Malgré le fait que des millions de Thaïlandais pensent aujourd’hui que le centre du pouvoir parmi les élites conservatrices est la monarchie ou le Conseil privé, son centre réel, qui se cache derrière le trône, est l’armée. Les militaires sont intervenus en politique et dans la société depuis la révolution de 1932 contre la monarchie absolue. C’est dû en partie parce que le Parti du peuple dirigé par Pridi Panomyong avait trop compté sur l’armée au lieu de construire un parti de masse pour organiser la révolution. Actuellement, c’est aussi un cliché que de calculer le nombre de coups d\’État militaires qui ont eu lieu. Le pouvoir de l’armée n’est pas illimité.
Lors des moments importants de l’histoire, la puissance de l’armée a été considérablement réduite ou maintenue à distance par des mouvements sociaux et des soulèvements populaires. Ceux de 1973 et de 1992 sont de bons exemples. Il serait plus exact de dire que l’armée est un important centre de pouvoir parmi d’autres. Les autres centres de l’élite sont les grandes entreprises, les politiciens patrons et les bureaucrates de haut rang. Ce qui est unique dans le cas de l’armée, cependant, est son armement et sa capacité décisive à renverser des gouvernements à travers des coups d’Etat. Les militaires ont un monopole sur les moyens violents de coercition et ils ont été préparés pour réprimer avec des armes à feu les manifestants non armés dans les rues. Le dernier exemple s’est produit en avril et mai 2010, lorsque plus de 90 personnes sont mortes.
Le rôle principal de l’armée thaïlandaise est de maintenir l’ordre et de réprimer les citoyens thaïlandais au nom de la classe dirigeante. Son unique autre rôle est d’enrichir ses généraux. L’armée thaïlandaise serait totalement inefficace dans le cas très improbable d’une guerre avec un pays voisin de l’ASEAN. Elle n’a pas résistée à l’invasion japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale et ne pourrait pas résister à une invasion grave de toute autre super-puissance. Contrairement aux armées victorieuses du Vietnam ou d’Indonésie, elle n’a jamais menée une guerre d’indépendance. L’armée thaïlandaise possède des tanks uniquement pour intimider les manifestants pro-démocratie et organiser des coups d’Etat.
À deux reprises, au cours des 50 dernières années, les militaires ont été engagés dans les guerres civiles internes. Le premier cas a été la guerre contre le Parti communiste de Thaïlande durant les années 1960 et 1970. Le deuxième cas est la guerre civile actuelle contre les rebelles musulmans malais dans le Sud. Aucun de ces cas n’a eu ou n’a une solution militaire et l’armée a été incapable de parvenir à la victoire. Dans le cas du Sud, cette rébellion a été causée par de profondes injustices enracinées qui, en fait, renforce les rebelles. La plupart du temps la brutalité de l’armée consolide simplement la rébellion. Seule une solution politique peut apporter la paix. Ce fut la leçon de la guerre contre les communistes.
Les militaires peuvent être puissant, mais il y a trois facteurs qui limitent leur pouvoir : Le premier est le pouvoir des mouvements sociaux, le second est le pouvoir des autres sections de l’élite qui détiennent le pouvoir économique et politique, et le troisième est le fait que l’armée est divisée entre factions. L’armée a également essayé, à plusieurs reprises, d’obtenir une légitimité en prétendant protéger la monarchie. Il faut en chercher la raison dans sa faiblesse évidente quand elle affirme représenter la légitimité démocratique.
Les militaires n’ont jamais eu le pouvoir absolu, même dans les années 1950 et 1960 et ont toujours eu à prendre en compte les points de vue des mouvements sociaux, des technocrates, des puissants politiciens et des grandes entreprises. Cela est d’autant plus le cas aujourd’hui après des décennies de développement économique et de mouvement de luttes sociales. Le coup d’Etat de 2006 n’aurait jamais pu réussir si les royalistes du PAD, et aussi la plupart des ONG, n’avaient pas donné leur feu vert à une telle action. Le manque d’organisation au sein des supporters du TRT de Taksin en 2006 a également contribué à sa réussite. Il n’y avait pas de mouvement chemise rouge au moment du coup d’Etat. Lorsque les Chemises rouges ont été effectivement formés, les militaires ont dû agir en coulisse pour se débarrasser du gouvernement élu du PPP. Un fait important est, qu’en 2008, l’armée a refusé d’obéir aux ordres du gouvernement élu du PPP de rouvrir les aéroports internationaux qui avaient été bloqués par les émeutiers du PAD.
L’armée est divisée en querelles de factions qui font souvent leur propre loi. Ceux qui étudient les militaires thaïlandais sont trop souvent obsédé par les différentes factions et par leurs chefs et ils ont tendance à oublier les actes des autres acteurs de la société. Les factions militaires sont purement basées sur un intérêt personnel et elles ont tres peu de différences idéologiques. Elles sont aussi liées à divers soldats à la retraite ainsi qu’à des hommes d’affaires et des politiciens. Lorsque ceux que l’on appelle « soldats pastèques » (vert à l’extérieur et rouge à l’intérieur) ont lancés une attaque meurtrière contre le commandant militaire chargé de supprimer les Chemises rouges sur l’avenue Rajdamnern au début d’avril 2010, ils ont agi pour un intérêt de factions. Ils étaient mécontents du monopole temporaire du pouvoir à l’intérieur de l’armée par les « combattants de l’Est » (Burapapayak) de la deuxième armée d’infanterie basé à Prachinbury. Les solats pastèques agissent selon leur propre loi, ils ne sont pas contrôlée par les Chemises rouges et ils se sont avérés complètement inutiles pour défendre les manifestants lorsque ceux-ci ont été massacrés plus tard en mai. Ils ne sont pas réputés pour leur engagement idéologique en faveur de la démocratie.
Nul n’est autorisé à détenir le poste de chef de l’armée pour longtemps. Pour des raisons historiques, l’armée de terre est la partie la plus puissante des forces armées. La marine a pris parti pour des factions de l’élite qui ont été du côté des perdants, par exemple, le parti de Pridi Panomyong, et l’armée de l’air a été sous-développée. La police a été puissante pendant une brève période grâce à son général en chef Siyanon Pao dans les années 1950, mais elle a été rétrogradée ensuite et s’est retrouvé au dernier rang de la hiérarchie en uniforme. Le commandant suprême des forces armées est une position purement honorifique. Le vrai pouvoir est entre les mains du chef de l’armée qui peut mobiliser des soldats et des chars sur le terrain pour réprimer les manifestants et organiser les coups d’Etat. La position de chef de l’armée est mise en rotation afin d’assurer une répartition équitable des opportunités. Depuis la mort du feld-maréchal Sarit, il n\’y a pas eu un seul militaire fort. Les généraux doivent attendre leur tour pour aller à la soupe. L’armée a des intérêts commerciaux extrêmement lucratif dans les médias et dans les entreprises d’Etat. Les bénéfices vont dans les poches des généraux. C’est pour cette raison, et aussi pour la corruption rampante liées aux achats militaires, le trafic de drogue, l’exploitation forestière illégale et la contrebande transfrontalière, que les militaires sont fortement incités à tenter de conserver une influence politique afin de pouvoir poursuivre leurs activités. La richesse des généraux de l’armée contribue également à les maintenir au pouvoir.
Intimider par la violence n’est jamais suffisant pour conserver le pouvoir politique. La légitimité doit également être construite par la socialisation et l’utilisation de l’idéologie. Le concept de « démocratie » est extrêmement puissant en tant qu’idéologie dans la société thaïlandaise et ce depuis des décennies. C’est pourquoi les dernières dictatures militaires n’ont jamais été en mesure d’affirmer qu’elles étaient de bonnes « dictatures ». Elles ont toujours tenté de prétendre qu’elles étaient « démocratique » ou alors des « régimes temporaire dans le processus de développement de la démocratie ». Malgré le nombre élevé de coups d’Etat de l’histoire thaïlandaise, il n’a pas eu de junte militaire stable et de longue durée dans le pays depuis 1973. Le Monument de la Démocratie, dans le centre de Bangkok, construit dans les années 1930 par un dictateur militaire anti-monarchie, le général Pibun, est devenu le symbole de l’idéologie populaire de démocratie et cela signifie que l’armée n’a jamais pu l’abattre, même au cours des années 1960 et 1970.
L’armée a toujours eu un problème quand elle essayait de légitimer ses actions en citant « la démocratie ». Par conséquent, elle s’est fortement appuyée sur l’aide de la monarchie pour revendiquer sa légitimité. Les militaires prétendent toujours qu’ils sont « les protecteurs de la monarchie » et qu’ils sont « les serviteurs du roi et de la reine ». Nous voyons régulièrement des photos des généraux, soi-disant aux ordres de la royauté, en train de poser. Pourtant, il y a des généraux qui servent réellement le Palais. Ce dernier coopère volontiers à cet arrangement, gagnant ainsi beaucoup de richesse et de prestige. Revendiquer la légitimité de la monarchie est une façon d’entretenir la peur de critiquer l’armée parmi la population et la loi draconienne de lèse majesté est en place pour étayer cette thèse.
« Nation, Religion et Monarchie » sont les trois piliers de l’idéologie conservatrice de l’élite. Depuis le soulèvement de 1992 contre les militaires, cette dernière a parfois ajouté « Peuple » à contrecœur car elle se sentait obligé de le faire. Toutefois, l’élément le plus important de l’idéologie des trois piliers, dans la mesure où l’armée est concerné, est « Monarchie ». La « Religion » est difficile à utiliser comme une force coercitive du fait que presque tous les Thaïlandais sont bouddhistes et que la version du bouddhisme, conçu par les élites dans le passé, ne donne aucun pouvoir politique au clergé. « Nation » peut apparaître comme un symbole puissant, et il l’est. Pourtant, depuis les années 1930 il y a une tension sous-jacente entre « Nation » et « Monarchie » parce que la première implique une idée plus collective, avec des intérêts de groupe, alors que l’autre est concentrée dans un seul individu. La « Nation », dans un concept plus égalitaire, a également été l’idéologie du Parti Populaire en 1932, du Parti communiste maoïste et de nombreux mouvements sociaux. C’est pourquoi le concept de « Monarchie » sert le mieux les intérêts étroits et élitiste de l’armée.
Il est nécessaire de réduire l’influence des militaires dans la société, ainsi que de réformer le système judiciaire ainsi que la police et d’étendre la liberté et la démocratie au sein de la base du mouvement Chemise rouge. Et nous avons besoin d’abolir la monarchie. Parce que dans l’esprit de millions de personnes, cette dernière est devenue un obstacle à la liberté et la dignité humaine. Les Thaïs en besoin de créer une culture de la citoyenneté plutôt que d\’être simplement des « sujets du roi ».
Depuis le coup d’État du 19 Septembre 2006, les Chemises rouges ont appris par la lutte que la démocratie « réelle » ne pourra pas seulement être atteinte par des manifestations de masse ou en remportant des élections répétées. Des manifestations ont été réprimées de façon sanglante et les résultats des élections ont été renversé maintes fois par des moyens inconstitutionnels. Le mouvement pro-démocratie a fini par comprendre que nos objectifs sont bloqués par des intérêts puissants et enracinés qui doivent être combattus par le renforcement du mouvement de masse. Cela peut être fait par l’expansion du mouvement dans la classe ouvrière organisée ainsi que par l’agitation politique parmi les conscrits qui composent les rangs inférieurs de l’armée.
Giles Ji Ungpakorn