Un spectre hante l’Afghanistan : la partition. A mesure que la guerre s’enlise, l’idée de diviser le pays selon des lignes de clivage ethnique progresse. Aux yeux de ses promoteurs, elle seule permettrait d’éviter la reconquête intégrale de l’Afghanistan par les talibans. Le projet est à ce stade purement théorique, mais il faut prendre au sérieux sa lente maturation, sur le terrain afghan comme chez certains analystes occidentaux. Car il peut s’imposer comme l’ultime recours, si la situation politico-militaire devait évoluer dans un sens contraire aux intérêts occidentaux ou aux minorités ethniques afghanes. Or une telle formule est le type même de la fausse bonne idée. Elle serait même la recette d’un nouveau chaos.
L’Afghanistan est une nation multiethnique composée de quatre grands groupes : les Pachtouns (environ 45 % de la population), les Tadjiks (23 %), les Hazaras chiites (10 %) et les Ouzbeks (8,5 %). En gros, les Pachtouns sont concentrés dans le sud du pays et les non-Pachtouns dans le nord. L’insurrection recrutant principalement chez les Pachtouns, on devine aisément la conclusion qu’en tirent les tenants de la partition. Devant l’impasse actuelle, ces derniers recommandent d’abandonner le Sud pachtoun aux talibans pour mieux sanctuariser l’OTAN dans le Nord à majorité non-pachtoune, où l’insurrection est plus limitée.
Ce scénario de la fracture géographique est le plus radical des « plans B » qui fleurissent à la veille de la grande révision stratégique annoncée par l’administration Obama à la fin de l’année. Divergents dans leurs conclusions, tous ces « plans B » partagent le même présupposé : il faut renoncer à la chimérique vision du State building (construction de l’Etat) et à la trop ambitieuse doctrine de la contre-insurrection (gagner le « cœur » des communautés locales) pour se recentrer sur l’intérêt sécuritaire « vital » de l’Occident en Afghanistan, à savoir prévenir le retour des camps d’Al-Qaida. Or cet objectif premier - et accessoirement le but originel de l’intervention militaire en Afghanistan déclenchée par les attentats du 11-Septembre - passe, pensent ces auteurs, par un affaiblissement ou un contournement de l’Etat central afghan et non par son renforcement. C’est un brutal renversement de perspective au regard de toute l’entreprise politique conduite en Afghanistan par la communauté internationale depuis 2001.
Quatre textes importants, publiés récemment, illustrent cette nouvelle pensée sur le devenir afghan. Dans la hiérarchie de l’audace, le premier - A New Way Forward, rapport signé de l’Afghanistan Study Group, un panel d’experts américains - récuse l’option de la construction de l’Etat et la « création d’un Etat afghan unifié » pour préconiser un « pouvoir décentralisé ». Le deuxième, un article (« Defining Success in Afghanistan ») de la revue Foreign Affairs (juillet-août) signé de Stephen Biddle, Fotini Christia et J. Alexander Thier, propose de renforcer l’« autonomie locale », évoquant même l’idée d’une « souveraineté mixte » entre l’Etat central et les pouvoirs régionaux.
Le troisième texte, une tribune (10 septembre) dans l’International Herald Tribune de John Chipman, directeur de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) de Londres, appelle de ses voeux un « Etat plus fédéral » avec un « redéploiement » dans le Nord des troupes étrangères dont la mission (de type « force deréaction rapide ») se limiterait à « dissuader » les talibans du Sud d’élargir leur zone d’influence. Enfin, le dernier texte, paru sur le site américain Politico sous la signature de Robert Blackwill, ex-conseiller adjoint pour la sécurité nationale de George W. Bush, radicalise la réflexion en proposant sans fard une « partition de facto » entre un Sud taliban et un Nord antitaliban. Comme John Chipman, Robert Blackwill suggère que la prévention du risque Al-Qaida dans le Sud s’organise à partir de cette place forte pro-occidentale du Nord. « Le ciel de l’Afghanistan pachtoun doit être noir de drones et d’avions de la coalition », écrit-il.
Cette littérature relèverait de la fantaisie académique si elle ne rencontrait un écho en Afghanistan, au sein des communautés non-pachtounes. Ces dernières s’inquiètent de plus en plus de la perspective d’un retour au pouvoir des talibans qui réinstallerait l’hégémonie historique des Pachtouns sur l’Afghanistan. La montée des tensions ethniques dans le Nord entre, d’un côté, les Tadjiks, Hazaras et Ouzbeks et, de l’autre, les poches minoritaires pachtounes - porte d’entrée des incursions talibanes - conforte les chantres séparatistes d’une sorte de Ligue du Nord à l’afghane.
Il faut être conscient du risque. Une partition ouvrirait une boîte de Pandore, rallumant une guerre interethnique dont l’Afghanistan a déjà souffert, dans les années 1990, après le départ des Soviétiques. L’imbrication et l’emboîtement des communautés sont tels qu’une reconfiguration des territoires se traduirait inévitablement par un « nettoyage ethnique ». Plutôt que d’être « dissuadés », les talibans auraient toutes les chances de profiter de ce nouveau chaos en se posant en hérauts authentiques du nationalisme afghan. Périlleux retour de flamme.
Frédéric Bobin (Correspondant régional en Inde)