Notre confort était somme toute assez grand, aussi grand que notre impuissance à agir, bercés que nous étions par cette antienne bien connue des chiffres de l’inégalité salariale : 27 % en moyenne brute annuelle, écart ramené à 17 % en taux horaire, en prenant en compte le temps partiel. Mais voilà qu’une récente recherche (« Enfants, interruptions d’activité des femmes et écart de salaire entre les sexes », D. Meurs, A. Pailhé, S. Ponthieux, Revue de l’OFCE, juillet 2010) pointe une inégalité encore plus dérangeante : pour les quarantenaires, sans interruption de carrière, à diplôme et expérience équivalents, voire supérieurs pour les femmes, les hommes gagnent 17 % de plus que ces dernières, et 70 % de cet écart reste inexpliqué par les caractéristiques observables.
Nous voilà tout de go entrés dans l’ère du soupçon : les employeurs développeraient à l’égard des femmes un soupçon de moindre investissement professionnel à cause de leurs enfants et feraient peser à la baisse sur leur rémunération cette anticipation de moindre disponibilité ! Tant est fort le formatage de nos paysages mentaux par un système de représentations binaires dépassées : aux hommes, l’investissement professionnel, aux femmes, le confinement domestique.
Car, et c’est là le plus frappant, la différence des sexes n’a cessé d’être pensée et dite à l’aide de catégories binaires qui organisent une vision séparée des valeurs et caractéristiques présumées des deux sexes : ainsi s’opposent le dur et le mou, l’actif et le passif, la rigueur et l’empathie... et si d’autres civilisations, en Inde ou en Chine, attribuent au masculin le passif tant, pour eux, la maîtrise intérieure peut l’emporter sur la conquête du monde, l’actif auquel sont renvoyées les femmes devient dès lors symbole d’une agitation brouillonne et non d’un dynamisme créateur ! Car la constante est bien la dévalorisation de tout ce qui touche le féminin, et il y a bien une « valence différentielle des sexes » pour reprendre une expression de l’anthropologue Françoise Héritier. Une femme vaut moins qu’un homme sur le marché du travail. Et s’ensuit cette scandaleuse opposition pour une démocratie : nous sommes dans un pays qui sous-paye les personnes qui s’occupent de nos enfants, mais qui surpaye et survalorise les personnes qui s’occupent de notre argent.
Mobiliser les hommes
Et c’est là que prend sa source la double peine des femmes : non seulement elles assument 80 % des tâches domestiques et les deux tiers du travail parental (peine et plaisir s’entend), mais on les paie en monnaie de stéréotypes pour cette prise en charge : elles seraient moins mobiles, moins flexibles, moins disponibles. Mais c’est sans compter un double jeu de dupes : aucune étude n’évalue le surinvestissement des femmes dans le travail, jusqu’à l’épuisement parfois, pour compenser le temps du travail domestique et la lutte des heures ; aucune analyse ne remet en cause le mythe de la performance soi-disant masculine, le salarié toujours disponible, jamais malade, jamais distrait dans sa pensée professionnelle par l’ingénierie domestique, et qui ne peut advenir que parce que les hommes sont dans un système d’interdépendances dans lequel ce sont les femmes qui prennent en charge le « care ». La parentalité, nonobstant l’accord national interprofessionnel de 2004, est bien une maladie honteuse pour les entreprises.
S’ensuit, dans les organisations de travail, une logique d’organisation du temps et d’évaluation des performances soi-disant neutre, mais étalonnée de fait à l’aune de critères masculins : carrière linéaire, disponibilité évaluée notamment par un présentéisme décalé vers le soir, détection des hauts potentiels dans la tranche d’âge des 30 ans, temps où les femmes font leurs enfants... Parentalité et performance continuent d’être vues comme un couple qui ne fait pas bon ménage.
A cela, quels remèdes ? Des politiques publiques d’accueil de la petite enfance et d’accompagnement de la parentalité dans le monde du travail (création de places d’accueil, congés parentaux, incitation à la négociation collective sur l’égalité professionnelle, y compris par l’instauration de sanctions), de nouvelles logiques d’organisation du travail et du temps ainsi que d’évaluation des performances au sein des entreprises et de la fonction publique, une résistance des femmes elles-mêmes contre le sexisme ordinaire, mais aussi par le recours au juge en cas de discrimination - et la récente décision de la Cour de cassation sur la prise en compte d’un travail de valeur égale conforte le bien-fondé de ces recours contentieux.
Mais il est une action plus novatrice : celle de mobiliser les hommes et de travailler sur les conditions d’exercice de la paternité pour faire émerger un réel partage de la prise en charge de la sphère privée et étudier leurs aspirations nouvelles.
Brigitte Gresy