Huit mois sont passés depuis les dernières élections législatives en Irak, et toujours pas de gouvernement. Le vide politique cède la place à un vide sécuritaire dangereux. Des chrétiens à Kirkouk, Mossoul, et Bagdad, des sunnites d’Al-Anbar, des chiites dans plusieurs quartiers de Bagdad, des Yazidis, des mandéens et des shabaks, les Irakiens dans leur diversité sont devenus, et cela depuis des années, la cible de groupes armés islamistes locaux ou importés, de milices et de toute une gamme, destructrice, d’ingérence des pays de la région.
Force est de constater que le dernier attentat meurtrier, revendiqué par Al-Qaida, contre l’Eglise syriaque et chaldéenne de Bagdad a provoqué légitimement un élan d’émotion à travers le monde, qui était plus fort encore en Irak.
Rappelons que cette tragédie qui a frappé les chrétiens frappe aussi l’ensemble des minorités ethno-religieuses de l’Irak. La question des minorités n’a jamais été simple, que ce soit en Orient ou en Occident, en terre d’islam ou du christianisme, et moins encore en terre bouddhiste ou confucianiste. Les spécialistes savent que la plupart des Etats moyen-orientaux différencient leurs groupes ethniques par la religion et par la confession, ce qui les conduit logiquement à identifier toujours une population majoritaire (musulmane sunnite ou chiite, chrétienne, juive) et des minorités religieuses.
Ils montrent ainsi que, au Proche-Orient, la finalité d’une telle procédure - classer les groupes par ordre d’importance ethnique - peut conduire à évacuer les petits groupes minoritaires (Alaouites, Ismaélites, Arméniens, juifs, coptes, chiites, Chaldéens, Assyriens, shabaks, Kakaii...). Même dans la situation où les Etats bénéficient d’une stabilité relative, classer, ranger revient quelquefois dans les faits à déclasser. Dès lors, trois pratiques se sont imposées depuis des siècles :
– Accepter un statut inférieur soumis à l’intérieur de l’Etat, comme ce fut le cas au sein des anciens empires (themi - statut accordé aux gens du Livre sous les régimes politico-religieux islamiques).
– Œuvrer dans la société concernée pour établir un statut légal, et même un statut qui prend l’apparence citoyenne obéissant à des droits et devoirs communs. Cette structure juridique moderne, donnant la primauté à la citoyenneté identitaire par rapport aux autres attributs, ne tient pas compte de la réalité, pour laquelle les choses sont un peu plus nuancées, non seulement pour les chrétiens, mais aussi pour tous les groupes qui sont marginalisés par les pouvoirs.
– Devant l’impossibilité d’une coexistence harmonieuse avec le groupe ethno-religieux dominant, la plupart des membres des groupes marginalisés tentent l’exode. Et, dans ce mot, l’on comprend plusieurs formes d’exode : économique, politique, mais aussi un exode « encouragé-contraint » dû à un rejet global, qui apparaît dans certains contextes de crise, de leurs modes de vie, d’existence et d’histoire.
Raccourci
L’identité communautaire, parfois aidée par des soutiens extérieurs, s’est transformée en posture politico-culturelle, et plus seulement aux yeux des acteurs, mais aussi au regard des autorités politico-religieuses locales. Ce procès alimente la construction à la hâte d’une mémoire collective chez les populations majoritaires, cimentée par un imaginaire qui voudrait par exemple que des chrétiens vivant sur un territoire depuis des milliers d’années soient associés à une excroissance occidentale en Orient, et non pas parmi les véritables nations de l’Orient. Hélas, l’attitude de certains gouvernements occidentaux prête main forte à ce type de raccourci.
La décision prise le 2 novembre d’accueillir sur le sol français 150 chrétiens d’Irak victimes de l’attentat de Bagdad du 1er novembre, et rendue publique par le ministre de l’immigration, Eric Besson, est à cet égard emblématique. Sous les traits d’une démarche humanitaire, c’est choisir ses victimes qui choque. Car, en vérité, au moment où M. Besson (et sur ce point, le ministre des affaires étrangères ou de la santé n’auraient-ils pas été plus appropriés ?) tenait une conférence de presse pour exprimer l’émoi du gouvernement français quant à la situation des chrétiens d’Irak, une vingtaine de voitures piégées ont explosé dans divers quartiers de Bagdad, faisant des centaines de victimes. Et, depuis, cela n’a pas provoqué la même compassion. Que l’on soit bien entendu : il faut aider les victimes d’attentats en Irak comme ailleurs, mais qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes, kurdes ou arabes, mandéennes, Yazidis ou shabaks. Il peut paraître incompréhensible pour les Irakiens que, à l’heure des deuils et des enterrements, la France trie dans les victimes.
Avant toutes ces déclarations intempestives, Al-Qaida et les groupes islamistes radicaux s’en prenaient aux chrétiens comme à d’autres groupes minoritaires, parce qu’ils étaient l’« autre », à islamiser par la force ou à éradiquer. Désormais, il est à craindre que la minorité chrétienne soit une cible non seulement du fait de sa différence religieuse, mais aussi de son « assimilation » à l’Occident.
Hosham Dawod, anthropologue au CNRS