Karachi relève les défis
27 mars 2006
Forum social mondial . Après l’Afrique et l’Amérique latine, la 3e édition du FSM « polycentrique » se tient en Asie. Une prouesse pour le Pakistan en proie aux pires difficultés.
Karachi,
envoyée spéciale.
Karachi a relevé les défis. Le troisième volet du Forum social mondial polycentrique, après ceux de Bamako et de Caracas, se tient depuis vendredi soir dans la mégapole pakistanaise. Repoussée de plus de deux mois en raison du tremblement de terre qui a ravagé en octobre le Cachemire et le nord du pays, et fait près de 80 000 victimes, cette rencontre du continent asiatique est vécue comme un événement majeur pour les forces démocratiques et laïques pakistanaises qui ont porté son organisation à bout de bras. Les difficultés ont été innombrables, à commencer par le manque de fonds, souligne-t-on, et on regrette discrètement, mais avec une certaine amertume, le manque d’intérêt témoigné par le mouvement altermondialiste pour ce forum. « C’était comme si on n’y croyait pas. » Résultats, les grandes figures traditionnelles des FSM ne sont pas là, et la participation internationale est faible malgré la présence de délégués venus de 58 pays. L’obstacle des visas a également contribué à réduire le nombre des militants indiens, dont la présence s’élève quand même à 400 personnes.
Une mobilisation visible dans toute la ville
Pourtant, rien n’a rebuté la détermination des organisateurs pakistanais qui, pendant plusieurs mois, ont mené une immense campagne de sensibilisation entraînant une mobilisation autour du FSM de Karachi dans l’ensemble du pays. Fawsel, du mouvement Alternatif du Québec, n’en revenait pas. « Nous avons lancé un appel aux volontaires. Nous avons eu 500 réponses, bien au-delà de nos besoins. » « Au fil des semaines, l’intérêt pour le Forum s’est développé, explique un autre organisateur. Les médias se sont mis de la partie. Dawn, le quotidien anglophone à plus fort tirage, sorte de monde local, a offert des pages de pub. » Et depuis son ouverture, toutes les activités du forum sont largement répercutées par la presse et les télévisions. Même la nouvelle municipalité de Karachi a facilité certaines démarches, comme la préparation de l’immense camp de tentes qui jouxte le complexe sportif où se tient le forum et qui accueille des milliers de participants venus de tout le Pakistan, et qui n’a pas les moyens d’un autre hébergement. Cette mobilisation à plusieurs échelles est visible dans toute la ville où fleurissent des banderoles rouges à lettres blanches interpellant les délégués étrangers : « Karachi est fière d’accueillir le FSM. » Car pour tous il s’agit de fierté. Celle dréussi un rassemblement international dans une cité et un pays qui sentent le soufre en Occident. « À force d’assimiler le pays au terrorisme et au fondamentalisme, on en a oublié que depuis des décennies un ensemble de forces progressistes, laïques et démocratiques se bat sans relâche pour un autre Pakistan, rejetant l’intégrisme, la militarisation de leur pays et la mainmise états-unienne », rappellent en concert les organisateurs du FSM pour lesquels la tenue d’une telle rencontre était un enjeu majeur dans la vie politique du pays.
Réprimées par les dictatures qui se sont succédé au Pakistan, les forces progressistes affaiblies et fragmentées n’ont pu occuper le terrain politique récupéré par les partis islamistes appuyés par l’armée. D’où cette participation extrêmement large - environ 8 000 personnes ont assisté à la séance d’ouverture et 30 000 étaient attendues au cours de ces cinq jours - touchant toutes les couches de la société qui ne se reconnaissent pas dans les radicalismes religieux, les politiques libérales et la stratégie américaine. Aussi n’est-il pas surprenant de voir aux côtés des représentants de la société civile traditionnellement présents dans les forums sociaux, des partis politiques venus s’exprimer en tant que tels. La présence d’une telle diversité témoigne de la vitalité d’un mouvement social, pacifique et revendicatif pakistanais que l’on avait jusque-là peine à voir dans un pays en crise et déstabilisé.
Les femmes revendiquent leurs droits
L’image que renvoient les ateliers, les séminaires, au milieu d’une ambiance militante, populaire et colorée est bien loin de tous les a priori. Comme au Forum de Mumbai, le complexe sportif de Karachi est un lieu de fête. On y danse, chante et manifeste dans les allées avant de se rendre aux débats. Ceux qui souffrent au quotidien sont là. Les paysans du Penjab qui dénoncent la confiscation de leurs terres croisent le cortège des employés des transports ou celui des ouvriers du port de Karachi que l’on veut privatiser. Les femmes revendiquent leurs droits, l’accès à l’éducation, à la santé, pour elles et leurs enfants. Elles ne sont pas les dernières à prendre la parole dans les séminaires. Le mouvement du Baloutchistan, province en proie à la répression, dénonce les atrocités de l’armée et la disparition de milliers de personnes arrêtées par les militaires. La tente où se tient une rencontre sur le sida, est archi-comble... Quelque chose vient de bouger au Pakistan.
Les pêcheurs au cœur de la contestation sociale
Envoyée spéciale.
Ibrahim Hyderi, à une petite heure de Karachi, pourrait être un village de rêve. Des plages à l’infini, des jetées qui s’avancent vers la mer et où sont amarrés quelque 3 000 bateaux, en majorité des petites barques colorées et peintes comme le sont les bus de la mégapole. Le rêve depuis plusieurs années a viré au cauchemar pour les milliers de pêcheurs du delta de l’Indus. Les barrages sur le fleuve ont fait disparaître le limon qu’il charriait et qui alimentait le plateau continental, zone de pêche poissonneuse qui a fait vivre au cours des siècles ces villages de pêcheurs. Par ail- leurs les droits de pêche étant vendus aux enchères, les entreprises de pêche industrielle pakistanaises et étrangères se les accaparent. C’est sur cette dégradation de leurs conditions de subsistance que les petits pêcheurs de la région se sont organisés en créant, en 1998, le Pakistan Fisherfolk Forum (PFF) qui regroupe 125 000 per- - sonnes et représente une population de 15 millions de personnes. Le PFF est un des acteurs majeurs du Forum de Karachi et est devenu en quelques années un des syndicats les plus influents du fait de sa combativité. En mai dernier, plus de 20 000 personnes ont manifesté à Karachi à son appel, et samedi, à l’occasion du FSM, le meeting qu’il organisait à Ibrahim Hyderi rassemblait plusieurs milliers de personnes autour de son charismatique leader Mohammad Shah Ali, emprisonné à plusieurs reprises. Victimes d’une catastrophe écologique et des impératifs économiques de la rentabilité, les pêcheurs le sont aussi du conflit entre l’Inde et le Pakistan. Nombre d’entre eux, indiens ou pakistanais, sont arrêtés au cours des pêches pour avoir franchi les limites des eaux territoriales. Considérés comme des prisonniers de guerre, ils servent de monnaie d’échange entre les deux pays. Leurs familles sont alors livrées à elles-mêmes, sans aucune ressource.
« Ici, l’armée possède le Pakistan »
Pion de la stratégie américaine dans la région, le pays déchiré reste sous la férule des militaires.
Envoyée spéciale.
« En Inde, Bush a signé un accord sur le nucléaire, au Pakistan, il a joué au cricket », lance un éditorialiste du News commentant la dernière visite du président américain dans la région, début mars. Allié traditionnel de Washington durant plusieurs décennies, le Pakistan est plus que jamais un pion dans la stratégie américaine et de moins en moins un partenaire, comme aux belles heures de la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan. Islamabad avait poursuivi sur sa lancée, en favorisant l’établissement du régime taliban à Kaboul. Après le 11 septembre, la formule de Bush, « qui n’est pas avec moi est contre moi », avait entraîné le régime de Moucharraf dans la coalition « antiterroriste », qui s’est concrétisée par l’intervention militaire en Afghanistan, contre laquelle la majorité de l’opinion publique pakistanaise s’était prononcée, tout comme elle avait condamné les attentats de New York. Pas plus qu’en Irak, le bellicisme du président américain n’a apporté un règlement stable à la crise afghane et les bombardements qui frappent les civils exacerbent les tensions.
D’opérations militaires en raids aériens, l’armée américaine n’a pas réussi à venir à bout des milices islamistes, qui pour une bonne part ont trouvé une nouvelle base et des appuis dans les régions pachtounes frontalières du Waziristan où l’armée pakistanaise doit faire face à une véritable guerre civile larvée. « La situation est extrêmement dangereuse », analyse le journaliste du News, « car de là leurs actions ne visent pas seulement l’Afghanistan mais la déstabilisation du régime pakistanais, avec des desseins d’État islamique ». Du côté du Baloutchistan, une autre rébellion s’appuyant sur des revendications nationalistes basées sur de légitimes revendications d’une minorité lésée par le pouvoir central fait rage. Avec son cortège d’affrontements meurtriers et une répression féroce de la part des militaires. Ces derniers tiennent le pays au fil des dictatures qui se sont succédé, à un point tel que la formule « tout pays possède une armée, mais ici l’armée possède le Pakistan », que rappellent de nombreux participants au FSM, résume avec ironie la voie étroite des perspectives politiques pour le mouvement laïque et démocratique.
Dans un pays où plus de 80 % des 160 millions d’habitants vivent avec moins de 2 dollars par jour, la pauvreté a augmenté de 15 % ces trois dernières années, où le taux d’alphabétisation est de moins de 60 % chez les hommes et de 28 % pour les femmes, l’éducation est un enjeu crucial. Or le désinvestissement de l’État dans ce domaine, dénoncé par les militants du FSM, entraîne une baisse de cette proportion. Faute de mieux, les familles les plus démunies envoient leurs fils dans les écoles coraniques où ils sont logés et nourris. Or quelques-unes de ces madrasas sont directement influencées par les courants les plus radicaux de l’islamisme. Les terroristes de Londres avaient fait leurs classes dans une de ces écoles de Lahore. Le gouvernement a annoncé une réforme obligeant les madrasas à s’enregistrer et à moderniser leur enseignement. Personne ici ne croit réellement aux effets de ces mesures. Au sein du FSM de Karachi, on exige seulement que l’État soit à la hauteur d’une véritable éducation publique.
Dialogue sur le Cachemire
Delhi et Islamabad se disputent le territoire depuis plus de cinquante ans. Au Forum, on parle de paix, de réunification et d’indépendance.
Envoyée spéciale.
Ce dimanche matin, le stade du complexe sportif était le théâtre d’une rencontre dont l’importance n’échappait à personne. Le Cachemire, prétexte de trois guerres entre l’Inde et le Pakistan, était en débat. À la tribune, les leaders des mouvements cachemiris indiens et pakistanais y parlaient de paix, de réunification et d’indépendance, demandant le retrait des forces militaires qui de chaque côté de la frontière colonisent depuis plus de cinquante ans le territoire que se disputent Islamabad et Delhi sans tenir compte des aspirations du peuple du Cachemire. Ce débat public, dans une rencontre internationale, sur l’avenir du Cachemire, question éminemment sensible, réunissant des forces qui pour certaines ne s’étaient pas parlé durant des années et au moment même où le premier ministre indien vient de proposer au Pakistan un traité de paix mais excluant pour le moment le Cachemire des négociations, prenait une dimension événementielle, estimaient les organisateurs du FSM.
S’il est vrai que la détente est perceptible ces dernières années entre New Delhi et Islamabad, du chemin reste à faire pour concrétiser le rapprochement et le dialogue vers un processus de paix sur les cimes de l’Himalaya. La tension est d’autant plus dangereuse qu’elle sert de prétexte aux deux États, puissances nucléaires, à une course aux armements effrénée et qu’elle alimente les groupes islamistes régulièrement accusés par Delhi d’être les responsables d’attentats meurtriers en Inde. Sous la poussée des populations frontalières, les dirigeants ont décidé la réouverture des lignes de bus entre les deux pays. Au cours des dix dernières années, des campagnes et des marches pacifiques ont été organisées dans et entre ces pays. L’une de ces initiatives, la Marche citoyenne pour la paix, à l’appel de l’association pakistanaise PILER et de l’Alliance nationale indienne des mouvements populaires, a rassemblé du 23 mars au 11 mai 2005 plusieurs milliers de citoyens indiens et pakistanais entre Delhi et Multan, au Pakistan. Leurs revendications s’expriment haut et fort au sein de ces journées du FSM : repenser les dépenses militaires (environ 40 % des budgets nationaux), dénucléariser l’Asie du Sud, négocier le problème du Cachemire selon les volontés des populations locales, autoriser la libre circulation entre les pays en supprimant les visas.
Paroles d’acteurs
Karamat Ali est l’un des organisateurs du FSM de Karachi. Il est directeur du PILER (Pakistan Institute of Labour Education Research), qui travaille en liaison avec Frères des hommes
« À travers ce forum, nous nous efforçons de rassembler ceux qui défendent la démocratie et une société plus juste au Pakistan et dans le monde. Mais dans notre pays la situation est pire qu’ailleurs en termes de justice sociale et de respect des droits humains de base. Nous espérons enclencher une dynamique vers un processus plus large. Le forum de Karachi est un événement politique au sens le plus large, non seulement à l’échelle du Pakistan mais pour toute la région de l’Asie du Sud. Nous faisons face à la mise en place de stratégies néolibérales avec leur lot de déréglementations. Nous sommes dans une région de grande tension où la militarisation des sociétés est forte et les conflits ouverts. Il faut se rencontrer et parler, établir le dialogue comme nous le faisons avec les Indiens sur la question du Cachemire notamment. Nous avons à créer notre espace entre les militaires et les fondamentalistes. La montée de ces derniers ne concerne pas uniquement le Pakistan, l’Inde est aussi confrontée à ce problème. Mais nous savons tous dans quelles conditions il s’est développé et avec quels appuis. Plus globalement, le monde se heurte au fondamentalisme de Bush. »
Hina Jahangir, de la commission de défense des droits de l’homme.
« Si les violences contre les femmes se poursuivent au Pakistan, le regard de la société sur ces violences change peu à peu. Les voix des femmes sont plus fortes et leur combat plus crédible. On commence à faire comprendre que la négation des droits des femmes est inacceptable et à mettre en avant les responsabilités de l’État, qui ne les protège pas assez. Ce changement est récent mais il est le résultat d’une très longue lutte. Dans les forums comme celui-ci, il faut défendre l’idée que cette lutte pour les droits des femmes n’est pas isolée et qu’elle est intégrée aux autres combats sociaux et alternatifs. »
Abdul Razzak, secrétaire général du syndicat du port
de Karachi (KTUH).
« Depuis un an, un grand mouvement est organisé contre la privatisation du port de Karachi, qui est bénéficiaire. Pourquoi le vendre ? 500 salariés du port et 4 000 dockers sont concernés. La privatisation veut dire réduction des coûts, ils vont licencier et diminuer les protections sociales. Nous manifestons aujourd’hui au forum mais nous avons défilé de nombreuses fois à Karachi. La privatisation du port appartient à un vaste projet visant à démanteler le secteur public ou ce qu’il en reste - 130 entreprises publiques sont touchées. »
Propos recueillis par D. B.
Paroles de paix au Forum social de Karachi
28 mars 2006
Altermondialisme . Les séminaires sur le libéralisme, la dette, l’hégémonie américaine reflètent les préoccupations des démocrates de la planète.
Karachi (Pakistan),
envoyée spéciale
Le Forum social de Karachi qui se tient depuis vendredi soir dans la mégapole pakistanaise est d’ores et déjà, au regard de ses participants, « le forum de la dignité, de la libération de la parole, d’une expression publique réprimée depuis tant d’années ». Ateliers et séminaires ne désemplissent pas. Certains d’entre eux se terminent en véritable meeting politique. Les tentes sous lesquelles se tiennent les rencontres ne sont pas les seuls lieux de débats. Dans le complexe sportif, le moindre carré de pelouse est pris d’assaut par des groupes de discussion qui se constituent.
Dans les allées du forum, les cortèges se croisent, expression d’une mobilisation populaire, revendicative, pacifiste, ou culturelle. Des chanteurs, des écrivains, des sculpteurs et des gens du théâtre sont largement impliqués dans les activités du forum aux côtés de paysans, d’ouvriers, de pêcheurs, hommes, femmes et enfants. Les thèmes des séminaires sur la mondialisation, le libéralisme, la dette, l’hégémonie américaine, reflètent les inquiétudes partagées par l’ensemble des forces démocratiques de la planète. Ils prennent leur expression dans un contexte régional explosif.
Le soir venu, une marche à la bougie pour la paix se déroule sous des banderoles noires à lettres blanches : « il n’y a pas de guerre juste », et « nous sommes des faiseurs de paix, nous sommes des casseurs de guerre ». Elle vise l’agression américaine en Irak, en Afghanistan, en Palestine...
La rencontre dimanche matin entre toutes les composantes des mouvements cachemiris, indépendantistes, autonomistes ou liés aux gouvernements fut un réel événement politique qui marque ce forum. Les débats furent rudes, avec quelques tensions. Le Cachemiri indien, Umar Farooq, président de la Conférence de tous les partis Hurryat, a exprimé sa déception face à la lenteur du processus de dialogue. Il en impute les responsabilités à New Delhi dont il dénonce la répression et souhaite qu’on facilite des contacts directs plus grands entre les populations. Il critique aussi la passivité de l’ONU face au conflit. « Le Cachemire n’est pas seulement une question politique, c’est une grande tragédie humaine », a-t-il rappelé. Yasin Malik, autre leader indien du Jammu-Kachemir liberation front (JKLF) explique pourquoi il a renoncé à la lutte armée. « Il y a la nécessité d’intéresser l’ensemble des citoyens indiens et pakistanais à notre cause. Il faut désamorcer l’esprit nationaliste du conflit au niveau des deux États. Les Cachemiris revendiquent d’être intégrées dans un dialogue tripartite indo-pakistano-cachemiri. » Comme le rappelait Kamal Mitroy, professeur à l’université Nehru de Delhi, la démocratie passe par l’amélioration des relations entre les pays du Sud « pour casser l’arbitrage » américain.
À Gaddani, dangereuse poubelle du Nord...
30 mars 2006
Visite de chantier, à quelques encablures de Karachi, où des ouvriers dépenaillés désossent, à mains nues, sans aucune protection, des bateaux dans la puanteur des vapeurs empoisonnées. Reportage.
Gaddani,
envoyée spéciale.
Une odeur âcre prend à la gorge dès la descente du car. L’odeur du fer qu’on dessoude. Un voile de fumée flotte sur cette plage du bout du monde qui s’étire sur des kilomètres face à un paysage lunaire fait de rocs arides. Qui pourrait croire que l’on est à deux heures de route de Karachi, la mégapole pakistanaise de plus de 15 millions d’habitants ? Dès les dernières banlieues passées, le paysage de rocaille a repris ses droits. La route empruntée par des dizaines et des dizaines de camions file vers Quetta, capitale du Baloutchistan, et Kandahar en Afghanistan. Nous obliquons vers le littoral et Gaddani.
Dès l’entrée au Baloutchistan, une escorte de police s’impose aux visiteurs sous prétexte de rébellion baloutche. Mais le désert est vide de toute présence humaine jusqu’à cette plage où s’est implanté le chantier de destruction de bateaux. Gaddani ne ressemble en rien aux chantiers d’Alang en Inde où le Clemenceau devait être démantelé. Rien sinon la précarité et l’insécurité encore plus violentes dans lesquelles travaillent 120 ouvriers, immigrés d’autres provinces du Pakistan.
Le chantier semble être sauvage, quasi clandestin. Il a perdu de sa splendeur, explique M. Moiz, qui supervise pour le propriétaire le dernier plot de Gaddani. Il survit grâce à un paquebot norvégien venu finir sa vie ici il y a deux mois. Du navire de 7 000 tonnes, il ne reste environ qu’un petit quart. Le reste gît sur le sable, jonché de centaines de morceaux de ferraille sur lesquelles les ouvriers s’activent au chalumeau. Inutile d’évoquer la moindre protection. C’est à mains nues qu’ils désossent. Traînent ici et là des bandes d’amiante. Deux vieilles grues rouillées, des pelles, quatre treuils d’un autre âge servent à arracher une à une des parties du navire qu’on tire par des câbles ou d’énormes chaînes. On travaille sans casque, sans lunettes de protection, sans combinaison.
Les ouvriers sont habillés à la pakistanaise, larges pantalons et tuniques. Seul « luxe » qui dépare, ils portent des bottes. Sur ce qui reste du paquebot, ils sont quelques dizaines à travailler. Aucun n’est muni de ceinture en cas de chute. Sous nos yeux, une charge mal arrimée à la grue se détache. Sans rire, le contremaître assure qu’il n’y a jamais d’accidents. « Une fois le bateau échoué, on retire d’abord le bois, puis les isolations, puis on commence à découper la coque au chalumeau. C’est là que résident les risques : s’il reste de l’huile ou de l’essence, on risque l’explosion. »
Du côté des ouvriers, on reconnaît plus facilement que des accidents plus ou moins graves se produisent tous les jours. Il n’y a pourtant aucun poste médical à proximité. À quel- ques dizaines de mètres du chantier, des masures faites de bric et de broc servent d’habitation. Le prix du logement est retenu sur les salaires : 50 roupies par mois sur un salaire de base de 200 roupies par jour et 250 pour ceux qui découpent au chalumeau, compte tenu des risques. Soit entre 3 et 4 euros. Un travail bien payé à l’échelle du Pakistan que
recherchent les plus démunis du pays. Pourtant, le chantier de Gaddani, comme les bateaux qui y échouent, est en fin de carrière. Ouvert dans les années soixante-dix, il a exercé ses activités sur plus d’une centaine de plots. Au fil des ans, la concurrence d’autres sites, comme au Bangladesh ou en Chine, en a eu raison. Les plots ont fermé, seul reste ouvert le n ° 60 qui compte encore un mois de travail sur le paquebot norvégien. Après lui, aucun nouvel arrivage n’est prévu. Le monde occidental aura trouvé une autre poubelle pour se débarrasser à bon prix de ses vieux rafiots, sans aucun état d’âme pour ceux qui les désossent au prix de leur santé et de leur vie. « Le navire était magnifique quand il est arrivé, dit Moiz avec nostalgie. Mais qu’en faire ? »
Karachi à la recherche de son après...
Altermondialisme. Le Forum social mondial qui s’est tenu dans le grand port pakistanais s’est achevé hier. Il a marqué par son dynamisme et le souci de poursuivre le travail engagé.
Karachi (Pakistan), envoyée spéciale.
Dans les bourgs et les villages du Pakistan on ne les voit pas. Au Forum social de Karachi elles étaient sur tous les fronts. De la lutte contre la société patriarcale, qui fait d’elles les cibles choisies du code de l’honneur qu’imposent les hommes de leurs clans, aux revendications d’égalité de ces ouvrières : « À travail égal, salaire égal », en passant par la défense de l’accès à l’eau potable, à l’éducation, à l’information sur le sida et aux médicaments qu’il nécessite, les femmes pakistanaises ont trouvé leur place dans le mouvement antimondialisation. Par des prises de parole multiples, par des manifestations féminines ou mixtes, les voix des femmes ont été à la hauteur de ce troisième volet du Forum social mondial polycentré qui s’est achevé hier matin après cinq jours de débats qui ont suscité l’enthousiasme et la curiosité au-delà des pelouses du complexe sportif. On a ainsi vu des groupes de lycéens en uniforme emmenés par leur professeur « venir profiter de l’expérience ».
Quels seront les lendemains d’une telle rencontre ? « La question de la revitalisation de la démocratie a été de tous les débats », notait le journal Dawn hier matin. Faisant profiter de son expérience, Manas Jena, un dalit indien, affirme que « le FSM de Mumbaï a fait connaître au monde le combat des dalits et qu’il a donné un essor au mouvement ». Venu des Philippines, Bong Masagca espère qu’un jour un FSM se tiendra chez lui, « pour que toutes les forces philippines puissent se retrouver et se parler ». Un jeune chercheur de l’université de Karachi estime lui aussi qu’« il s’agit d’un bon début, mais ce n’est qu’un début », tempère-t-il.
« Qui aurait pu croire à une telle dynamique de la société pakistanaise ? » lance un délégué indien aux côtés d’un ami pakistanais. « Dommage que si peu de délégations des autres continents soient là pour le constater », résume en substance l’ensemble de la délégation française, la plus importante hors Asie, et qui rassemble sous la bannière du CRID (Centre de recherche et d’information sur le développement) plusieurs ONG françaises dont Frères des hommes et le CCFD (Comité catholique contre la faim et le développement). Jean-Michel Joubier, qui était présent pour la CGT, constate que « le forum essentiellement pakistanais a justement permis de multiplier les contacts entre organisations. Il était étonnant de voir cohabiter dans des réunions communes des syndicats affiliés à la CISL, à la CNT et à la FSM. Le syndicalisme pakistanais est divisé, émietté après avoir mené de fortes luttes dans les années soixante, il est aujourd’hui très affaibli sauf dans le secteur public. Mais, en même temps, des intervenants ont parlé sur la syndicalisation dans le secteur informel. Le forum a redonné un souffle. Les gens avaient soif de parler, ils voulaient poser des questions et débattre comme je l’ai vu à la fin d’un séminaire où l’assistance a réclamé le micro ».
Jean-Pierre Dardaud et Yves Altazin, respectivement président et directeur de Frères des hommes, font valoir que la tenue de ce forum tient de l’exploit dans ce pays qui cumule « un pouvoir répressif, des forces sectaires menaçantes et après un tremblement de terre dévastateur », mais ils regrettent que la présence étrangère ait été limitée. « Pourtant, le FSM de Karachi méritait un effort de solidarité plus fort de la part du monde entier, compte tenu de la situation dans laquelle se trouve la société civile », estiment-ils, et « au-delà de la problématique propre à ce pays, à tous égards l’Asie a vocation d’attirer notre attention par ce qu’elle représente comme enjeux en matière de pauvreté, de démocratie et de paix. N’oublions pas que nous sommes dans une zone de conflits majeurs. Nous pensons que la réponse de l’ensemble des acteurs du FSM n’a pas été à la hauteur des enjeux et de l’expression de solidarité que les organisateurs du forum attendaient. Collectivement il faudra s’interroger sur cette désaffection ». « Mais sans aucun doute », note Jean-Pierre Dardaud, « un espace de débat s’est ouvert pour permettre de diversifier les modes d’expression politique et de cultiver l’art difficile et nécessaire des confrontations d’idées et d’expériences » . Pour Yves Altazin, « cela va donner un élan très fort à tous les acteurs du FMS de Karachi dont l’après sera aussi important que le pendant ».