Nous souhaitons revenir ici sur un article paru dans Tout est à nous (TEAN) la revue numéro 13, en octobre 2010, en réponse à un article de Pierre Rousset concernant les enjeux actuels du combat internationaliste pour la laïcité, paru lui dans le numéro 12, en septembre. Il n’est pas question de commenter l’ensemble de l’article de Félix Boggio. On serait tenté pourtant de le reprendre sur la méthode, lorsqu’il feint de répondre à Pierre Rousset en traitant de tout autre chose, ou lorsqu’il balaie d’un revers de plume fort inélégant des arguments avancés par le susdit. Mais celui-ci lui a déjà fort bien répondu (dans le numéro 14), forme et fond, et plus poliment sans doute que nous n’aurions pu le faire.
Pourtant, la discussion n’est pas épuisée, et nous restons pantois à la lecture de l’article. Des débats traversent le NPA, c’est un fait et c’est tant mieux. Nous mêmes n’y défendons pas un point de vue identique sur toutes les questions. Mais nous débattons sur un fond idéologique commun. Or ici, pour ne tirer qu’un seul fil, l’auteur considère que l’existence de tribunaux confessionnels ne pose pas de problème, y compris au regard des droits des femmes. C’est inédit, nous semble-t-il, dans nos rangs mais plus largement dans le camp progressiste. Et c’est très problématique. Mais l’argument d’autorité n’y suffit pas, discutons donc du droit.
Le droit, les droits, à chacun son droit ?
Pierre Rousset évoque des aspects de « communautarisation du droit ». Félix Boggio ne voit pas le problème d’un droit spécifique qui soit appuyé sur la Charia, dans la mesure où il est possible de faire appel de ces décisions devant une juridiction de droit commun. Il y a pourtant au moins deux problèmes. Le premier, c’est la Charia elle-même. Le second, c’est l’oppression des femmes qui fait qu’il faut un peu plus qu’un ticket de bus aux femmes soumises aux tribunaux confessionnels pour aller faire valoir leurs droits devant la justice bourgeoise.
Discutons auparavant de ces questions de juridictions spéciales. Il y en a toujours eu, même dans les États bourgeois modernes. Et il y en a en France par exemple : dans les prisons (tiens, là aussi le détenu mécontent peut faire appel aux juridictions de droit commun, ça a dû échapper à Boggio), à l’armée (malgré la suppression des tribunaux militaires), aux Prud’hommes, avec les Tribunaux de Commerce. Le problème est que ces juridictions œuvrent rarement en faveur des droits démocratiques. Et c’est pas d’aujourd’hui. Les étudiants du Quartier Latin ont longtemps été soustraits au droit commun, soumis qu’ils étaient au « for » ecclésiastique, par l’intermédiaire du recteur. Ce qui a laissé un souvenir impérissable aux filles qu’ils violaient et aux domestiques qu’ils assassinaient impunément.
On ne peut pas discuter de ces questions sur la forme sans aborder le fond de ces droits spécifiques. Non qu’il faille nier toute autonomie au terrain juridique, qui ne serait alors que l’expression sans médiations des rapports sociaux. Mais un marxisme élémentaire conduit, prudemment, à quand même travailler les contenus, en lien avec les divisions sociales, et pas seulement la forme. Ainsi quand le droit bourgeois de la propriété prend le dessus dans l’histoire, il le fait en éliminant dans les textes (et dans la réalité) une masse de droits « communs » (comme celui de libre pâturage), et s’y exprime alors un contenu de classe évident. Mais la chose marche aussi dans l’autre sens, un droit venu d’en haut servant de marche vers l’émancipation. Ainsi des lois laïques de Ferry. On connaît le triptyque : une école gratuite, laïque, obligatoire. Ce qu’on sait moins c’est que ce n’est pas sur le deuxième terme (laïque) que s’est mobilisée la réaction religieuse, mais essentiellement sur le troisième. Atteinte aux droits des familles ! Absurde qui plus est a t-on entendu sur les bancs des assemblées : obliger toutes les filles à aller à l’école de la République alors qu’on sait bien qu’il est impossible qu’elles apprennent toutes à lire ? Et de s’appuyer à l’occasion sur Proudhon pour qui la femme était un intermédiaire entre la bête et l’homme. Or à l’évidence cette obligation fut un immense progrès pour la libération des femmes. Boggio est-il d’accord avec cette appréciation ? Une réponse négative ne serait guère populaire dans une quelconque tendance du mouvement féministe…
On en revient donc au débat que, tout à son formalisme (lequel, si on gratte un peu, se résume à un très profond « chacun il fait comme il veut »), Félix Boggio ne voit pas. Quel est le contenu de ces droits ? A qui s’appliquent-ils ? Qui s’y oppose ? Et aussi qui l’impose et comment ? Ainsi (c’est le seul point sur lequel on concèdera une pertinence à l’ahurissant article de notre camarade) que ce soit à l’aide des bombes impérialistes que l’on prétende « libérer » les femmes afghanes doit entrer comme un des termes de l’analyse. Mais ce n’est qu’un des termes, qui n’annule jamais les autres.
Il faut évidemment discuter de la nature même du droit communautaire en question. Donc ici, celui de la Charia. Incontestablement, même s’il ne s’y résume pas, celle-ci comporte des éléments attentatoires aux droits des femmes. Pour rappel : une femme ne reçoit que la moitié de l’héritage d’un homme ayant le même lien de parenté (les imams répliqueront que l’argent de la femme est réservé à son usage personnel alors que celui de l’homme doit aussi servir aux besoins de la famille) ; lors d’un divorce, la garde des enfants de plus de sept ans va systématiquement au père ; les règles en matière de pensions alimentaires sont aussi moins généreuses, l’homme n’étant tenu d’épauler financièrement son ex-épouse pendant seulement quatre mois, etc. La Charia n’est donc pas exactement neutre du point de vue du droit des femmes, et elle est en deçà de la législation de droit commun, en Grande-Bretagne par exemple, puisque c’est ce cas qu’évoquait Pierre Rousset. N’a-t-on pas ici un avis à formuler ? Ou est-ce que tout cela relève du libre choix individuel, dans un monde sans oppressions ?
Une seule boussole, l’émancipation
Le second point peut s’énoncer comme suit : que ferions-nous nous-mêmes si nous devions soutenir un gouvernement populaire ? Un petit détour historique ne fait pas de mal pour aborder cette question, puisque c’est exactement celle qui s’est posée au cours de la révolution russe. La spécificité du fait « Musulman » y a été reconnue très tôt. Dès 1918, suivant une proposition de Lénine, un « Commissariat Central aux Affaires Musulmanes » est crée, qui suivait le combat en faveur de la Révolution non seulement dans les zones de tradition musulmanes (le Caucase en particulier), mais y compris dans les grandes villes dont Moscou. Plus tard, lors de la fondation de l’URSS, des Républiques « musulmanes » virent le jour, avec un débat déjà compliqué à l’époque. Furent considérées comme « musulmans » les individus d’une République qui, avant la révolution, relevaient manifestement de cette aire. Le Congrès de Bakou choisira finalement la dénomination « peuples d’Orient » sans que la question de la relation à la religion soit complètement levée. L’important ici est la politique concrète impulsée par Lénine. La religion en elle-même ne fut pas attaquée, en général. L’idée développée par les communistes dans ces Républiques fut d’insister sur les aspects présentés (à tort ou à raison, laissons les spécialistes en discuter) comme compatibles entre l’islam et les idéaux communistes : égalité des peuples, fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, lendemains qui chantent (sur ce dernier point, en insistant sur l’aspect terrestre de la lutte pour la nouvelle société). Une sorte de théologie de la libération, si on prend quelques libertés anachroniques. Mais ceci fut accompagné d’une lutte sans merci contre les aspects réactionnaires. Et (devinez quoi ?) pour la quasi totalité cette lutte a concerné les droits des femmes : fin de la polygamie, de la répudiation, des discriminations concernant la dot et le droit de succession, entre autres. Ceci s’étendant à l’accession des femmes à tous les droits politiques égaux à celui des hommes. Parallèlement, le droit de justice est enlevé aux oulémas et religieux en général. En revanche, les républiques resteront particulièrement discrètes sur tout le reste des aspects cultuels, dont les fondements matériels seront même reconnus et renforcés. C’est Staline qui brisera cet équilibre.
Très souvent ignorée dans nos rangs, on dispose ainsi (en plus de l’exemple français de la lutte entre la bourgeoisie républicaine et la réaction religieuse catholique) d’un exemple de relations entre un régime socialiste et la religion musulmane. Du deuxième on retire déjà une idée tellement étrangère à Boggio. Le point d’entrée principal est bien celui, en tout premier, de l’émancipation des femmes. Toujours et partout. Partout et toujours. Parce que, on le sait depuis Engels dans les rangs communistes, : « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat ». En conséquence, la situation des femmes (mais la référence peut s’étendre aux peuples colonisés, suivant Marx, « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ») est un analyseur majeur de l’état d’émancipation de l’ensemble de la société.
Dans le débat avec Boggio, comme nous l’avons indiqué dès le début, ce qui fait le souci majeur est son incapacité à distinguer ce qui, dans la religion et dans la nécessaire autonomie qui lui est reconnue, porte atteinte éventuellement aux droits fondamentaux, et ce qui relève d’une autre sphère. Cette essentialisation de la religion le conduit à compacter tout ceci, et, partant, à donner raison en définitive aux porte-parole les plus réactionnaires dans la religion musulmane : l’islam, c’est la charia ; toute la charia ; toute atteinte à l’un de ces aspects est une atteinte (impérialiste ?) au droit religieux. Mais non camarade ! Dans ce cadre, le maniement du droit est toujours délicat, surtout quand il est lié au droit bourgeois. Mais l’objectif lui ne varie pas : favoriser l’émancipation. Celles des peuples, des femmes, des catégories opprimées en donnant cette tâche aux concerné-e-s mêmes et au prolétariat en général. Pas toujours facile de combiner ? Certes. Mais comment se fait-il que des camarades comme Félix Boggio, le font toujours au détriment des droits des femmes, c’est un mystère aussi insondable que les voies du Seigneur.
Ingrid Hayes, Samuel Johsua
Références
Voir sur ESSF :
Pierre Rousset, Débat « laicité » : Laïcité et solidarités à l’heure de la crise capitaliste
Felix Boggio, Pierre Rousset, Débat « laïcité » : La laïcité est-elle un enjeu actuel ? Deux contributions