L’écologie scientifique va bien et veut le faire savoir. Début septembre, près de mille écologues se sont retrouvés à Montpellier pour la conférence « Ecologie 2010 », qui a réuni toutes les spécialités d’une discipline paradoxalement méconnue du grand public. « C’est la première fois que tout le monde se réunissait, dit Jacques Roy, chercheur au CNRS, coprésident de la manifestation. Il y a vingt ans, la discipline était dominée par l’écologie fonctionnelle et l’écologie des populations. Maintenant, il y a plus de quinze réseaux. Il fallait les faire se rencontrer, et leur donner une tribune commune. »
La discipline, qui étudie les relations entre les êtres vivants et le milieu dans lequel ils vivent, ne s’est pas seulement ramifiée, elle se croise aussi de plus en plus avec d’autres disciplines, des géosciences à l’économie. Le plus grand laboratoire de France, le Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (CEFE), à Montpellier, compte ainsi parmi ses chercheurs un géographe, un chimiste et... une philosophe.
Un premier but du colloque était de donner de la visibilité à l’écologie scientifique, souvent oubliée dans les débats publics. La Société française d’écologie (SFE), qui périclitait, a été ranimée depuis trois ans, et apparaît comme un nouveau point de rencontre des écologues. « Notre discipline est jeune et effervescente, dit son président, Christophe Thébaud, chercheur à l’université de Toulouse, mais elle est balkanisée entre beaucoup d’institutions. » Dispersés entre les universités et les organismes de recherche (CNRS, INRA, Cirad, etc.), les écologues ne peuvent pas peser en commun, et sont bien souvent oubliés dans les arbitrages budgétaires - par exemple dans les choix de l’Agence nationale de la recherche.
De même, les débats sur la biodiversité sont monopolisés par des associations de conservation alors qu’un discours scientifique serait souvent éclairant. L’écologie scientifique suscite aussi un grand intérêt auprès des jeunes : « En biologie, nos filières sont celles qui reçoivent le plus d’étudiants, tandis que la biologie moléculaire s’effondre », dit M. Thébaud.
Mais le colloque a surtout été l’occasion de prendre la mesure des évolutions considérables de la discipline. « Depuis vingt ans, dit M. Roy, il y a eu un grand changement d’échelles et de thématiques pour beaucoup de chercheurs. En début de carrière, on travaillait sur des sujets pointus tels que la longueur des étamines d’une plante ou l’analyse de la vitesse de photosynthèse d’une feuille en fonction du stress hydrique. Maintenant, un programme peut se mener à l’échelle d’un continent. »
L’importance du changement climatique a beaucoup pesé dans cette évolution : « Il a entraîné un progrès énorme dans l’analyse du système Terre’’ grâce à la multiplication de moyens d’observation à l’échelle de la planète, dit Alain Franc, coorganisateur d’Ecologie 2010 et chercheur à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Cette vision physique est couplée à une vision globale de la biosphère, où l’on regarde celle-ci comme un type (c’est-à-dire comme un niveau d’analyse en soi). On va par exemple étudier à l’échelle d’un continent la migration de la flore sous l’impact du changement climatique. »
Une autre évolution majeure est l’importance qu’a prise la génétique comme outil de l’écologie. « La guerre entre naturalisme et biologie moléculaire est dépassée, dit Robert Barbault, du Muséum d’histoire naturelle. Il n’y a plus de mépris des uns pour les autres, même si beaucoup de généticiens ne mesurent pas l’importance des développements de l’écologie. » « On est souvent vus comme des chasseurs de papillons, renchérit M. Thébaud. C’est une image dépassée : on utilise quotidiennement les outils de la biologie moléculaire. »
La génomique, c’est-à-dire l’analyse de séquences génétiques, est devenue un instrument courant de l’écologie évolutive, servant à reconstituer les lignages des organismes, et donc l’histoire des communautés. Cela conduit à faire évoluer les concepts : « On découvre que les animaux et les plantes peuvent s’adapter très rapidement sous l’effet du changement climatique », dit Anne Larigauderie, directrice du programme scientifique international Diversitas. Ainsi est née l’hypothèse que certaines espèces pourraient s’adapter par la physiologie plutôt que par la migration.
Par ailleurs, un des piliers conceptuels de l’écologie de naguère, le « climax », est de plus en plus remis en cause. L’idée selon laquelle un écosystème perturbé tendra à revenir vers son état d’équilibre (le « climax ») s’affronte à celle qui considère ces communautés comme instables.
En outre, à l’image de la physique, par exemple, l’écologie scientifique recourt désormais à de grands équipements comme l’Ecotron, à Montpellier, ou la station expérimentale de Moulis (Ariège) : des dispositifs dans lesquels on place des portions d’écosystèmes dont on observe le comportement en faisant varier leurs conditions d’environnement (chaleur, humidité, etc.). A l’Ecotron va ainsi prochainement être étudiée la résistance d’une prairie du Massif central à des chocs climatiques.
Ces méthodes nouvelles permettent d’éclairer une question qui s’est aussi imposée depuis vingt ans : la biosphère expérimente actuellement une grande crise d’extinction d’espèces. « Le bilan est sans appel, dit M. Thébaud, nous vivons une période de grande extinction. » Les scientifiques restent prudents sur les conséquences de cette crise. A quel point est-elle un problème ? Comment conserver les espèces ? Celles-ci sont-elles un bon indicateur de l’érosion de la biodiversité, ou faut-il plutôt raisonner en termes d’évolution des communautés ? La recherche a encore beaucoup à découvrir sur l’érosion globale de la diversité du vivant.
Depuis moins d’une dizaine d’années, un concept nouveau éclaire sur ses conséquences économiques : celui de « services écosystémiques », c’est-à-dire les « services » que la nature rend à l’humanité. Un exemple est celui d’une région de Chine, si polluée que les abeilles ne peuvent plus participer à la pollinisation des végétaux. Pour maintenir l’exploitation des arbres fruitiers, ceux-ci sont pollinisés à la main, ce qui met en évidence le rôle cardinal que peuvent jouer les écosystèmes sur certaines économies. « Ce concept suscite de vives discussions avec des conservationnistes traditionnels, qui refusent cette évaluation économique de la nature », dit Mme Larigauderie. Mais il facilite aussi la discussion avec la société, en montrant l’importance économique de la biodiversité. Il témoigne en tout cas que les écologues font bien plus qu’attraper des papillons.
Hervé Kempf