Cette crevasse au milieu du visage, cette béance à la place de ce qui fut un nez, voilà comment Bibi Aisha était apparue au monde. C’était fin juillet à la « une » du magazine américain Time. La jeune Afghane de 18 ans offrait son visage mutilé, tailladé au coutelas. Comme on dépècerait un animal. Le châtiment à la lame de boucher.
Son crime ? S’être enfuie de chez elle, un village reculé de la province d’Uruzgan, où elle ne supportait plus les coups et les humiliations infligés par sa belle-famille. L’article de Time narrait son martyre, qui s’était produit un an plus tôt, l’été 2009. Coiffant la photo de ce beau visage salement défiguré, le titre de la couverture du magazine a fait sensation : « Ce qui arrivera si nous abandonnons l’Afghanistan. »
La jeune Pachtoune illettrée d’Uruzgan, qui n’avait jamais vu d’étrangers de sa vie, devenait soudain une icône mondiale. La figure de l’oppression des femmes afghanes. Et un puissant argument dans la guerre de propagande que se livrent Américains et insurgés talibans.
Fin novembre, son beau-père, Mohammad Sulaiman, a été arrêté au cœur du bazar de son district de Chora. Il serait le grand instigateur du supplice. La police afghane est intervenue après une plainte déposée par la Commission indépendante des droits de l’homme d’Afghanistan (AIHRC). « Il a défiguré une créature de Dieu, et il en était fier », a déclaré au New York Times le général Juma Gul Himat, le chef de la police de la province d’Uruzgan. L’efficacité de l’intervention de la police afghane en cette affaire est une surprise. Les milliers de cas de violences - dont de nombreuses sont fatales - faites aux femmes en Afghanistan restent en général impunis. Le beau-père aurait-il été ennuyé si Bibi Aisha n’avait fait la « une » du Time ?
La jeune Afghane a appris la nouvelle de Californie où elle a trouvé refuge. La mobilisation internationale en sa faveur lui a permis d’être traitée dans une clinique de la Grossman Burn Foundation. Elle porte désormais un nouveau nez, une prothèse, en attendant une greffe ultérieure. En octobre, à Los Angeles, lors d’un gala de la fondation, Bibi Aisha était rayonnante, collier autour du cou, star de la soirée. Laura Bush et Maria Shriver, l’épouse du gouverneur Arnold Schwarzenegger, étaient là pour la fêter.
Si chacun se réjouit de la rémission de Bibi Aisha, la médiatisation tonitruante dont elle est l’objet suscite le débat, en Afghanistan comme aux Etats-Unis. Tout ce tumulte fera-t-il réellement avancer la cause des femmes afghanes ? Un double malaise se fait jour. D’abord cette incrimination des talibans dans le forfait. Quand ils dirigeaient l’Afghanistan entre 1996 et 2001, ces tenants d’une lecture ultra-orthodoxe de l’islam avaient cloîtré les femmes et interdit d’école les filles. Leur application de la charia (loi islamique) était particulièrement violente. Leur bilan calamiteux en la matière est connu.
Mais est-il besoin de leur imputer la moindre violence commise contre les femmes en Afghanistan ? L’intégrisme s’est propagé ces dernières années jusqu’au cœur même du régime du président Hamid Karzaï, qui compte parmi ses alliés des ex-seigneurs de la guerre, à l’idéologie aussi obscurantiste que celle des talibans. Dans l’affaire de Bibi Aisha, une enquête d’AIHCR a conclu, lundi 6 décembre, que son supplice relevait de la violence familiale - les fameux « crimes d’honneur » de la société pachtoune - et n’avait rien à voir avec une instruction expresse du mouvement des talibans.
Bien sûr, cela n’allège en rien l’inquiétude d’un retour au pouvoir des talibans. Les associations de défense des droits humains, qui tissent à Kaboul un embryon de citoyenneté, s’en alarment ouvertement. La secrétaire d’Etat Hillary Clinton a multiplié ces derniers mois les déclarations rassurantes. Elle a affirmé avec force que la « ligne rouge » de la Constitution afghane, protectrice des droits civils (sur le papier), ne saurait être franchie en cas de futures négociations avec les talibans. L’implication personnelle de Mme Clinton est sincère, mais ce qui commence à susciter l’embarras - jusqu’aux Afghans éclairés -, c’est la petite musique de la propagande de Washington en train de monter.
Là est le second malaise. Et il s’est épaissi avec la publication en mars par WikiLeaks - encore eux ! - d’un document secret de la CIA recommandant l’exploitation de la question des femmes en Afghanistan, notamment auprès des opinions publiques européennes. « Les femmes afghanes, conseille le texte, pourraient servir de messagers idéaux pour humaniser le rôle de l’OTAN dans son combat contre les talibans. » Le document suggère de « créer des occasions médiatiques » permettant aux femmes afghanes d’évoquer « leurs aspirations pour l’avenir et leurs craintes d’une victoire des talibans ». La cible du « message », précise le texte, devrait être principalement « les femmes françaises et allemandes » qui, selon des sondages étudiés par la CIA, seraient plus hostiles à la guerre que le public masculin.
Il n’est pas sûr que les Américains servent de cette manière la noble cause des femmes afghanes. Le soupçon de la manipulation est en train de s’instiller, tel un poison. Le mieux que les médias aient désormais à faire, c’est de continuer à donner la parole aux « femmes afghanes ». Sans vouloir s’en servir de « messagers ». Et en ignorant le reste.
Frédéric Bobin