Par une circulaire du 18 janvier 2010 adressée au gouvernement, Monsieur Fillon, premier ministre en France, entend soumettre l’ensemble des associations aux règles de la concurrence, telles que définies par le traité de Lisbonne de l’Union européenne. Dans une note apportée à la Conférence de la vie associative (17 décembre 2009), le gouvernement français annonçait la couleur : « la réglementation européenne des aides de l’Etat s’applique également aux associations ». « Cette réglementation (…) s’applique à toute ‘entreprise’ (guillemets dans le texte) recevant un financement public, dès lors qu’elle exerce une activité ‘économique’ (idem) d’intérêt général ». La note du gouvernement insiste et précise selon elle, car il s’agit d’une interprétation [1], que « dans la pratique, la grande majorité des activités exercées par les associations peuvent être considérées comme des ‘activités économiques’ » (souligné par moi, guillemets dans le texte). Dès lors, en toute logique, l’annexe à la circulaire stipule que tout « concours versé à (une) association (doit être) compatible avec les exigences de la concurrence ». On ne saurait mieux dire. Et on retrouve la même doctrine que celle qui s’est imposée en droit, mais aussi en fait, à propos des services publics. Cette doctrine est confortée par nombre d’arrêts de la Cour de justice des Communautés européenne (CJCE) [2]. La Commission de son côté, en véritable gendarme qu’elle est, surveille attentivement et entend limiter strictement la pratique des aides par les Etats, en interprétant de façon de plus en plus restrictive la définition des SSIG (services sociaux d’intérêt général), c’est à dire en les assimilant aux SIEG (services – marchands- d’intérêt économique général). Cette évolution constitue le support des mesures visant aujourd’hui les associations.
La circulaire Fillon fait explicitement référence aux articles 86 à 88 du traité instituant la communauté européenne, ainsi qu’à l’arrêt Altmark et au « paquet » Monti-Kroes » de 2005. Il vaut la peine de prêter attention à l’arrêt rendu par la CJCE dit arrêt Altmark du 24 juillet 2003.
La référence à l’arrêt Altmark de la CJCE du 24 juillet 2003, n’est pas due au hasard, bien qu’elle concerne spécifiquement une activité de service public. De quoi s’agit-il ? En 1990, le canton de Stendal (en Allemagne) avait accordé des aides financières à l’entreprise Altmark Trans chargée d’assurer un service d’autobus avec l’obligation de respecter tarifs et d’horaires fixés par la collectivité. Une entreprise concurrente a contesté cette attribution au motif que l’entreprise subventionnée n’est pas saine économiquement puisqu’elle survit grâce à cette aide. Il n’est bien sûr rien dit explicitement des conditions d’exercice de l’activité (conditions de travail et de rémunération, respect strict d’obligations …). Après quelques péripéties devant la justice allemande, la Cour administrative d’appel adresse, en 2000, une question préjudicielle à la CJCE sur la question de savoir si les subventions destinées à compenser le déficit d’un service public sont visées par l’article 87 du traité des Communautés européennes, autrement dit de s’assurer si elles « ne sont pas, a priori, de nature à affecter les échanges entre Etats membres ». Dans sa décision, la CJCE a rappelé que ces subventions sont encadrées par quatre conditions, bien que par ailleurs les transports publics terrestres obéissent à des règles de droit dérivé (art. 73, dans le texte de l’époque). Ce sont ces conditions qui sont utilisées aujourd’hui, pour les associations, comme référence dans la circulaire du premier ministre sur les associations : 1) les obligations de service public doivent être clairement définies ; 2) la compensation doit être calculée (…) afin d’éviter qu’elle comporte un avantage économique susceptible de favoriser l’entreprise bénéficiaire (…) ; 3) la compensation ne saurait dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir tout ou partie des coûts (…) ; 4) lorsqu’il n’y a pas eu de procédure de marché public permettant de sélectionner le candidat capable de fournir ces services au coût économiquement le plus avantageux, le niveau de compensation nécessaire doit être déterminé sur la base d’une analyse des coûts d’entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée en moyens de transport. Le sens est précis, tout en laissant une marge d’appréciation quant à savoir ce qu’est, par exemple, une entreprise moyenne bien gérée.
Il suffit dorénavant de remplacer entreprise par association, et de placer les associations dans le cadre concurrentiel définit par les traités de l’Union européenne et dont la primauté est renforcée par les décisions de la CJCE et de la Commission.
Le prétexte : simplifier et clarifier
Les relations entre l’Etat et les collectivités territoriales, d’un côté, et les associations, d’un autre, sont passablement complexes et fort diverses. L’objectif de les simplifier, clarifier et sécuriser (pour reprendre les trois verbes du texte de la circulaire) était et demeure une nécessité. Ce souci légitime devient prétexte à placer les associations sous les fourches caudines de la concurrence. D’aucuns pourront arguer qu’il n’y a à ce propos que logique, puisque le droit européen concentré et « constitutionalisé » dans le traité de Lisbonne fait de la concurrence la référence première, la matrice du droit européen [3].
Certaines des mesures formelles proposées par la circulaire du 18 janvier 2010 pourraient être considérées comme des améliorations si elles n’étaient accompagnées de normes et d’exigences, toutes référées aux règles de l’union européenne sur la concurrence organisée par les traités de l’Union européenne. En effet, la mise en place d’un tronc commun d’agrément, reposant sur trois critères : intérêt général, mode de fonctionnement démocratique, transparence financière, est en soi une proposition positive : « La validation par un ministère de ces critères s’imposera à l’ensemble des autres administrations de l’Etat ». L’ouverture d’un guichet unique (expérimental au cours du premier semestre 2010) pour toute demande de subvention constitue aussi une possibilité de sortir du maquis actuel.
Mais, l’attribution éventuelle de subventions sera désormais soumise à des normes qui n’ont plus rein à voir avec les buts, l’esprit et le fonctionnement des associations [4]. Les aides de l’Etat ont un caractère d’exception dans le droit européen appliqué désormais avec beaucoup zèle par le gouvernement Sarkozy-Fillon. Le fait qu’un certain nombre d’associations soient le paravent de véritables commerces n’est qu’un autre prétexte, d’autant plus que l’arsenal juridique, fiscal et pénal est largement suffisant pour traiter ces cas particuliers qui font de l’ombre au secteur réellement associatif.
Le principe de la libre concurrence appliqué aux associations
Le texte ne laisse place à aucune ambiguïté. Comme pour les services publics, c’est par exception au principe de libre concurrence que les associations pourront conserver le droit de bénéficier de subventions publiques. La simplification annoncée par Fillon est à ce prix. Plus simple, d’accord dit le gouvernement, plus clair, d’accord ajoute-t-il, mais sous la condition de vous soumettre aux règles de la concurrence (supposée libre et jamais faussée, ce qui est une aporie), alors même que la Commission, non contredite ni par le Conseil des ministres ni par le Parlement européen, a toujours refusé d’élaborer un projet de directive cadre définissant le champ des services d’intérêt général (services publics), et du coup laisse dans le flou bien tactique le champ d’intervention des associations, dans le social, le culturel, l’éducatif, le loisir, etc.
La situation de concurrence est déterminée par la nature de l’activité : produire et vendre des biens et services et, de façon plus formelle, dès lors qu’une entreprise privée intervient sur le secteur. Ce peut-être du sport (natation, activités sportives éducatives), de l’aide à la personne, des séjours pour jeunes ou familles défavorisées, du théâtre, du soutien scolaire, etc. Déjà la circulaire du 15 septembre 2008 (amendée en février 2009 en faveur de la presse associative –néanmoins toujours menacée d’étouffement- et des centres de réinsertion par le travail) avait engagé le secteur associatif dans la problématique de la concurrence, avec entre autres conséquences la soumission aux impôts commerciaux. Depuis cette date, il faut montrer qu’une association n’est pas en concurrence avec une entreprise commerciale, autrement dit qu’elle ne fausse pas le jeu de la concurrence … grâce aux subventions. Cette formulation reportait déjà la charge de la preuve sur les associations, avec cependant la recommandation de la part de l’administration fiscale d’une attitude de bienveillance pour ce qui concerne les situations antérieures à 1999 dès lors que la bonne foi avait prévalu.
Or, la réduction constante des subventions depuis plus de deux décennies, incite nombre d’associations à développer des « activités économiques » qui sont souvent un simple moyen de financer des activités, culturelles, sociales ou éducatives, la plupart du temps déficitaire. On pourra aussi rétorquer que la fiscalité sur les dons remplace les subventions, c’est en tout cas inscrit dans la doctrine plus ou moins explicite des gouvernements. Outre son caractère aléatoire, encore plus en période de contraction des revenus des personnes, l’appel à dons est sérieusement mis à mal par les organismes disposant de moyens de communications puissants, en ayant recours par exemple à la télévision, quand cette dernière n’en prend pas l’initiative, se rendant ainsi complice des politiques de restrictions budgétaires (cf. le Téléthon).
A bien y regarder, cette politique, que la circulaire sur les associations vient dangereusement renforcer, s’inscrit dans une logique impitoyable : concurrence fiscale sociale et écologique entre les Etats, à laquelle s’ajoute en France le transfert de compétences aux collectivités territoriales et qui s’accompagne de libéralisations et de privatisations de services publics.
De nouvelles règles aux effets pervers
« Par exception, les concours financiers versés sous forme de subventions à une association exerçant une activité économique d’intérêt général qui demeurent inférieurs à 200 000 € sur une période de trois ans (66 000 € par an en moyenne !) ne sont pas qualifiées d’aides d’Etat et ne sont soumis à aucune exigence particulière en matière de réglementation des aides d’Etat. Ce seuil est apprécié toutes aides publiques confondues (…) ». (soulignement et ajout par moi). La référence aux normes européennes imposées aux services publics est développée ensuite, puis confirmée de la façon suivante : « Lorsque les conditions sont remplies, le concours versé à l’association est compatible avec les exigences du droit de la concurrence qui fondent la réglementation des aides d’Etat ». (souligné par moi)
Au–delà de 66 000 € l’an, les aides publiques les subventions ne sont possibles que pour compenser des « obligations de service public ».
Cet encadrement strict accroît le poids de la tutelle, y compris sur la nature des activités des associations. Cela n’est pas de même nature que le droit de contrôle de l’usage de l’argent public incombant naturellement à l’Etat et aux collectivités territoriales. C’est, en quelque sorte, de l’ingérence.
A ces mesures fort discutables, s’ajoutent des exigences à caractère bureaucratique, dans la présentation a priori des projets, ce qui peut se comprendre, mais surtout lors d’éventuelles modifications dues à des aléas conjoncturels ou structurels. En particulier, tout retard dans l’exécution d’une convention doit être signalé (ce qui est légitime), par lettre recommandée avec accusé de réception ( !), (…) « en tout état de cause avant le 1er juillet de l’année en cours ». Cela suppose premièrement que l’administration n’a aucun retard dans le versement des concours publics et deuxièmement que les éventuelles difficultés soient intervenues avant cette date ou qu’elles aient été décelables au plus tard à cette date.
Le rôle supplétif des associations
Cette circulaire constitue une première étape, suivie pendant le premier semestre 2010. Mais le gouvernement veut aller vite, très vite comme sur d’autres sujets : soit en force, soit en catimini, soit en s’appuyant sur une partie du secteur associatif qui y voit avantage. Il consulte plus pour prendre la température et mesurer le degré éventuel de résistances à sa politique que pour élaborer, prétend-il, « une doctrine claire et partagée entre l’Etat, les collectivités territoriales et les associations sur le champ respectif des subventions et des procédures de marché, de délégation de service public ou encore d’appels à projets ». Transposer des directives sous forme de circulaire (car, c’est en fait de cela dont il s’agit) est en soi un acte anti-démocratique qui confirme la pratique et la stratégie suivies depuis plusieurs années, en particulier depuis le refus d’accorder quelque crédit au vote des citoyens français et hollandais en 2005, ou encore à la votation contre la privatisation de La Poste en octobre 2009.
Moins d’impôts comme le clament gouvernements et organismes internationaux, donc moins de subventions. Les associations sont sommées d’entrer dans le champ de la concurrence. Foin de la complémentarité et de la coopération. Foin de la solidarité organisée et reposant sur l’engagement social. En revanche, plus que jamais, le secteur associatif, surtout dans le domaine social devra jouer au SAMU, avec des moyens de plus en plus chiches, alors même que la précarité, les inégalités et la pauvreté s’accroissent
Une fois encore, à la liberté d’association le gouvernement préfère la concurrence. Comme si le choix était entre liberté et commerce, ou encore, comme si le commerce était synonyme de liberté. La bataille initiée par l’appel intitulé « Non à la remise en cause des libertés associatives ! » doit être menée avec vigueur. La lutte contre la directive services (directive Bolkenstein quelque peu arrangée) et au-delà pour la mise en cause des traités fondant et organisant l’Union européenne est également une nécessité, même si dans l’immédiat il peut être mis en évidence que le gouvernement français en fait plus qu’il ne devrait eu égard aux textes mêmes des traités et directives. Un recours auprès du Conseil d’Etat n’est pas à exclure.
Marc Mangenot, économiste-sociologue, membre de la Fondation Copernic
Un appel intitulé « Non à la remise en cause des libertés associatives ! » a été lancé à l’initiative de plusieurs responsables associatifs :
http://www.associations-citoyennes.net/
Appel : Non à la remise en cause des libertés associatives !
http://www.associations-citoyennes.net/blog/