Six lignes dans un ouvrage de 270 pages sont-elles de nature à infléchir la doctrine de l’Eglise catholique et à changer durablement l’image de l’institution ? Les propos, particulièrement explicites, tenus par Benoît XVI, dans un livre d’entretiens à paraître mardi 23 novembre, sur le recours au préservatif « comme un premier pas sur le chemin d’une sexualité plus humaine » rompent en tout cas avec le discours officiel jusqu’ici plus intransigeant, ou plus flou, de l’Eglise catholique en la matière.
Ces déclarations, qui pour l’heure n’ont pas le caractère officiel d’un texte pontifical, ont suscité de nombreux commentaires, positifs pour la plupart. Le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, a jugé ces déclarations « bienvenues » et « réalistes ». Le responsable d’Onusida, l’organisme des Nations unies chargé de la lutte contre le sida, Michel Sidibé, a souligné « le pas en avant significatif et positif du Vatican ». En France, les associations Act Up et Sidaction se sont montrées plus réservées. Mais le ton général tranche avec les réactions virulentes qui avaient accueilli les déclarations du même Benoît XVI en mars 2009 lors d’un voyage en Afrique. Il avait alors assuré que l’utilisation du préservatif « accroissait » la pandémie de sida.
Un an et demi plus tard, faut-il voir dans sa nouvelle explicitation de la doctrine de l’Eglise un revirement ou un simple retour aux principes fondamentaux de l’institution ? Les deux sans doute. « Il y a clairement une inflexion dans ces nouvelles déclarations du pape », assure Philippe Portier, spécialiste du catholicisme et directeur du Groupe sociétés, religions et laïcité (CNRS). « Certes, Jean Paul II ne s’est jamais prononcé explicitement contre l’utilisation du préservatif. Mais, suivant la doctrine inscrite dans l’encyclique »Humanae vitae« en 1968, qui prohibe toute forme de contraception, préservatif compris, il le faisait en creux, exhortant à la chasteté et à la fidélité pour faire face au sida. Or même s’il reste dans le cadre d’une ouverture très limitée, Benoît XVI accepte aujourd’hui des exceptions. »
Tout en rappelant, dans sa réponse à la question sur le préservatif, la théorie ABC - Abstinence, Be faithful (fidélité), Condom (préservatif) -, Benoît XVI est de fait le premier pape à reprendre à son compte le principe « du moindre mal » sur ce sujet. On peut y voir une forme de pragmatisme : cette approche est mise en avant depuis des années par des responsables religieux confrontés à des malades du sida, qui défendent l’idée que transmettre la mort est pire que transgresser un interdit. Dans l’avion qui le menait en Afrique, le pape avait au contraire laissé entendre que le « remède » était pire que le mal.
« Benoît XVI, en professeur de théologie qu’il est, rappelle ici l’un des principes fondamentaux de la théologie morale, inscrite depuis saint Augustin dans les textes fondateurs de l’Eglise et qui suppose qu’entre le pire et le mal, on choisit le mal », juge Olivier Bobineau, sociologue des religions, qui, dans les termes choisis par le pape, voit lui aussi une rupture avec ses prédécesseurs.
Pour Jean-Dominique Durand, historien des religions, en revanche, cette analyse ne tient pas, même si, reconnaît-il, « le message du Vatican n’a pas toujours été clair ». Pour lui, « le discours de l’Eglise sur le préservatif a été caricaturé, alors qu’il y a une tradition dans l’Eglise à faire la différence entre ce qui est nécessaire, ce qui relève de l’idéal chrétien et ce que l’Homme, avec ses faiblesses, peut faire ».
Si surprenante soit-elle venant d’un pape réputé conservateur, cette clarification sur le sujet ne relève pas du hasard. En 2006, Benoît XVI avait demandé qu’un travail approfondi entre scientifiques et théologiens soit élaboré sur cette question, afin de présenter un message clair sur l’utilisation du préservatif. Le chantier était resté lettre morte ; le pape le relance aujourd’hui publiquement. « Le discours de l’Eglise n’est pas forcément figé dans la répétition, souligne M. Portier. Les responsables catholiques se rendent bien compte de la difficulté à faire passer des discours rigoristes dans les sociétés actuelles, alors que, partout sur le terrain, l’on constate des arrangements avec la norme. »
Le moment n’est pas anodin non plus. Rarement dans son histoire récente, l’Eglise catholique n’a été autant déstabilisée. La révélation des scandales de pédophilie dans le clergé de plusieurs pays européens la fragilise depuis plus d’un an. « L’état de crise est tel, estime M.Bobineau, que des gestes sont nécessaires pour regagner la confiance des populations. » Hanté par la perte des valeurs chrétiennes dans les sociétés occidentales et la nécessité d’y promouvoir à nouveau le message évangélique, Benoît XVI fait un pas en ce sens.
Mais à ceux qui seraient tentés de l’interpréter comme une brèche possible vers un assouplissement des normes catholiques en matière de contraception, Rome a d’ores et déjà opposé une réponse ferme. Faisant preuve d’une rare réactivité, le Vatican a, dès dimanche après-midi, tenu à souligner le « caractère exceptionnel » de l’éventuelle utilisation du préservatif pour se protéger du virus du sida, estimant que « le raisonnement du pape ne peut être considéré comme un tournant révolutionnaire ».
Dans Lumière du monde, le pape rappelle aussi tout le bien qu’il pense de Humanae vitae et de la vision « prophétique » de son auteur, le pape Paul VI. « Les perspectives dessinées dans »Humanae vitae« demeurent justes. »« Mais, reconnaît toutefois Benoît XVI avec lucidité, trouver des chemins permettant de les faire vivre aujourd’hui est une autre affaire. » Les fidèles catholiques en savent quelque chose, depuis quarante-deux ans.
Stéphanie Le Bars
* Article paru dans le Monde, édition du 23.11.10. LEMONDE | 22.11.10 | 16h18 • Mis à jour le 22.11.10 | 16h19.
Le pape critiqué pour sa défense de Pie XII
Dans Lumière du monde, Benoît XVI revient sur le processus de béatification de Pie XII, contesté pour son attitude face à la Shoah. « Pie XII a sauvé la vie de milliers de juifs en faisant par exemple ouvrir les couvents et les monastères romains. Bien entendu, on peut se poser la question : pourquoi n’a-t-il pas protesté plus clairement ? Je crois qu’il a vu quelles conséquences aurait une protestation ouverte. Je crois qu’il faut réellement reconnaître qu’il a été l’un des grands Justes et qu’il a sauvé plus de juifs que quiconque. » Des propos critiqués par l’American Jewish Committee, et par le Conseil représentatif des juifs de France (CRIF) qui a jugé que cette opinion « n’est partagée par aucun historien sérieux de la période ».
Radiozapping
P.A.P.E. : Préservatif A Prendre Éventuellement
LEMONDE.FR | 22.11.10 | 11h14 • Mis à jour le 22.11.10 | 11h14
« Brèche ouverte », « pas en avant », « aller plus loin » : les propos du pape font réagir
Dans un recueil d’entretiens à paraître mardi 23 novembre, Benoît XVI admet l’utilité du préservatif, dans « certains cas », notamment quand il existe des risques de contamination. Dans les heures qui ont suivi la parution de l’extrait du livre, de nombreux observateurs ou d’acteurs de la vie catholique ou de la lutte contre le sida se sont réjouis de cette nouvelle, assurant qu’il s’agissait d’un « pas en avant », bien que certains le jugent trop timide.
Dimanche, le Vatican a insisté sur le caractère « exceptionnel » du recours au préservatif. « Le pape ne justifie pas moralement l’exercice désordonné de la sexualité, mais considère que l’utilisation du préservatif puisse être un premier acte de responsabilité », a nuancé le porte-parole du Vatican, le Père Federico Lombardi.
« THÉOLOGIE DU MOINDRE MAL »
Pour les catholiques progressistes, les propos de Benoît XVI marquent une différence avec ceux de ses prédécesseurs, mais ils n’y voient pas une rupture. Ainsi, le philosophe et historien des religions, Frédéric Lenoir, directeur du Monde des religions, juge qu’il n’y a « pas de changement de fond, il y a toujours une condamnation générale du préservatif, en ce que cela cautionne une sexualité multiple ». « Pour la première fois, Benoît XVI se rallie à cette théologie du moindre mal » qu’avait mise en avant « l’abbé Pierre, dans les années 80, pour défendre l’usage du préservatif quand on se sait contaminé », conclut-il.
Au diapason, le théologien Xavier Lacroix estime que le pape n’a pas fait de « changement sur le fond par rapport aux positions antérieures » de l’Eglise. « Ils ont toujours souligné que le préservatif ne pouvait pas être le seul – j’insiste – moyen de prévention du sida », déclare le doyen de la Faculté théologique de Lyon dans un entretien sur le site Internet du quotidien La Croix. « En revanche, je note une évolution dans le vocabulaire qui me semble plus positif, plus affirmatif », explique-t-il.
Bien que modestes, ces propos auront une influence sur les positions futures du Vatican, estime l’association française Chrétiens et sida. « La brèche est ouverte », s’est félicité un des responsables de l’association, Gérard Guérin.
« DÉCLARATION CHOQUANTE » DE BENOÎT XVI EN MARS 2009
Certains analysent ces propos à la lumière de déclarations passées du souverain pontife. Ainsi, la revue catholique protestataire Golias, par la voix de son rédacteur en chef, Christian Terrras, rappelle la « déclaration choquante » de Benoît XVI en mars 2009 lors d’un voyage en Afrique, quand il avait affirmé que le préservatif « aggravait le problème » du sida. Ce « ralliement à une position plus éclairée et moins scandaleuse sur la question du préservatif » est le signe qu’« il tente de réagir face au discrédit avancé dont il est l’objet », écrit-il.
Si les associations engagées dans la lutte contre le sida se réjouissent des propos du pape, elles estiment que le pape devrait aller encore plus loin. Benoît XVI est « encore loin du compte » pour l’association Act Up-Paris, rappelant qu’il n’avait « aucune expertise » en la matière. « Le pape semble enfin prendre en compte le principe de réalité. Il admet enfin que le préservatif protège du sida et ne l’aggrave pas », écrit Act Up-Paris. « Est-ce une prise de conscience de la complicité de l’Eglise catholique dans la propagation de l’épidémie de VIH ? », se demande l’association.
Pour la première fois, un pape, Benoît XVI, admet l’utilisation du préservatif « dans certains cas », « pour réduire les risques de contamination » avec le virus VIH du sida, dans un livre d’entretiens à paraître mardi.REUTERS/DANIEL MUNOZ
« IL ADMET AVOIR FAIT DES ERREURS »
« Enfin ! », s’est exclamé de son côté Franco Grillini, le président de l’organisation italienne Arcigay qui défend les droits des homosexuels. « Si le pape reconnaît l’importance d’utiliser des préservatifs, et même si ce n’est que dans certaines circonstances, cela signifie qu’il admet avoir fait des erreurs dans le passé », a-t-il dit.
Du côté des Nations unies, on juge les propos du pape « bienvenus » et « réalistes ». Dans un entretien au journal portugais Publico, le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, salue ces déclarations. « Cela montre que le pape et le Vatican ont pris conscience que le sida est une des maladies les plus graves au monde qui affecte des millions de vies et que nous devons travailler ensemble », a déclaré M. Ban.
Enfin, Michel Sidibé, le directeur exécutif d’Onusida, lancé par les Nations unies pour lutter contre la propagation du virus du sida, a qualifié de « pas en avant significatif et positif » les propos du pape. « Cette avancée reconnaît qu’un comportement sexuel responsable et l’usage du préservatif ont un rôle important dans la prévention du VIH-sida », a-t-il commenté.
* LEMONDE.FR avec AFP | 21.11.10 | 10h56 • Mis à jour le 23.11.10 | 14h02.