L’antiféminisme n’est plus tout à fait à la mode. Du moins dans la gauche radicale. Aujourd’hui, nous sommes tous et toutes féministes ; les trotskystes, les marxistes-léninistes, les autonomes, les indépendants, tout le monde est féministe. Et pas seulement la gauche radicale. Izquierda Unida (Gauche Unie) est féministe, la social-démocratie est féministe. Zapatero et le PP lui-même sont féministes...
S’il est indispensable de reconnaître que toutes les batailles, historiques et actuelles, menées par le mouvement féministe ont aboutit à des conquêtes pour les droits des femmes et à la croissante légitimité du terme, ce « féminisme généralisé » dans la gauche politique et sociale ne doit pas pour autant nous rassurer outre mesure.
Permettez moi de partager avec vous une anecdote pas si anecdotique que cela. Il y a un plus d’un an, j’ai assisté à Barcelone à un débat politique organisé par un média alternatif bien connu dans la gauche radicale. Ce débat avait pour but d’aborder le bilan des récentes élections européennes et d’approfondir les possibilités d’action unitaire et de collaboration entre différentes forces anticapitalistes. Les interventions des orateurs et de l’oratrice se sont centrées sur la crise du système capitaliste, la question nationale et le travail avec les mouvements sociaux, parmi de nombreux autres thèmes évoqués.
Après les exposés, un débat s’est ouvert avec la salle, au cours duquel une femme a demandé aux intervenants-e-s de présenter les analyses et les propositions de leurs organisations respectives par rapport à la lutte contre l’oppression des femmes. La dénonciation des contradictions du système capitaliste lui avait paru bien claire, mais elle avait des doutes quant à l’articulation de cette dénonciation avec la bataille contre le système patriarcal.
Les réponses de deux des intervenants ont été les suivantes. Le premier a affirmé que le féminisme était pleinement intégré dans le programme de son organisation et, sans transition, il a invité la participante à visiter la page web de la dite organisation afin de s’en convaincre. Lorsqu’on lui a demandé de faire tout de même un bref résumé de ces propositions, il a répondu de manière nerveuse et balbutiante et n’a pas été capable d’articuler autre chose à part un confus « nous soutenons le droit à accoucher »...
L’autre intervenant a voulu faire preuve d’honnêteté en avouant que, étant un homme, il ne savait pas grand chose sur la question, mais qu’il y avait une camarade avec lui dans la salle qui pouvait donner plus de détails. Bien qu’il serait sans doute mieux, ajouta-t-il, qu’elle le fasse après le débat, afin de ne pas ennuyer l’assistance...
Je pense qu’Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste, NDT) est l’une des organisations de la gauche radicale dans l’Etat espagnol qui s’engage le plus en ce moment afin d’intégrer la lutte féministe comme un fil rouge de son intervention (et c’est certainement la raison principale pour laquelle c’est l’organisation au sein de laquelle je milite), mais je ne crois pas que nous puissions nous permettre le luxe de nous endormir sur nos lauriers.
La vérité, c’est que la croissante légitimité de la lutte et du discours féministe, tout comme, autant le dire, la croissante prévalence du « politiquement correct » ont fait qu’il reste bien peu de personnes dans la gauche anticapitaliste qui osent déclarer en public que ce truc du féminisme, c’est n’importe quoi, ou bien qui avancent le cliché usé jusqu’à la corde que le féminisme divise la classe ouvrière. Les blagues sexistes existent toujours, bien que moins nombreuses qu’auparavant, mais on les dit en privé. En outre, c’est l’indifférence polie qui domine souvent par rapport aux questions féministes. Les organisations ne sont pas complètement féminisées, ni « féministisées », et notre discours et notre pratique – tant politique que quotidienne – non plus.
Avons-nous progressé ? Oui, bien entendu. Mais avons-nous atteint notre objectif ? Non, pas le moins du monde. Avant tout, quel est notre objectif ?
J’ai de bonnes nouvelles. Notre objectif est triple et, de plus, il est absolument non négociable : à savoir que l’analyse, le discours et la pratique de notre organisation soient le résultat d’un mélange du rouge, du vert et du violet (symbole du féminisme, NDT). Et lorsque nous parlons de mélange, nous ne faisons pas référence à un simple maquillage esthétique et superficiel. Nous parlons à la fois d’une articulation et d’une fusion des couleurs dans lesquelles le rouge, le vert et le violet cessent d’exister de manière séparées afin de donner vie à une nouvelle couleur, parce que les unes sont impossibles sans les autres, parce qu’elles font partie d’une nouvelle conception de la réalité, de la résistance et de la lutte. Nous parlons d’une étoile internationaliste (le logo d’Izquierda Anticapitalista est une étoile aux branches croisées rouges, vertes et violettes, NDT) et de combat, où les trois couleurs se fondent de manière dialectique, avec des hauts et des bas, avec des contradictions. Mais aussi avec fermeté. Et sans retour en arrière.
Cet objectif, c’est clair, n’est pas du tout facile. Mais que cela ne nous serve pas d’excuse ni de prétexte pour nous décourager.
1. Analyse
Dans la période actuelle du capitalisme global, il devient plus évident que jamais que, comme l’affirme Lidia Cirillo, les relations de pouvoir se soutiennent réciproquement et qu’il est impossible d’en contester une sans les contester toutes.
Il est impossible de comprendre les pirouettes internationales du capital sans prendre en compte la manière dont ce dernier mobilise et utilise l’oppression, non seulement des femmes, mais aussi raciste et nationale, entre autres, afin de maximiser les profits, de se reproduire et de s’auto-ériger comme la seule réalité imaginable.
Il n’est pas possible, par exemple, de comprendre le fonctionnement des villes globales étudiées par la sociologue Saskia Sassen, sans prendre en compte la spécialisation de nombreux pays de la périphérie dans la formation et l’exportation de travailleuses domestiques et de soins qui assument toute une partie du travail reproductif dans les pays du centre, dans des situations extrêmes de précarité d’emploi, sociale et légale. Quel rôle jouent les nombreuses lois sur l’immigration dans tout cela ? Comment comprendre l’interrelation entre leurs dimensions xénophobes, sexistes et de classe ? Que rôle joue ce transfert international de main-d’œuvre reproductive dans un contexte de restructuration économique et de déclin de l’Etat-Providence ?
Il n’est pas non plus possible de comprendre l’établissement massif, au cours de ces dernières décennies, d’entreprises de « maquilas » au Mexique et en Amérique centrale et de zones de production pour l’exportation dans le Sud-Est Asiatique - qui sont des éléments-clés du processus de délocalisation industrielle - sans analyser la féminisation internationale de la force de travail qui s’est accomplie au cours de la même période.
Ce processus a entraîné la dévalorisation de certains secteurs, la généralisation d’une main-d’œuvre bon marché en leur sein et a mis en lumière, à travers des phénomènes tels que le féminicide à Ciudad Juarez, les énormes résistances à l’égard de « l’émancipation » des femmes.
En parlant de résistances, prenons un exemple proche : quel rôle joue la violence de genre croissante dans des pays comme l’Etat espagnol, dans le cadre d’une intégration des femmes dans le marché du travail et de la remise en question des rôles traditionnels que cela implique ? S’agit-il de processus qui n’ont aucun liens entre eux ? Ignorer la relation entre tous ces éléments revient non seulement à nier la réalité vécue par les femmes, mais aussi, comme l’explique la camarade Cinzia Aruzza, à renier que « le marxisme est un projet politique de transformation radicale de la société ».
2. Discours
Comment se construit un projet politique de transformation radicale de la société ? Bien que les revendications féministes tournent autour de la discrimination des femmes sur le marché du travail et dans la société en général, notre propos va bien au-delà de simples demandes d’aménagements. Nous sommes exigeantes et plus ambitieuses. Rappelons-le, le rouge et le vert ne peuvent exister sans le violet.
Nous aurons beau lutter de toutes nos forces pour l’égalité en faveur des femmes sur le marché du travail, nous n’y parviendrons jamais tant qu’on en aura pas fini une bonne fois pour toutes avec notre spécialisation dans le travail domestique et des soins aux personnes, qu’il soit rémunéré ou non.
Nous aurons beau crier des slogans contre la violence de genre – qu’elle soit homophobe ou machiste – mais on ne cessera pas de compter les victimes tant que l’autonomie économique et personnelle de toutes les personnes ne sont pas garanties et tant que nous n’avons pas imaginé, pratiqué et enseigné de nouvelles manières d’être des hommes, des femmes, des personnes, d’être ce que nous avons choisi d’être.
Nous aurons beau dénoncer le fait que nous, les femmes, sommes des travailleuses et des citoyennes de seconde zone, nous ne parviendrons pas à articuler une lutte efficace contre le patriarcat tant que nous ne reconnaissons et ne surmontons pas les différences nationales, ethniques, de classe et d’orientation sexuelle qui, entre autres, nous divisent les unes contre les autres. Quelle crédibilité pouvons nous avoir en tant que féministes anticapitalistes si nous laissons au bord de la route les camarades femmes d’origine immigrée ? Quel sens cela a-t-il si nous contribuons à l’invisibilité des femmes lesbiennes, des femmes transexuelles ? Quelle sorte d’hypocrisie et d’arrogance nous permet de voir les prostituées comme les autres ? Notre émancipation ne peut se construire sur le dos d’aucune autre femme, de la même manière que l’émancipation de la classe ouvrière ne peut se construire sur notre dos.
Nous aurons beau nous plaindre que nous, les femmes, sommes considérées comme des personnes qui prodiguent soins et attention aux autres « par nature », nous ne parviendrons jamais à altérer ce modèle tant que nous ne parvenons pas à une réduction du temps de travail sans perte de revenu pour tous et toutes et à obtenir des services publics répondant aux besoins sociaux. Tout cela afin de permettre, tant aux hommes qu’aux femmes, d’avoir du temps libre, l’envie et les ressources nécessaires pour être des personnes qui prodiguent de l’attention aux autres, sans cesser pour autant d’être des travailleurs-euses et des citoyens-nnes de plein droit.
Il y a plusieurs décennies, quand on interdisait aux femmes l’entrée sur le marché du travail et dans l’espace public en général, les mots d’ordre féministes tournaient autour du droit de choisir, du droit de décider d’être une travailleuse, du droit à disposer de son propre corps, à être des dirigeantes politiques, à être bien plus et autre chose que des personnes qui prodiguent des soins et de l’attention. L’évolution du capitalisme néolibéral, au cours de ces dernières années, a démontré que l’intégration des femmes dans le marché du travail et dans la sphère publique, loin d’éliminer l’oppression patriarcale, l’a, de manière perverse, accentuée et rendue moins visible. Nous avons gagné le droit de choisir, c’est vrai, mais nous nous rendons compte que notre « libération » s’est déroulée dans le cadre de la même famille patriarcale, de la même hétéro-normalité asphyxiante, du même marché du travail capitaliste qui nous écrase avec sa précarisation généralisée, du même Etat qui détruit les services publics, qui suit docilement les recommandations du Fonds Monétaire International et qui se cache dans la soutane de l’Eglise Catholique.
C’est pour tout cela qu’aujourd’hui nous, hommes et femmes, devons exiger notre droit à ne pas devoir choisir ! Ne pas devoir choisir entre le public ou le privé, le « productif » ou le « reproductif », être mère ou travailleuse, être gay ou père, être gay ou homme, l’autonomie ou la maternité, être professionnel-le ou attentionné-e ; être lesbienne ou chef de famille, l’émancipation ou la libération. Nous voulons tout. Nous le voulons vite. Et nous le voulons pour tout le monde.
3. Pratique
Le troisième élément de notre objectif de fusion entre nos couleurs est la pratique. Ce n’est pas le moins important et je n’ai aucun doute quant au fait qu’il est le plus difficile. Et cela pour deux raisons. La première, du fait des limitations objectives et structurelles auxquelles nous, les femmes, nous nous affrontons au moment de mener à bien notre militantisme. Et la seconde, du fait des préjugés patriarcaux que nous continuons, tous et toutes, à porter en nous, et qui marquent et freinent la participation politique des femmes.
Il est indispensable de déchiffrer et de s’affronter à toutes ces difficultés parce que, si nous ne sommes pas capables d’intégrer dans nos vies quotidiennes, dans notre manière de générer la camaraderie, dans notre manière de construire un projet de transformation, les changements pour lesquels nous luttons sur le papier et dans la rue, alors, sincèrement, nous devrions peut être penser à nous consacrer à autre chose.
Cela peut sembler difficile à comprendre, mais la difficulté de concilier le militantisme politique avec la vie personnelle et familiale présente quelques parallélismes avec la difficulté de les concilier avec la vie professionnelle. Ce que l’on appelle communément la « double journée » de travail pour les femmes devient, dans l’espace militant politique, et particulièrement quand il est d’une nature non rémunéré comme dans nos organisations, la « triple journée », et plus encore.
Nous, militants et les militantes de la gauche radicale, nous devons constamment faire des acrobaties afin de rendre compatibles notre engagement politique et notre travail rémunéré, nos tâches domestiques et l’attention à notre propre personne, sans oublier le temps nécessaire aux loisirs et au repos, avec nos désirs éventuels de fonder une famille et de passer du temps avec elle.
Si toutes ces tensions nous affectent tous et toutes, nous qui faisons partie de la gauche radicale, nous ne vivons pas en vase clos, nous sommes affectés par les mêmes contradictions et inégalités que le reste de la société. Ainsi, ce sont souvent les femmes qui finissent par reléguer leur participation politique à l’arrière plan, face à l’urgence des autres responsabilités et tâches qui nous sont attribuées de manière automatique en tant que femmes.
Regardez autour de vous, dans vos sections locales et régionales, et dites moi combien de camarades femmes vous connaissez qui ont entre 30 et 50 ans ? Ou simplement le nombre de camarades femmes ayant des enfants ou des petits enfants, ou avec des parents âgés ou malades ? Elles ne sont pas nombreuses et, pour que nous ne soyons pas sans cesse moins nombreuses, il faut lutter de manière ferme, non seulement dans nos discours, mais aussi en balayant devant notre propre porte, et à l’intérieur aussi, pour le droit à ne pas devoir choisir.
Ceci étant dit, comment concevons-nous un modèle de militantisme politique qui ne reproduit ni ne perpétue les inégalités de genre structurelles qui dominent dans la société ? Un militantisme « soutenable », qui non seulement garantit la pleine participation de ceux, et surtout de toutes celles, qui assument des responsabilités multiples, mais qui en outre créé des espaces capables de combiner la politique avec la maternité ou la paternité, avec le loisir, avec la formation continue, avec le repos, avec la vie !
Izquierda Anticapitalista est une jeune organisation qui, bien qu’étant l’héritière d’un passé, de savoirs et de traditions, opte pour une nouvelle manière de faire de la politique. Nous sommes en train de réaliser un travail important afin de féminiser l’organisation et ses organes de direction. Nous optons pour la formation théorique, l’élaboration programmatique et de discours féministes. Nous participons de manière active dans le mouvement féministe dans de nombreuses villes de l’Etat espagnol et nous œuvrons chaque jour afin d’importer le féminisme dans le reste des mouvements sociaux. Sans oublier que nous sommes l’une des rares organisations politiques du pays a avoir une femme comme porte-parole.
Tous ces choix sont visibles de l’extérieur et constituent, en quelque sorte, notre « marque de fabrique ». Un de nos signes distinctifs. Et c’est très bien. Mais ce n’est pas suffisant. Cela doit également être le cas non seulement en apparence, mais aussi en profondeur, et guider toute notre façon de faire de la politique.
Nous devons faire le choix quotidien en faveur d’une organisation qui reflète de manière fidèle les critiques et les luttes du féminisme anticapitaliste, antiraciste, anti-homophobe et anticolonial et qui contribue à enrichir ces luttes et à les faire fructifier. Nous devons opter aussi pour une organisation où les camarades femmes se sentent libres de parler, de donner de la voix et d’articuler leurs rages comme les hommes. Où les camarades hommes ressentent la lutte féministe comme étant également leur lutte, au point de se révolter contre toutes les attitudes machistes (y compris les leurs) et qu’ils se situent et s’érigent chaque jour comme nos alliés les plus inconditionnels. Une organisation où le modèle classique du militant masculin charismatique et héroïque ne cède pas la place, mais coexiste au même niveau avec d’autres registres, d’autres présences. Où la division sexuelle du travail n’existe pas et où, toutes et tous, nous assumons nos responsabilités par rapport à nos façons de reproduire des dynamiques oppressives, qu’elles soient publiques ou privées. Une organisation où tout ce travail se fait avec le cœur et la raison.
Je pense que nous allons dans la bonne direction et, comme le dit le poète, le chemin se fait en marchant. Nous sommes ici pour changer le monde, et c’est pour cela que nous devons changer notre manière de le voir, de l’expliquer et de nous mouvoir en lui. Sans victimisation, mais aussi sans s’excuser, sans hésitations et sans concessions.
Et cela veut dire, parmi de nombreuses autres choses, que la question posée dans ce débat a une réponse très simple. Qu’est-ce qu’un socialisme féministe ? C’est le seul possible ! Parce que s’il n’est pas féministe, il n’est pas anticapitaliste, ni révolutionnaire. Et encore moins socialiste.
Le violet n’est pas qu’une pointe de branche sur une étoile. Il se mélange avec le reste des couleurs dans chaque recoins afin de créer une nouvelle tonalité. Le féminisme n’est pas un supplément d’âme du socialisme, il le transforme, le secoue de haut en bas dans ses analyses, dans ses discours et dans ses pratiques. Et il en fait, à l’extérieur et à l’intérieur, un projet d’émancipation plus riche, plus complexe, plus solide et plus honnête. Nous sommes occupés-e-s, et le seront encore longtemps, à construire ce chemin.
Sandra Ezquerra