L’image dans le monde du président Lula, tourné vers la justice sociale et la prise en compte des plus vulnérables, associée aux perspectives d’une probable victoire de sa candidate, Dilma Roussef, à l’élection présidentielle, masque les opinions d’une grande partie des organisations non gouvernementales et des mouvements sociaux brésiliens. L’arrivée au pouvoir de la gauche, il y a huit ans, au gouvernement fédéral et progressivement dans de nombreux Etats, avait libéré d’immenses expectatives, mais est loin d’avoir produit les effets escomptés.
Même si ces gouvernements sont reconnus pour avoir réussi à améliorer les conditions de vie de la population, et notamment des plus pauvres, justifiant du même coup le satisfecit de 80 % des Brésiliens à l’adresse du président Lula en fin de mandat, des doutes et des mécontentements persistent et posent la question de l’efficacité des politiques sociales et de développement mises en place. Doutes qui se sont exprimés dans les 20 millions de votes en faveur de la candidate du Parti vert, Marina Silva, contribuant à la réalisation d’un second tour de l’élection...
Des avancées, incontestables, ont été obtenues en matière de réduction de la pauvreté, passée de 42,7 % de la population en 2003 à 28,8 % en 2008, grâce, en particulier, à l’augmentation en valeur réelle du salaire minimum (de 45 % entre 2003 et 2009) et à la mise en place de programmes de transfert de revenus, comme la Bolsa Familia qui, avec un budget de 12 milliards de réis, touche 12 millions de foyers des classes les plus pauvres.
Mais les inégalités n’ont pas été réduites pour autant. A en juger par le paiement de la dette publique et de ses intérêts (36 % du budget annuel de l’Etat en 2009, soit 200 000 milliards de réis) et par le profit réalisé par les banques (en moyenne 15 % de leur chiffre d’affaires annuel) et les grandes entreprises, l’ère Lula a été bien plus bénéfique pour les plus riches : grands propriétaires terriens, banquiers, rentiers, industriels de la construction civile et de l’agroalimentaire...
Quant aux causes structurelles de violation des droits humains et des inégalités au Brésil, elles n’ont pas ou peu été affectées : en témoignent la morosité des processus de réforme agraire et de démarquage des terres des peuples indigènes, la banalisation de la mort et de la violence policière à l’égard des jeunes Noirs des banlieues des grandes villes, la permanence de l’impunité des crimes contre les travailleurs ruraux et contre l’environnement, ou encore le voile jeté sur les auteurs des pratiques de torture et d’assassinat durant la dictature militaire (1964-1985)...
La gauche brésilienne au pouvoir a adopté une politique économique et financière néolibérale, mais se distingue par son interventionnisme pour promouvoir la croissance économique (avec, en particulier, le programme d’accélération de la croissance, et ses grands investissements en infrastructure, une sorte de « new deal » face à la crise) et par une prise en compte des couches défavorisées de la population.
Elle n’échappe pas à l’ambiguïté d’un modèle de développement qui administre des intérêts antagonistes et privilégie, par exemple, l’agriculture intensive et d’exportation, l’expansion des monocultures (eucalyptus, canne à sucre, soja...), la libéralisation des transgéniques, tout en favorisant des programmes destinés à l’agriculture familiale et à l’économie solidaire...
De même, la politique menée pendant huit ans garantit la participation populaire dans l’élaboration et le suivi de politiques publiques, mais place les mouvements sociaux et les ONG à l’écart des grands projets, pourtant largement contestés : le détournement des eaux (dite transposition) du fleuve Sao Francisco dans le Nordeste, la construction d’industries hydroélectriques en Amazonie, notamment sur le fleuve Xingu, où les populations indigènes de la région sont sur le pied de guerre...
L’accueil de la Coupe du monde de football en 2014 est elle-même source de conflits : dans la définition des projets d’infrastructure prévus dans douze capitales d’Etat, la préférence est donnée aux exigences de la FIFA et aux intérêts économiques et financiers plutôt qu’à ceux de la population locale et au détriment du dialogue avec ses organisations représentatives.
En ce sens, le bilan est mitigé sur le plan de la démocratisation des relations entre l’Etat et la société civile organisée. La nouvelle « architecture de la participation » a introduit des mécanismes et des instruments novateurs au sein des institutions politiques, références mondiales en matière de démocratie participative : conseils thématiques de politiques, conférences périodiques, plans pluriannuels, budgets participatifs... Des millions de personnes y sont engagées.
Mais la frontière est souvent ténue entre une participation réellement critique et autonome, et la légitimation des politiques gouvernementales. Et lorsque des conquêtes importantes sont obtenues ou semblent proches de l’être dans le cadre d’une large participation démocratique, ressurgissent des forces conservatrices toujours très influentes dans l’appareil d’Etat : religion chrétienne, grands médias, élites politiques traditionnelles, pouvoir économique...
Sont ainsi menacés les quotas pour les Noirs et les indigènes dans les universités publiques, l’union des couples homosexuels, le droit à l’interruption volontaire de grossesse, le maintien de la majorité pénale à 18 ans, le démarquage de terres de descendants de quilombos (esclaves noirs en fuite), la permanence de zones de préservation de l’environnement...
Si le contre-pouvoir politique mis en place par les mouvements sociaux et les ONG au Brésil reste essentiel pour la promotion des droits humains et l’approfondissement de la démocratie, les conditions pour exercer ce rôle sont incertaines. 2010 est la fin d’une longue période qui marque le retrait d’agences internationales de développement.
Dépendant financièrement il y a dix ans principalement d’organisations européennes de coopération, les ONG et les mouvements sociaux brésiliens ayant oeuvré dans la redémocratisation du pays se tournent vers des fonds publics et privés locaux, dont l’accès a été étendu mais qui ne suffisent pas à compenser la diminution de l’aide internationale. Une étude de l’Abong (Association brésilienne d’ONG) révèle ainsi que 92 % de ses associées ont vu leur budget diminuer de plus de 30 % entre 2004 e 2008, et 42 % d’entre elles de plus de 50 %.
En l’absence d’une législation qui amplifie la notion d’intérêt général et régularise l’accès aux fonds publics sur la base de critères transparents et démocratiques, comme le revendique une plate-forme des organisations et mouvements de la société civile, ces derniers en sont réduits à s’insérer dans l’exécution de politiques gouvernementales, dans des conditions extrêmement restrictives...
Les défis des ONG et des mouvements sociaux brésiliens sont à la hauteur des dilemmes et de l’ambiguïté du projet mené par le gouvernement Lula. Grands, troublants, ils ne font que renforcer la même question : si un autre Brésil est possible, a-t-il déjà commencé ?
Damien Hazard, coordinateur de l’ONG brésilienne Vida Brasil, codirecteur exécutif de l’Association brésilienne des ONG (Abong)