On célèbre cette année le quarantième anniversaire du MLF. Quelle a été la place des femmes dans les mouvements auparavant ?
Josette Trat - En 1968, les figures du mouvement étudiant à Paris, ceux qui coordonnaient les actions, prenaient la parole dans les grands meetings, étaient, sauf exception, tous des hommes. Dans la délégation syndicale qui a négocié les accords de Grenelle ne figurait pas une seule femme. Néanmoins, on a souvent caricaturé la place des femmes dans le mouvement : elles ont été présentées comme des potiches ou comme celles qui assuraient l’intendance. Il est indéniable que les militantes tapaient les tracts etc., mais elles jouaient aussi un rôle non négligeable dans les débats et l’animation des luttes. Dans les facultés de lettres et de sciences humaines notamment, des jeunes femmes remarquables organisaient les assemblées générales (AG), y prenaient la parole et ont joué un rôle très important dans l’animation des comités d’action étudiants-ouvriers qui ont surgi dans le sillage de ce mouvement. Dans les entreprises, on a assisté à de nombreuses grèves de femmes. En 1968, la majorité des lycées étaient non mixtes. Cependant les lycéennes se sont mobilisées et politisées au même titre que les lycéens.
Le problème pour les femmes n’était pas seulement leur place dans les mouvements mais leur sentiment de ne pas pouvoir parler de questions cruciales, comme la contraception, l’avortement, le viol mais aussi le partage du travail domestique. Il n’existait aucun espace pour en parler. On ne te disait pas directement que ce n’était pas des questions politiques mais elles n’étaient jamais à l’ordre du jour d’une AG. Or, l’aspiration des femmes qui se réclamaient des idéaux de l’extrême gauche était de changer la vie et tout naturellement les rapports entre les hommes et les femmes.
Pourtant la libération sexuelle avait été au cœur des évènements de 68…
À l’époque, on ne parlait pas ouvertement de sexualité et encore moins d’homosexualité. Dans les milieux d’extrême gauche, pourtant, nous étions nourris des travaux de Wilhelm Reich qui pointait combien le capitalisme avait besoin de la répression sexuelle. L’idée que la libération sexuelle allait de pair avec la contestation politique était donc très forte. Reste que les hommes ont tiré un plus grand profit de ce mouvement de libéralisation sexuelle. Femmes et hommes était dans un rapport totalement asymétrique par rapport à la sexualité. Le « droit au plaisir » et de choisir sa partenaire se conjuguait d’abord au masculin. Une jeune femme qui se refusait à un homme qu’elle ne désirait pas était accusée d’être « coincée », « pas libérée ». Il ne faut pas oublier non plus qu’à l’époque les jeunes femmes avaient une réelle hantise d’une grossesse intempestive. Les décrets d’application de loi de 1967 légalisant la contraception n’étaient pas encore publiés, la contraception était donc encore d’un accès très difficile. L’avortement était illégal ; cela tempérait quelque peu les désirs d’aventure sexuelle du côté des filles.
1970 est présenté comme un véritable tournant.
En août 1970, un petit groupe se rend sous l’Arc de triomphe pour déposer une gerbe de fleurs à la mémoire de la femme du soldat inconnu. Comme l’actualité est pauvre en plein été, cela fait les gros titres. En septembre 1970, est paru le numéro spécial de la revue Partisans publiée par les éditions Maspero « Libération des femmes, année zéro ». Ce titre était terrible parce que toutes les luttes féministes antérieures étaient gommées, mais en même temps, il montrait la rupture entre ce qu’on a appelé la deuxième vague féministe et les mouvements précédents. À l’époque, il existait bien des associations de femmes qui se battaient pour l’évolution du statut juridique des épouses par exemple, mais pour des jeunes femmes, ces associations n’avaient rien d’attirant. L’Union des femmes françaises, était devenu, dans les années 1950, un satellite du PCF. Le Mouvement français pour le planning familial, jouait toutefois un rôle important. Il militait sur une question cruciale : le droit à la contraception. Mais il ne se déclarait pas féministe, il n’avait pas de revendications en ce qui concerne l’avortement. Si, dès le début des années 1960, il avait ouvert des centres où était délivrée la contraception, sa stratégie était essentiellement de peser sur les députés pour obtenir des évolutions législatives.
Comment étaient perçues les AG non mixtes ?
Quand en 1970, à la faculté de Vincennes ou aux Beaux-Arts, les premières AG non mixtes ont eu lieu, elles ont provoqué un véritable scandale. De nombreux militants ne supportaient pas que les femmes s’organisent entre elles. Ils devenaient « hystériques », voulaient forcer la porte des salles de réunion. Ce refus montrait bien que ces AG non mixtes avaient quelque chose de subversif.
La nécessité de se réunir entre femmes n’était toutefois pas évidente pour toutes. Au début pour moi, par exemple, ça n’allait pas forcément de soi. J’avais été scolarisée dans un lycée de filles. J’appréciais de pouvoir faire de la politique avec des hommes. Se réunir entre femmes m’apparaissait comme une régression.
Comment était structuré le mouvement féministe ?
Au début, il n’y avait pas d’organisation du mouvement féministe, pas de porte-parole etc. Les féministes se retrouvaient dans des AG et prétendaient rompre ainsi avec un modèle d’organisation bureaucratique et « masculin ». Mais bientôt, des féministes, en particulier des militantes d’extrême gauche, ont poussé à la création de groupes femmes pour favoriser l’enracinement du mouvement dans les quartiers et les entreprises. Parallèlement, différents collectifs militants se sont constitués autour de journaux, revues etc., ou thèmes d’action. La lutte pour la légalisation de l’avortement a marqué un véritable tournant. En 1973, la création du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), un mouvement unitaire et mixte a été un levier pour passer à un échelon supérieur. Un peu partout, des débats autour des projections du film Histoire d’A [1], et des manifestations massives ont été organisés (y compris en pleine campagne électorale présidentielle en 1974). Mais surtout, le MLAC a osé défier le gouvernement en organisant publiquement des avortements illégaux et des voyages à l’étranger pour des femmes qui voulaient avorter.
La question de la « nature féminine » a-t-elle marqué le mouvement féministe ?
Une divergence très forte opposait « universalistes » et « différentialistes » dont le groupe le plus connu était Psychanalyse et politique. Animé par Antoinette Fouque, il voulait faire reconnaître la créativité des femmes liée à leur fonction procréatrice. Cette « différence » fondamentale à leurs yeux plaçait les femmes du côté de la vie, de la paix... – la lutte devait porter prioritairement selon elles contre les symboles de la domination « phallocratique ». Le courant différentialiste, relayé par les éditions Des femmes, a eu une influence non négligeable parmi les écrivaines et les artistes.
Pour les universalistes, beaucoup plus influentes dans le mouvement féministe en France, la différence biologique ne conditionne pas une « nature féminine ». C’est l’éducation qui est déterminante. Comme dans les rapports de classe ou le racisme, la mise en exergue de « différences » biologiques permet aux dominants de légitimer des rapports d’exploitation et d’oppression.
On parle aussi de féministes radicales et « lutte de classes ».
Le courant féministe lutte de classes a été impulsé notamment par des militantes politiques issues de l’Alliance marxiste révolutionnaire, de la LCR, de Révolution et de bien d’autres... Pour elles, il était important d’enraciner le mouvement féministe dans les quartiers, de toucher les femmes des milieux populaires. Des militantes partageant cette préoccupation se retrouvèrent aussi bien dans les groupes femmes, le MLAC ou le mouvement syndical. Des commissions femmes et des groupes femmes qui rassemblaient des militantes de différents syndicats, mais aussi des non syndiquées fleurirent dans un certain nombre d’entreprises au milieu des années 1970, perturbant notablement les directions traditionnelles du mouvement ouvrier.
Le courant féministe radical dont l’une des personnalités phares a été Christine Delphy s’opposait au courant lutte de classes. Pour le courant lutte de classes, il fallait articuler féminisme et anticapitalisme, tandis que pour les féministes radicales, le patriarcat était « l’ennemi principal ». Christine Delphy a théorisé l’exploitation des femmes dans le travail domestique. Celui-ci ne se résume pas aux seules tâches ménagères (ensemble des tâches gratuites au sein de la famille), mais aussi au travail effectué gratuitement au sein des entreprises familiales par les femmes de commerçants, d’artisans, les agricultrices. Cette analyse a eu le mérite de mettre en lumière la subordination des femmes au sein de la famille, de rendre visible le travail domestique, mais cela faisait des femmes un groupe homogène quelle que soit leur appartenance sociale. Pour les féministes radicales, les luttes féministes devaient être non mixtes tandis que pour les féministes lutte de classes, il fallait articuler moments de non-mixité et interventions dans des cadres mixtes.
Propos recueillis par Mélanie Mermoz