Le texte de Yvan (et avant, celui qu’il a fourni avec Monica) nous amène dans de saines polémiques, sans concession mais constructives, loin des insultes et des émotions qui ont fini par être la caractéristique des débats sur la question. C’est un vrai plaisir même s’il ne me ménage pas. Personnellement je m’en félicite, discutons donc au fond !
Prenons le temps, certes. Mais le congrès est là tout proche, et il ne va pas falloir seulement discuter philosophie générale, mais décisions pratiques. Yvan bien entendu hésite, voudrait retarder ce moment car il sait bien qu’alors pas mal de ses principes seront mis à l’amende, impraticables dans leurs conséquences. On inscrit dans nos statuts l’athéisme ? Ou au moins la nécessité de la lutte contre les religions (au sens fort qu’il lui donne) ? En quoi et comment ? Admettons-nous des croyants non clandestins ? Si non, pourquoi ? Si oui, comment rendre compatible leur présence et les affirmations du parti comme antireligieux (ce qui est autre chose qu’anti-Eglises, on est bien d’accords) ? Et si notre parti c’est son programme, une fois participant au pouvoir, on devra bien chercher à l’appliquer, non ? En faisant de l’État lui-même une machine antireligieuse ?
Yvan et Monica devront bien y venir à un moment. Comme tous les autres participants à ce débat. J’ai juste pris de l’avance en m’engageant le premier, et, je le constate, en faisant en sorte que l’on discute enfin de ces thèses. Certes les annoncer « incontestables » était présomptueux, oh combien. Ma surprise vient non pas que de ce que des contestations argumentées se manifestent, mais que c’est dès la première thèse (autrement dit à mes yeux la plus solide ; alors les autres !)
Il s’agit effectivement pour moi dans cette thèse d’éléments fermes comme du béton et c’est pour cela que j’y consacre l’essentiel de ce texte (je touche aussi au début de la thèse 2 ; plus que 8 à voir après…). Et, pour rattraper le train des positions de Yvan et les discuter, inévitablement, il faut faire du chemin bien au delà des thèses. Il y faudrait plusieurs universités d’été (d’ailleurs commençons dès celle-ci).
Le marxisme est-il une philosophie ? Dès Misère de la philosophie la réponse est donnée et elle est négative. C’est l’Idéologie allemande, et les thèses sur Feuerbach (thèses qui, en passant, discutent uniquement du problème qui nous occupe, le rapport à la religion et au matérialisme « vulgaire ») qui règlent définitivement la question, et Marx n’y reviendra pas. Comme l’indique la 11e de ces thèses, « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qu’il importe c’est de le transformer ». Il ne s’agit nullement là comme Yvan le pense d’une philosophie puis d’une action révolutionnaire, mais d’un adieu que Marx veut définitif avec tous les « systèmes » philosophiques.
Autrement dit, en terme philosophique justement, le marxisme est certes appuyé sur un système de concepts, mais pas sur « une philosophie » si on s’en tient aux définitions que tout le monde donne à ce terme. (ce n’est pas pour rien que Bensaïd râlait quand on l’appelait « philosophe » ; lui partageait évidemment cette idée de base. Lire si l’on souhaite Marx l’intempestif.)
Est-ce que ça a des conséquences pour notre débat ? Pas obligatoirement. Mais si en plus on affirme que cette philosophie est « une science » (sans que Yvan craigne la contradiction : dirait-on de la physique que c’est une philosophie ?), appuyée qui plus est sur le matérialisme dialectique, ça commence à en avoir pas mal, de conséquences. Tout dépend de la signification donnée au terme de « science ». Ce n’est certainement pas comme les sciences de la nature telle que développées aujourd’hui. Celles-ci ont une caractéristique majeure, c’est de fournir des modèles prédictifs, dont les prédictions peuvent être soumises à réfutation. Sauf chez les staliniens, personne ne défend le marxisme comme ça. Si on prend maintenant les sciences sociales, et la sociologie comme « modèle » de celles-ci, il est clair que Marx peut être considéré comme un des premiers sociologues. Mais dans toutes les sciences sociales existe une exigence de « neutralité axiologique » (autrement dit sur les valeurs). L’idéal d’objectivité n’existe pas évidemment, mais en bonne méthode, un sociologue, un historien, un psychologue devraient être en mesure de tenir compte de l’existence de leur propre point de vue subjectif. Bref, ce sont des sciences, mais en aucun cas liées directement à l’action. Or le marxisme est aussi une « praxis » et donc comparable à aucune science connue. Ce point est controversé, puisque justement Marx est à l’origine du terme « socialisme scientifique », opposé à l’utopie. Mais il est notable par exemple que Marx ne cherche pas à bâtir une théorie économique, mais une « critique de l’économie politique ». On peut donc lui conserver ce titre de « science » puisque le regard porté par Marx n’est pas purement politique, qu’il fait œuvre de science (sociale, économique, historique, etc…) et est lui-même nourri par les sciences. Mais le terme de « sciences » est en général associé à des régularités, à des « lois », ici « lois de l’histoire » (plus modestement des « lois de l’économie »). Bensaïd (mais pas seulement lui évidemment) a vigoureusement combattu cette interprétation de Marx : pas de « lois de l’histoire », l’histoire ne fait rien, ce sont les hommes qui la font.
Si en plus cette « science » marxiste est appuyée comme le dit Yvan sur « le matérialisme dialectique », c’est un souci de plus. Ce terme n’a d’intérêt (par rapport à celui de matérialisme historique qui ne concerne que les humains) que s’il repose sur l’idée que la nature dans son ensemble se comporte de manière dialectique. Très peu présente chez Marx, cette option l’est beaucoup chez Engels, aboutissant à son livre La dialectique de la nature. Mais voilà, l’idée est fausse et de plus, extrêmement dangereuse. Dans le livre d’Engels la plus grande part des polémiques qu’il ouvre sur le plan de la physique sont infondées. Ainsi il se croit obligé de critiquer la notion d’énergie (assez floue à l’époque) au nom de « la matière » qu’il voit de manière étriquée comme ce qui est pondérable. Or au final, avec la théorie de la relativité (E=MC2) l’énergie se montre comme plus globale, la matière pondérable n’en étant qu’une des formes. Or, et ceci est décisif, il n’y aucun mécanisme « dialectique » en ce qui concerne l’énergie. Au contraire, le principe fondamental de toute la physique est celui de la conservation de l’énergie (elle change de forme mais sans jamais muter). C’est ce qu’Engels trouvait inacceptable, et il avait tort. Avec toute la sympathie que j’ai pour Engels (et il l’était bien plus que Marx, sympathique), je ne vais abandonner toute la physique (dont ce principe est le pilier principal) juste pour faire « dialectique ». Il y a bien dans la nature des mécanismes dialectiques (des exemples entre autres de la transformation de la quantité en qualité), mais c’est loin d’être la règle générale. De plus, au cœur des sciences « dures » se trouvent les mathématiques, lesquelles sont, par définition, non dialectiques (une fois un postulat posé, la démonstration suit des étapes où les énoncés sont vrais ou faux – le cas échéant avec une probabilité d’être l’un ou l’autre – jamais les deux à la fois, jamais « d’unité des contraires » comme dans la dialectique). Le projet est donc sans avenir. Et il est de plus incroyablement dangereux quand, à partir d’un préjugé idéologique (ici « dialectique ») on dicte le vrai aux sciences. C’était le cas sous Staline. Mais même Engels et Marx avaient une petite tendance en ce sens. Puisque Yvan en tient tant pour l’évolutionnisme, il devrait regarder de plus près les relations entre Marx et Darwin. Après un enthousiasme sans borne, Marx découvre l’influence de Malthus sur Darwin (que les historiens relativisent) et cela suffit à jeter le discrédit sur l’ensemble de l’œuvre qu’il ignore désormais quand il ne la critique pas, complètement à tort.
Donc : le marxisme n’est, au sens premier de ces termes, ni une philosophie ni une science, et il ne concerne au sens plein que les sociétés humaines. Y compris bien entendu dans leur relation à la nature, laquelle y est considérée sans référence aucune à une divinité quelconque. C’est exactement ma première thèse, même s’il a fallu un long détour.
Et Dieu dans tout ça ?
On y vient. Y croire serait signe d’obscurantisme, de « pas fini », « à éduquer » ? Diable ! Einstein était déiste, et ne s’en est jamais caché. Yvan va « l’éduquer » en raison (avec l’aide de Monique qui nous a dit quelque chose comme ça en CPN) ? Le même inventeur de la relativité affirmait en revanche cet énoncé décisif « en entrant dans leur laboratoire, tous les physiciens sont matérialistes ». Autrement dit ils se refusent le « joker » divin pour rendre compte de leur expérience (c’est aussi ce que je dis dans ma première thèse). Ce qui est physique se décrit en physicien. Laplace fut un jour invité par Napoléon à lui expliquer la toute nouvelle mécanique rationnelle (rendant compte de tous les mouvements, petits ou grands). A la fin, l’Empereur lui dit : « Votre travail est excellent mais il n’y a pas de trace de Dieu dans votre ouvrage », Laplace lui répondit fièrement : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. ». Tout comme Einstein. On a pas besoin de plus ! Même toi et moi Yvan ! D’autant que dès qu’on aura abandonné Dieu, il faudrait aller fouiller chez toi comme chez moi tout notre inconscient (« irrationnel » par nature, ou au moins « structuré comme un langage » qui a ses propres règles) pour « l’éduquer ». Par ailleurs je maintiens, à la suite de Marx, qu’on ne peut pas « prouver » que Dieu existe ou le contraire. Si on le pouvait Yvan, on n’aurait pas pu en convaincre Einstein ? L’athéisme n’est pas un combat, pas même un choix en général. Il est le fait de pousser l’attitude de Laplace à son terme. Utilisant le « rasoir d’Occam » (« pas plus d’hypothèses qu’il n’en faut pour un problème donné »), à force de ne pas avoir besoin d’un Dieu, on le chasse tout simplement de notre conscience. C’est ce que nous avons fait, toi et moi. Mais Einstein, qui lui l’a gardé, mais hors du laboratoire, comme membre de notre parti, ça aurait de la gueule non ?
Samy Johsua