Cette année, l’Autriche s’appelle Mozart. Mais je crains que cela n’ait rien à voir avec lui, mais bien davantage avec le commerce et l’argent. En réalité, nous devrions être gênés. Car ce que Mozart nous réclame, cela depuis plus de 200 ans est très simple : nous devons écouter, très attentivement et silencieusement. Si nous comprenons ce qu’il nous dit sans mots, si nous comprenons sa plaidoirie et ses adjurations, alors nous devrions nous sentir plutôt gênés au lieu de nous pavaner fièrement. Aujourd’hui, nous le célébrons, et cela donne presque l’impression que nous voulons nous célébrer nous-mêmes. Concernant Mozart, nous n’avons pourtant aucune raison d’être fiers de quoi que ce soit, déjà même lorsqu’il vivait, ici, à Salzbourg et à Vienne. Il nous demande quelque chose avec la rigueur inflexible du génie et nous lui offrons nos jubilés, leurs chiffres d’affaires et leurs rendements. Nous débitons sa musique, évacuée ensuite par tous les canaux publicitaires. Cela ne devrait pas être, c’est un scandale et une honte. Comment peut-on le tolérer ? (...)
La musique, ni secrète, ni « utile »
La musique n’est nullement le langage secret et inaccessible d’une minorité arrogante, sûre d’elle et privilégiée, non, tout un chacun peut recevoir ce qu’elle a à dire, peut partager ses richesses, si ses antennes ont été correctement orientées dès l’enfance. Comme l’art est chez lui dans l’imaginaire, il possède quelque chose de mystérieux, d’inexplicable. Sa force invisible est puissante et dangereuse, ses effets subversifs. C’est pourquoi tous les dirigeants ont cherché à le mettre à leur service. Sans succès, car l’art est toujours oppositionnel et souverain, il ne se laisse ni briser ni dresser.
La musique est un langage de l’indicible - qui s’approche quelquefois bien plus des vérités premières que le langage des mots, avec sa logique, sa netteté, son « oui ou non » effrayant. Le rôle que nous attribuons à l’art est bien souvent d’être utile ou d’être domestiqué. Dans notre vie musicale, si bien développée, les êtres humains doivent trouver joie et détente après un travail épuisant, y reconstituer leur résistance au stress quotidien. (Les nazis appelaient cela « la force par la joie » - Kraft durch Freude - avec une justification du reste analogue à celle des articles de la Déclaration des droits de l’homme3). Une dangereuse étape dans le long et illégitime processus de transformation de l’art en quelque chose « d’utile ».
Le refuge de l’esthétisme
La musique des grands compositeurs n’a presque jamais servi cette tendance, elle a toujours représenté bien davantage : c’est-à-dire une réaction sensible à la situation spirituelle d’une époque. Elle était et reste un miroir qui aide l’auditeur à se reconnaître et qui lui fait aussi découvrir des abîmes. Lorsque l’on entendit la symphonie en sol mineur de Mozart pour la première fois, on se demanda si de tels ébranlements étaient permis. Pour les hommes de cette époque, cette symphonie allait jusqu’aux extrémités du langage musical. Philosophe de la culture et de l’esthétique musicale, le Zurichois Hans Georg Nägeli (1773-1836) se demanda, comme nombre de ses contemporains, si cette musique était tolérable et raisonnable. À l’époque - contrairement à aujourd’hui - personne n’est rentré chez lui rasséréné. L’art nous amène, souvent nous force même, à faire des découvertes : il est le miroir dans lequel nous devons regarder. Pour échapper à cela, on a développé une manière purement esthétisante, certains disent « culinaire », d’aborder l’art. On écoute de la « belle » musique, on regarde de « belles » images - mais on ne se laisse plus ébranler par elles, sans même parler d’être bouleversé de fond en comble.
Il y a 50 ans, jeune musicien d’orchestre, je devais jouer la symphonie en sol mineur de Mozart à longueur d’année - et comme le voulait l’époque, gentiment et joliment ; les auditeurs hochaient la tête avec ravissement et l’on parlait ensuite de « bonheur mozartien ». Mais la partition qui se trouvait sur mon pupitre disait autre chose, disait que tout ici avait été remis en question, voire même détruit : la mélodie, l’harmonie, le rythme. Rien n’était conforme, à part peut-être le trio romantique du menuet. Il y a 50 ans, après la guerre, peut-être que l’harmonie rayonnante, le charme pur étaient nécessaires - on venait de vivre cruellement le revers de la médaille. De fait, toutes les interprétations de Mozart ne soulignaient que le côté lumineux, positif et refoulaient tout ce qui pouvait ébranler. Cette « symphonie » est devenue ma symphonie du destin personnelle, elle a fortement changé ma vie, puisqu’un jour, après 17 ans comme violoncelliste d’orchestre, je n’ai plus supporté de la jouer et j’ai quitté l’orchestre...
1 Voir Michael Loewy, Rédemption et utopie (PUF, 1988) et Révolte et mélancolie.Le romantisme à contre-courant de la modernité (avec R. Sayre, Payot, 1992).
2 Version complète sur le site www.styriarte.com/harnoncourt
3 N. Harnoncourt avait auparavant expliqué que les articles 26 et 27 de la Déclaration unverselle des droits de l’homme, consacrés à l’éducation et à la culture, étaient d’une « pénible indigence ».