 68. Le livre se compose de trois parties, respectivement
consacrées au vingtième, trentième et quarantième anniversaire de Mai. En fait, en ce qui concerne les
20 ans de Mai, il s’agit d’un texte unique ; la contribution des deux auteurs publié par La Brèche dans
le livre collectif, Mai si ! Rebelles et repentis. A lui seul ce chapitre occupe d’ailleurs la moitié du
recueil. Ensuite, il s’agit de tribunes libres, beaucoup plus courtes, publiées essentiellement sous la
plume de Daniel Bensaïd dans divers titres de presse (Le Monde, Libération, L’Humanité, etc.). Le
premier texte concentre l’essentiel de l’analyse de l’événement. Contre toutes les réductions de Mai à
l’irruption d’un moment festif et libertaire, les deux complices s’efforcent d’insister au contraire sur le
caractère profondément subversif de Mai, sur la centralité de la grève générale et donc de l’ancrage de
classe de 1968. Cette interprétation forgée dans le texte fondateur se décline ensuite, au fil des
décennies, non d’ailleurs sans une certaine répétition, au fil des supports. Bensaïd exprime tout le bien
qu’il pense du livre de Kristin Ross (voir la critique sur ce site), polémique avec Henri Weber (avec
qui il avait signé en 69, Mai 68, la répétition générale) devenu entre temps sénateur socialiste, s’en
prend à Nicolas Sarkozy à propos de sa haine de Mai. De cet ensemble cursif, ainsi que le veut le
format de la tribune libre, on retiendra celle écrite lors du trentième anniversaire de Mai, développé
dans l’Humanité, sous le titre « Le Parti Communiste a-t-il raté Mai 1968 ? ». La réponse est sans
appel : oui, complètement.
Cette anthologie qui se conclut par l’évocation d’un très beau poème d’Erich Fried, en appelle
non à la tarte à la crème du devoir de mémoire, mais à un « devoir d’irréconciliation », contre tous les
reniements dont une partie de ceux qui ont fait la génération 68 ont su faire preuve. A sa manière, ce
recueil représente un appel à conjuguer mai et ses potentialités subversives au futur.
Georges Ubbiali
Daniel BENSAID, Penser, agir, Paris, Lignes, 2009, 350 pages, 17 €. mai 2009*
Voici donc un nouvel opus du philosophe-théoricien de feue la LCR. L ’ouvrage se présente
comme une anthologie de textes de nature diverse publiés depuis 1991, pour le plus ancien, jusqu’à
2008 pour l’ultime. Il s’agit à la fois de textes faciles d’accès (tribunes libres de journaux, Libération ou
le Monde ), d’entretiens publiés dans diverses revues, d’introduction à un livre et même d’une lettre,
mais aussi de papiers plus denses d’interventions à des colloques. La forme même induit un certain
enchevêtrement, voire une dose de répétition d’un article à l’autre. Mais cette redondance des
arguments n’entache en rien le plaisir et l’intérêt de la lecture, voire sa surprise. En effet, Bensaïd
mobilise des auteurs assez inattendus chez un penseur marxiste, que ce soit de Maistre, penseur de la
contre-révolution, ou Chateaubriand, certes grand écrivain, mais pas particulièrement connu pour ses
positions progressistes.
Sans rentrer dans la variété des thématiques développées au fil de la vingtaine de contributions
rassemblées ici, on peut néanmoins repérer quelques récurrences. Retenons-en trois, qui n’épuisent
évidemment pas le spectre des points traités. Le premier concerne l’affirmation de la social-
libéralisation du PS. Non content de pointer la droitisation du discours du principal parti se réclamant
de la gauche, l’auteur souligne le désastreux bilan des années de gouvernement, en insistant, à la suite
d’autres travaux (cf. Lefebvre / Sawicki, La société des socialistes, Le Croquant, 2006), sur les
transformations sociologiques des milieux dirigeants du PS , qui aboutissent à cette réalité qu’à l’OMC
ou au FMI ce sont des socialistes français qui gouvernent des institutions du capitalisme international.
Bensaïd s’attarde également sur le « modèle 1917 », sur le bilan de la révolution bolchevique. Il
insiste sur le fait qu’il y a des « leçons » d’Octobre sans aucun doute, mais certainement pas un
« modèle », d’où découle l’idée que « Personne ne peut dire à quoi ressembleront les révolutions du
XXIe siècle » (p. 105). Finalement, à l’encontre des certitudes martelées par la social-démocratie avant
1914 ou encore aujourd’hui par certains courants, Bensaïd affirme l’indétermination profonde du
changement révolutionnaire : « nous ne savons pas quelle forme politique peut prendre la dualité de
pouvoir révolutionnaire à l’époque de la mondialisation et de la métamorphose des espaces et des
rythmes du politique » (p. 125). Si l’avenir (révolutionnaire) est ouvert, il n’en demeure pas moins que
Bensaïd sait se faire le défenseur assez ferme de la forme parti et de son mode d’organisation face aux
différentes propositions visant à l’assomption des réseaux ou qui écarteraient la prise du pouvoir.
Tout au contraire, il insiste par exemple sur la dimension démocratique du principe de
centralisation dans le parti contre toutes les tentatives fédéralistes qui risqueraient fort de transformer
le parti d’un organe d’action commun en un club de discussions à perte de vue. On découvrira ainsi,
sans doute à contre courant de bien des opinions toutes faites à gauche (et à l’extrême gauche), à
l’égard de Lénine, que Bensaïd se pique de le critiquer pour « l’excès libertaire » de L’Etat et la
révolution ! (p. 150). Bref, loin de toutes pensées convenues, cet ensemble de textes incite à la
réflexion, ainsi qu’à une relecture d’un certain nombre de textes de Marx et d’Engels. Une lecture
stimulante.
Georges Ubbiali
Daniel BENSAID / CHARB, Marx [mode d’emploi], Paris, Zones, 2009, 216 pages, 13 €. juillet 2009*
Dans le prolongement de ses récents écrits gravitant autour de Marx (1), Daniel Bensaïd livre
avec cet ouvrage, édité par un label dépendant de La Découverte et illustré de manière grinçante par
Charb, une approche relativement vulgarisatrice de l’œuvre de Marx ; on n’est guère éloigné ici de l’Introduction au marxisme signée Ernest Mandel, d’autant que la fin de chaque chapitre fournit à
l’identique l’occasion de quelques orientations bibliographiques et que le dernier chapitre est consacré
à une réflexion plus théorique sur la réflexion dialectique de Marx. Les citations mises à contribution
sont nombreuses, et après une brève approche biographique courant jusque 1848, Bensaïd s’arrête sur
les principaux aspects de l’élaboration marxienne, tout en en profitant pour tracer des liens avec la
situation actuelle. Les fondements sociaux de sa critique de la religion conduisent ainsi à critiquer
l’athéisme idéologique d’un Onfray, et les partisans de la « deep ecology » ne sont pas oubliés non
plus, d’autant que les linéaments d’une critique anti productiviste chez Marx sont ici valorisés.
Bensaïd explore successivement les classes sociales (reprenant au passage la définition de
Lénine, celle de Marx étant en perpétuelle élaboration !), le thème de la « discordance des temps »
quant à l’approche d’une histoire profane et non téléologique (balayant au passage tout déterminisme
économique), la critique de l’Etat moderne, de sa bureaucratie et du théâtre de la représentation
politique. On retrouve logiquement le modèle pratique à l’œuvre dans l’expérience de la Commune de
Paris, avec une insistance marquée par l’histoire du XX eme siècle sur la « coopération généralisée »
plutôt que sur une « étatisation autoritaire », contre le « mythe d’un Marx étatiste et centralisateur à
outrance » (p. 89). Sur la conception du parti, Bensaïd insiste sur l’intermittence de Marx et Engels
comparativement à un Lénine (2). Quant au gros morceau du Capital et de son élucidation du
fonctionnement capitaliste, l’auteur le traite comme un véritable roman policier, en insistant
particulièrement sur les crises de surproduction comme inhérentes à l’économie capitaliste. Une leçon
de choses bienvenue.
Jean-Guillaume Lanuque
(1) Voir en particulier Karl Marx. Les hiéroglyphes de la modernité, ou plus récemment Les dépossédés et sa préface à
Inventer l’inconnu (chroniqués sur ce site).
(2) Un exemple supplémentaire de l’inscription maintenue de Bensaïd dans l’héritage léniniste : la distinction entre classe et
parti, défendue par le leader bolchevik, susceptible d’ouvrir à ses yeux au pluralisme politique…
Karl MARX et Friedrich ENGELS, Inventer l’inconnu. Textes et correspondance autour de la
Commune, Paris, La Fabrique, collection « Utopie et liberté », 2008, 304 pages, 18 euros, préface de
Daniel BENSAÏD. Avril 2009*
Le hasard de l’édition fait qu’en cette fin 2008, deux maisons différentes, La Fabrique et
Science marxiste, ont choisi de ressortir les textes de Marx et Engels concernant l’expérience de la
Commune. Le cœur du livre de La Fabrique est constitué par un ouvrage fondamental en raison de son
influence ultérieure, ici soigneusement republié, à savoir La guerre civile en France dans son édition
allemande de 1891, incorporant donc le texte écrit par Marx au lendemain de l’écrasement de la
Commune ainsi que les deux « Adresses sur la guerre franco-allemande » rédigées en 1870, sans
oublier une introduction d’Engels rappelant l’historique des événements et les limites de l’action des
communards, leur préservation de la Banque de France en particulier. On ne peut, à la lecture des
Adresses, qu’être toujours frappé par la prescience de certaines analyses prévisionnelles, en particulier
l’hypothèse d’une alliance franco-russe et d’une nouvelle guerre avec l’Allemagne… Ces deux
Adresses, en plus d’annoncer également la fin du Second Empire et de saluer la République comme un
progrès, renvoient dos à dos les classes dirigeantes françaises et allemandes au profit de la paix par
l’union des classes ouvrières, contre « la politique de conquête » et les intérêts dynastiques, en faisant
toute leur part aux intérêts nationaux du prolétariat (p.39). Quant à La guerre civile en France, écrit
dans un style incisif et cassant, on en retiendra surtout les avancées de ceux qui sont allés « à l’assaut
du ciel », ce gouvernement de la classe ouvrière soutenu par la petite bourgeoisie : séparation entre les
é glises et l’ Etat ; remplacement de l’armée par le peuple en armes, et de la bureaucratie administrative
par des fonctionnaires élus, responsables et révocables en plus d’être non privilégiés ; idéal
économique coopératif.
Le mélange complémentaire est particulièrement copieux. La partie correspondance comprend
en effet plusieurs des lettres de Marx et d’Engels, ainsi que des articles et des résolutions de
l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) rédigées par leur soin, le tout s’échelonnant de 1866
à 1894. Surtout, Daniel Bensaïd introduit tous ces textes par des « Politiques de Marx » occupant pas
moins d’une centaine de pages. Il y propose une réflexion sur la trilogie marxienne constituée par Le
18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Les luttes de classes en France et La guerre civile en
France, en faisant justice une fois de plus de la fausse orthodoxie marxiste d’une politique strictement
déterminée par l’infrastructure, au profit d’une politique vue comme règne du contretemps, de la
« discordance des temps » (sic). Il insiste évidemment sur les leçons de la Commune, alternative à
l’Etat bureaucratique moderne, véritable « féodalisme industriel » (p.34), et la nécessaire destruction
qui s’ensuit de cet Etat bourgeois. Mais on le sent plus laborieux pour justifier l’inadaptation actuelle
de l’expression « dictature du prolétariat »… Quant à la postérité de la Commune, son évocation de
l’expérience russe le voit endosser les critiques de Rosa Luxembourg à l’égard des bolcheviks.
Jean-Guillaume Lanuque