Complexe et difficile — c’est ainsi qu’on pourrait résumer la situation du syndicalisme au Kazakhstan. Les réminiscences des transformations qui ont eu lieu en Russie continuent à marquer les organisations et les masses travailleuses. Le mouvement syndical est divisé. Les anciens syndicats de l’ère soviétique sont devenus le refuge d’une caste bureaucratique vieillissante et parasitaire. Les nouveaux syndicats, qui ont émergé au début des années 1990, se sont adaptés et n’offrent pas une alternative véritable pour les militants combatifs. En même temps, la crise économique, qui a atteint de nombreux secteurs de l’économie, a stimulé le développement d’un nouveau syndicalisme. Les signes de ce nouveau mouvement apparaissent dans tout le pays et sont la source de l’optimisme.
Histoire du mouvement ouvrier au Kazakhstan
Comme dans de nombreuses autres républiques soviétiques, les massives grèves des mineurs à la fin des années 1980 ont donné naissance aux premières associations libres des salariés : les sections du Syndicat indépendant des mineurs, qui ont été les plus concentrées dans le centre du pays, en particulier dans la province de Karaganda. Ce fut la base de l’association « Birlesu » (Unité), qui s’est transformée en Confédération des syndicats libres du Kazakhstan (KSPK), lorsque le pays est devenu indépendant en 1991. Les structures du KSPK ont été construites dans cinq provinces et quatre fédérations de branches ont également vu le jour : dans le transport aérien, les mines, la santé et l’enseignement. Enfin, quatre-vingt-six syndicats ont été formés dans divers autres secteurs. Au début des années 1990, la KSPK représentait réellement un syndicalisme alternatif et son influence fut même revitalisante dans certains syndicats anciens, regroupés dans la Fédération des syndicats de la République du Kazakhstan (FPRK, qui a pris la succession de la branche kazakhe du Conseil central des syndicats de toute l’Union soviétique, VTsSPS). Les militants de ces syndicats ont commencé à défendre vigoureusement les intérêts des salariés.
En 1992 a également émergé le Mouvement de solidarité des travailleurs du Kazakhstan (RDKS), dont les perspectives étaient plus politiques et qui au début était influencé par les anarcho-syndicalistes, avant que des communistes et des socialistes de gauche prennent son contrôle en 1994. Ce mouvement fut à l’initiative d’une série de grèves radicales massives dans divers secteurs économiques à Almaty (ex Alma-Ata), Ouralsk, Karaganda, Öskemen (Oust-Kamenogorsk) et dans le sud du pays. Le RDKS coopérait avec les militants de base des deux centrales syndicales, ce qui a permis la création, en 1995, d’un comité national de grève, soutenu par les principaux syndicats industriels de la FPRK et les organisations provinciales du RDKS.
L’effondrement du secteur étatique et les massives privatisations des années 1995-1997 ont provoqué la destruction de l’industrie lourde, ce qui à son tour a provoqué la disparition de secteurs industriels entiers et la fermeture des entreprises par milliers. Des régions entières du pays ont été dévastées. Soixante villes sont devenues des « villes fantômes », le chômage a atteint 30 % de la population active et, en 1998, quatre millions de personnes étaient recensées comme « auto-entrepreneurs ». Environs trois millions de personnes ont émigré, dont un grand nombre d’ouvriers qualifiés et de spécialistes de diverses origines ethniques. Ces processus ont été accompagnés par la liquidation du système de sécurité sociale et du code du travail datant de l’ère soviétique.
Tous les syndicats et organisations ouvrières progressistes ont été très atteints par cet effondrement économique et la répression étatique qui l’accompagnait et bon nombre ont cessé d’exister. Cette défaite a été facilitée par les erreurs et même les orientations anti-ouvrières des dirigeants syndicaux eux-mêmes, discréditant le mouvement ouvrier organisé et conduisant à la dégénérescence des directions syndicales. Ainsi en 1992, par exemple, par anticommunisme et illusions néolibérales, la direction du KSPK a établi une coopération étroite avec la vieille direction de l’AFL-CIO états-unienne. Elle a commencé à promouvoir l’idée de la dépolitisation des organisations ouvrières et à soutenir les expériences mercantiles du gouvernement. Cela a conduit le principal dirigeant du KSPK, Vitaly Solomin, à soutenir ouvertement la contre-réforme du système des retraites, une copie du modèle chilien.
Les contradictions et le refus de mobiliser de la direction du KSPK ont provoqué la disparition de nombreux syndicats régionaux et ont facilité la répression des syndicalistes combatifs dans la région de Kantau. A la fin des années 1990 presque toutes les organisations locales du KSPK sont devenues des groupuscules et la Confédération ne compte aujourd’hui que quelques milliers de membres.
La direction de la FPRK est tombée en 1997 entre les mains de Siyazbek Mukashev, un ami personnel du président Nazarbayev, qui voulait s’assurer le contrôle des syndicats et empêcher les luttes des travailleurs. Les rapports de forces au sein des anciens syndicats soviétiques ont ainsi été modifiés, les éléments les plus conservateurs et favorables à la collaboration avec les multinationales et les autorités du pays ont pris le dessus.
Tout cela a provoqué des scissions et des exclusions des militants les plus actifs et les plus radicaux. En 2002, le Syndicat des travailleurs de construction mécanique, faisant partie de la FPRK, a ainsi entamé la liquidation du syndicat progressiste dans l’entreprise Mettalist, une grande usine d’armement à Ouralsk, car ce dernier avait mené campagne contre le gouvernement qui la liquidait pour la privatiser. En 2001, neuf syndicats industriels ont annoncé qu’ils quittaient la FPRK dont la direction ne faisait pas son travail, usurpait le pouvoir et n’était intéressée que par les opérations commerciales impliquant les propriétés syndicales. Le syndicat des mineurs a subi une scission plus tôt, à la fin des années 1990. En 1996, quand la mine à ciel ouvert et le complexe sidérurgique de Karaganda sont tombés dans les mains d’ArcelorMittal à la suite de leur privatisation, les sections syndicales de huit mines ont formé leur propre Fédération appelée « Korgau » (« Défense »).
En 2003, la Fédération du transport aérien, qui avait quitté la FPRK, dirigée par Murat Machenkov, a créé la Confédération du travail du Kazakhstan (KTK), en alliance avec le député Serik Abdrakhmanov et l’ancien dirigeant du KSPK Vitaly Solomin. La nouvelle Confédération regroupait officiellement 40 000 membres, mais jusqu’à aujourd’hui elle n’a pas fait apparaître des signes d’activité ou de militantisme.
Les dirigeants politiques du mouvement ouvrier, qui avaient formé la RDKS, ont été emprisonnés à la fin des années 1990, à la suite de la campagne en faveur de la création d’un Parti travailliste. Les militants de base ont été persécutés et massivement licenciés. En 2007 ce mouvement a pratiquement cessé d’exister.
A présent, il n’y a pas de secteur syndical unifié au Kazakhstan, les syndicats existants n’ont pas d’influence sur la vie économique, ni sur l’activité des entreprises où leurs membres sont salariés.
Le rôle actuel de la FPRK
Sur le papier la Fédération des syndicats de la République du Kazakhstan est toujours la plus grande organisation syndicale officiellement reconnue dans le pays. Mais vous auriez du mal à connaître son nombre réel d’adhérents, même si ses rapports mentionnent environ un million de membres (sur les quatre millions de population active). En 2009 près de 100 000 personnes ont perdu leur travail du fait de la crise économique. Les autorités ont transformé les syndicats en étouffoirs de la colère des travailleurs. Aux côtés des « conseils » de résolution des conflits, contrôlés par le parti Nur Otan (au pouvoir, une continuité de l’ex-PCUS kazakh, mais avec une idéologie mercantiliste), les organisations provinciales et les fédérations de branche de la FPRK suivent depuis longtemps une politique de coopération et de « partenariat social » avec les autorités et les employeurs. Les memoranda sur la préservation de la « stabilité sociale » — c’est-à-dire le désaveu public des manifestations, des piquets et des grèves — signés par nombre de dirigeants syndicaux au début de l’année 2009 en sont un exemple saisissant.
Par contre les questions essentielles — le salaire minimum, la retraite minimale de base et le niveau de minimum vital — sont négligées par la FPRK. Cela alors que le minimum vital et le salaire minimal sont identiques (13 740 tenge, soit approximativement 76 euros par mois). La législation du travail prévoit pourtant que ces montants devraient être consultés avec les syndicats, au travers de commissions trilatérales ou de tables rondes par exemple, en vue de leur détermination avant le vote du budget. Mais la direction de la FPRK n’insiste pas outre mesure pour se mêler aux débats concernant le budget national et donc son avis n’est pas pris en compte. D’ailleurs, sauf quand il en a besoin pour un mémorandum ou une autre déclaration du même genre, le gouvernement et les responsables de gestion ignorent complètement le FPRK. Et même ces « accords généraux » ne sont signés qu’après l’adoption du budget national.
Les conventions collectives constituent un autre fondement important du « partenariat social ». Mais leur fonction dans les lieux du travail est plus déclarative que réelle. Dans le secteur étatique, les conventions collectives concernent plus les conditions de travail que le niveau des salaires. De plus elles ne tiennent pas compte de l’inflation ni de la dévaluation du tenge, permettant ainsi aux patrons de se référer à des vieux documents et à des salaires de base qui ne changent pas. De même les accords régionaux, signés par le patronat, les autorités et les syndicats, ne contiennent pas de mécanismes d’indexation des salaires. Ainsi l’activité des dirigeants syndicaux apparaît comme une géante bulle de savon, sans réalité en ce qui concerne la défense des millions de salariés.
Des réunions et des élections devraient avoir lieu cette année au sein de la FPRK, ce qui pourrait en principe menacer les dirigeants. Mais la plupart d’entre eux ne semblent pas craindre cette formalité et voient avec assurance l’avenir de leur « job » car les vieux mécanismes du soi-disant « centralisme démocratique » (c’est-à-dire, dans ce cas, de décisions imposées par en haut et n’ayant rien de commun avec la démocratie, ni avec la centralisation des décisions de la base) restent d’actualité. Et ceux des dirigeants régionaux qui seraient amenés à céder leur place n’ont pas de crainte à avoir : aussi étrange que cela puisse paraître, ils vont de manière automatique devenir directeurs de sociétés commerciales qui gèrent les propriétés des syndicats et ne dépendent que de la direction économique de la FPRK. Les fonctions électives et gestionnaires sont ainsi contrôlées et assurées par les mêmes personnes, ce qui suggère l’alignement obligatoire sur la « ligne générale » de la direction de la FPRK et, en retour, sur la promotion des « fidèles ». C’est ainsi que se déroulent les conférences des syndicats et du seul parti véritable au Kazakhstan. Naturellement, les syndicats et le parti sont unis dans leur désir de préserver « la stabilité ».
Le chant de cygne de la FPRK aura été l’expulsion de ses rangs des derniers syndicats progressistes : l’Association des travailleurs scientifiques (qui s’est opposée à la privatisation des Instituts de recherche) et l’Union régionale inter-industrielle ODAK (qui avait préconisé des méthodes de lutte radicales et soutenu les revendications de nationalisation de la production formulées dans plusieurs entreprises par les grévistes).
Syndicalisme dans la métallurgie et les mines
Au Kazakhstan il n’y a pas de structure syndicale pour l’ensemble des salariés de la métallurgie, le système ex-soviétique des syndicats de métier existe toujours. Par exemple, il y a un syndicat des mineurs de minerai. Si ce dernier ne s’est pas engagé ouvertement dans la répression des syndicalistes combatifs, il n’a pas non plus fait preuve d’une activité quelconque. Mais ses structures existent formellement dans de nombreuses entreprises. Les travailleurs d’entretien et ceux des entreprises produisant le matériel de transport sont pour leur part membres du syndicat des cheminots, qui est basé sur la compagnie para-étatique des Chemins de Fer du Kazakhstan. Ce syndicat est directement financé par la direction des Chemins de Fer, y compris les bonifications, et les salaires de ses permanents en dépendent et, réciproquement, les représentants patronaux font partie de la direction du syndicat. Il n’est donc pas surprenant que ce « syndicat » n’ait soutenu aucun des procès intentés par des cheminots licenciés au cours des dernières années. De même, il a activement soutenu la direction de l’entreprise de réparation automobile dAlmaty, contre les salariés qui ont commencé le 22 juin 2009 une grève pour exiger la nationalisation de l’usine.
Il s’agit là d’une maladie répandue chez les chefs des soi-disant « syndicats ». Le syndicat de Kazakhmys, un des principaux producteurs du cuivre allié avec Samsung, s’est ainsi opposé aux salariés grévistes en janvier 2008. Les dirigeants syndicaux de la région de Jezkazgan s’en sont violemment pris aux membres du comité de grève, les menaçant de licenciement. Le vice-président de cette entreprise contrôle ce syndicat, dont les dirigeants sont payés par le budget de Kazakhmys, ce qui les rend totalement indépendants des cotisations de leurs membres et de leurs intérêts. Une situation similaire existe à la Kaztsink Company, dans le Kazakhstan oriental.
Le syndicat des mineurs « Korgau », qui regroupe depuis 1996 les salariés des huit mines de charbon acquises par ArcelorMittal et ceux des entreprises sous-traitantes (près de 25 000 employés en tout), bien qu’il ait quitté la FPRK, poursuit une politique semblable. En 2006, Vyatcheslav Sidorov, alors à la tête de « Korgau », s’est opposé à la grève qui avait démarré dans les huit mines, exigeant qu’ils reprennent l’extraction, ce qui lui a valu d’être sifflé et agressé par les mineurs de fond qui manifestaient devant la mairie de Shakhtinsk. Daniyar Mirgayazov, qui l’a remplacé depuis, ne vaut pas mieux : il ne tente même pas de cacher qu’il reçoit une prime mensuelle d’ArcelorMittal pour le « maintien de la stabilité sociale »… En juin 2009 il a approuvé la réduction de salaires ouvriers de 14 %. Fin 2009 les mineurs ont commencé par équipes entières à demander leur désinscription de « Korgau ». Le syndicat a alors demandé à ArcelorMittal de les dépouiller de tous les avantages et de toutes les garanties stipulés dans la convention collective. Le conflit entre les mineurs et le syndicat a été porté devant le Tribunal de Shakhtinsk. Et les mineurs ont commencé la formation d’un syndicat alternatif.
Une situation analogue a eu lieu dans le comité syndical de Karaganda Metal Works (22 000 salariés), possédé également par Mittal Temirtau, une filiale d’ArcelorMittal. Les salaires y ont été réduits de 14 % et les salariés dans divers ateliers ont commencé à former des groupes d’initiative, étudiant la législation du travail et les conventions collectives. Le chef du syndicat officiel, Vladimir Dubinin, a tenté de nier le mécontentement des travailleurs et de cacher devant la presse qu’ils quittaient son syndicat. Il tente maintenant, main dans la main avec le patronat, d’arrêter ce mouvement par des menaces et les persécutions.
Affirmant qu’il a 20 000 membres, le Syndicat des travailleurs de construction mécanique, membre de la FPRK, a pratiquement cessé de fonctionner. Sa structure dans AZTM (Usine de technologie lourde) a organisé les travailleurs de manière indépendante et lutte pour sa nationalisation.
A l’instar de leurs collègues des autres syndicats officiels, les chefs du Syndicat des travailleurs du pétrole et leur conseil syndical de la province de Mangystau (Kzakahstan occidental, sur le littoral de la Mer Caspienne) ont tenté d’arrêter la lutte des foreurs de Burgylau Ltd. (en kazakh, burgylau signifie forage) en avril 2009. Les travailleurs ont immédiatement formé leur propre syndicat indépendant (2 000 membres) et ont organisé une grève sur le tas et la grève de la faim, réclamant la nationalisation de l’entreprise. Ce nouveau syndicat a rapidement reçu le soutien des travailleurs pétroliers d’autres entreprises — plus de 100 000 salariés — et le processus de création d’un syndicat intégré a commencé. C’est une situation nouvelle et encourageante, car des syndicats indépendants ont commencé à être formés dans diverses entreprises étrangères d’extraction du pétrole, par exemple par les travailleurs des champs pétroliers de Zhanazhol, dans la province d’Aktioubé (2 000 salariés). Les militants du champ de gaz de Karachaganak, près d’Ouralsk, un des plus importants gisements en Europe, exploité par le consortium international KPO (BG Group britannique, ENI italien, Chevron états-unien et Lukoil russe), ont également pris une position indépendante du Syndicat des ouvriers du gaz.
Aussi étrange que cela puisse paraître à la suite de cette énumération, le Syndicat (officiel) des travailleurs de la Compagnie d’uranium Kazatomprom (près de 40 000 salariés) s’est pour sa part engagé dans la défense de la main-d’œuvre, s’opposant au projet de licenciements massifs stimulés par la réorganisation de cette industrie et par le refus du gouvernement de développer de nouvelles installations de haute technologie. Plus de 6 000 salariés pourraient se trouver au chômage dans l’usine métallurgique d’Oulbinsk. Malgré la répression ce syndicat n’a pas l’intention de rentrer dans le rang, au contraire, il s’est engagé dans la construction d’une confédération syndicale indépendante. Mais il n’est pas parvenu à mobiliser tous les salariés du groupe : seulement 20 % l’ont rejoint fin 2009.
Nouvelles opportunités pour le syndicalisme indépendant
Les autorités ont fait tout ce qu’elles pouvaient pour stopper et, là où elles le pouvaient, interdire le processus d’auto organisation des travailleurs. Depuis que la loi « sur les grèves » et le Code du travail leur rendent aussi difficile que possible le recours à des actions collectives et à des grèves, il est pratiquement impossible de s’opposer aux licenciements. Il est vrai que le gouvernement a créé des « commission du travail », incluant les représentants de la FPRK, pour prévenir les licenciements, mais les patrons des grandes industries extractives ne semblent pas gênés par elles. Car en réalité il est difficile de trouver des cas de licenciement que ces « commissions » auraient empêchés. En attendant les boss syndicaux continuent à parler de « partenariat social » et de « stabilité », tout en permettant que des travailleurs soient victimes des prédateurs du monde moderne des affairistes.
Depuis la fin 2008 cependant, de nouvelles grèves et actions collectives ont été menées par les travailleurs dans divers secteurs. En règle générale ces actions étaient suscitées par le non payement des salaires ou leur forte réduction. En décembre 2008 les grèves ont été conduites par les travailleurs de la construction des grandes entreprises à Almaty et à Astana, par les travailleurs de maintenance des chemins de fer et par des conducteurs de minibus dans le sud de la capitale. Les employés municipaux à Taraz et les métallurgistes de Irtysh Chemical Metallurgical Plant ont organisé des grèves de la faim massives. L’action la plus impressionnante de cette sorte de réveil social a été la grève des ouvriers de construction d’Agip KCO (dans la province Atyraou au Kazakhstan occidental). Les grévistes ont organisé une manifestation massive et plusieurs milliers de manifestants ont affronté la police. Les travailleurs de deux autres entreprises les ont soutenus.
Le printemps 2009 a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire du mouvement ouvrier contemporain. Le point de départ ce fut la grève des ouvriers du pétrole de Burgylau Ltd. à Zhanaozen, à l’ouest du pays [1]. Deux mille ouvriers y ont exigé la réintégration de leurs camarades licenciés, le changement de la direction d’entreprise et la nationalisation de celle-ci. Ils ont occupé leur entreprise, protégeant ainsi les équipements d’un déménagement, et près de quarante d’entre eux ont mené une grève de la faim de vingt-deux jours. Deux ouvriers ont été emprisonnés et battus par des officiers du KNB (ex-KGB), qui n’ont pas hésité à tirer des grenades fumigènes dans la cellule de prison. Daniyar Besbayev, le président du comité syndical, a été agressé et accusé de charges criminelles. Néanmoins la grève de vingt-deux jours fut couronnée d’une victoire partielle : tous les salariés licenciés ont été réintégrés et une nouvelle direction d’entreprise a remplacé celle que les travailleurs contestaient.
Les 2000 ouvriers de l’entreprise de réparation automobile d’Almaty ont mené une autre grève importante, exigeant que le gouvernement réexamine les effets de la privatisation de leur entreprise, qui a mis cette entreprises stratégique dans les mains de propriétaires anonymes, la conduisant à la faillite, aux licenciements massifs et à la réduction d’activité. Une situation similaire s’est développée dans Almaty Heavy Engineering Plant, où le comité syndical a organisé des actions contre la fermeture des ateliers par les nouveaux propriétaires. Maintenant le dirigeant du comité de grève dans l’usine de réparation des automobiles, Esenbek Ukteshbayev, est poursuivi par les patrons et les autorités qui l’accusent d’avoir organisé « une grève illégale ».
Les observateurs prévoient une montée des protestations ouvrières et des nouvelles actions massives dans diverses provinces du Kazakhstan. Un fait marquant des conflits du travail en 2009 c’est qu’en règle générale ils se sont déroulés sans le soutien des syndicats officiels. Parfois, comme dans l’entreprise de réparation automobile à Almaty, le comité syndical officiel s’est ouvertement aligné sur la direction d’entreprise, agissant comme son instrument. Selon le comité de grève, même le syndicat national au lieu de soutenir les revendications des salariés a adopté une attitude attentiste, que les travailleurs ont perçu comme favorable aux propriétaires.
En réponse à de telles attitudes les travailleurs ont commencé à développer des groupes d’initiative ou des comités de grève lorsque les grèves étaient en cours et ont également investi d’autres associations. Par exemple l’association des familles de mineurs à Shakhtinsk joue le rôle d’un syndicat. A Karabatan, Zhanaozen, Karabulak (siège de l’usine sucrière de la province d’Almaty) et dans l’entreprise de réparation automobile d’Almaty les mobilisations ouvrières ont été organisées par des syndicats indépendants ou des comités syndicaux formés d’en bas par les travailleurs. On observe également fréquemment qu’ils manifestent leur manque de confiance dans les syndicats « soviétiques » censés les représenter officiellement, en les quittant.
En mai 2009, la première conférence de coordination de divers comité d’initiative de base, comités de grève et organisations syndicales indépendantes a eu lieu à Almaty. L’évènement a été en grande partie organisé par l’association syndicale ODAK, dirigée par Marat Moldabekov, président du syndicat combatif des travailleurs scientifiques. Les syndicalistes de base et les militants des syndicats indépendants ont débattu de la manière de consolider leur coordination et d’organiser les campagnes de solidarité. Les associations syndicales et les groupes de travail de Zhanaozen, Aktobe, Kostanay, Kokshetau, Jezkazgan, Karaganda, Oust-Kamenogorsk (Öskemen), Semipalatinsk (Semeï), Taldy-Korgan, Chymkent et Almaty avaient répondu à cet appel visant à former et renforcer un front uni.
Les militants les plus connus du mouvement ouvrier kazakh étaient présents, dont le dirigeant des mineurs et organisateur de la Confédération libre des syndicats Pavel Shumkin, le président du syndicat Défense du travail et dirigeant de la grève des fondeurs du cuivre au Kazakhstan oriental Ivan Bulgakov, le dirigeant des travailleurs grévistes de Burgulau Ltd. Daniyar Besbayev, ainsi que Kanatbek Murzatov, militant mineur de Jezkazgan. L’importance de cet événement, c’est que pour la première fois il s’agissait d’un forum de débat et de dialogue entre militants ouvriers. Comme il y avait deux sortes de militants présents, cela n’a pas été sans tensions. Une minorité de présents — des fonctionnaires syndicaux — et la majorité, composée de militants de base, ne parlaient pas toujours le même langage et ne parvenaient pas à se comprendre correctement. Mais l’attitude militante de ces nouveaux dirigeants ouvriers, qui venaient à la conférence des puits de pétrole, des mines et des planchers des usines (à la différence de certains vieux dirigeants des syndicats indépendants qui ont émergé au début des années 1990) apportait une fraicheur et témoignait de l’émergence d’une nouvelle génération de cadres syndicaux au travers de la récente vague des luttes. De nombreux intervenants ont souligné que, paradoxalement, la crise actuelle a créé des conditions nouvelles, favorables, pour la renaissance du mouvement ouvrier organisé et que les luttes de masse sont réellement « au coin de la rue ».
La conférence a adopté la proposition, avancée par les militants de Résistance socialiste [2], de créer un centre permanent de coordination et d’information en vue d’aider le mouvement syndical indépendant, qui a déjà commencé à opérer sous les auspices d’ODAK [3]. La conférence a aussi adopté un communiqué, proposé par Pavel Shumkin, dont la thèse centrale est que la lutte unifiée des travailleurs est une lutte pour les droits économiques et politiques à la fois, c’est-à-dire pour la liberté de rassemblement, d’organisation, de parole et le droit de lutter contre la législation qui nuit aux intérêts des travailleurs. Depuis cette conférence nous avons assemblé les documents en vue d’enregistrer des associations syndicales régionales et une Union républicaine interentreprises des syndicats, dont les buts ont été élaborés. Une nouvelle conférence est prévue en 2010, qui devrait regrouper les participants de la première conférence ainsi que des nouveaux groupes dans le but de créer les structures unifiées pour le mouvement ouvrier.
Les corporations transnationales
De nombreuses entreprises transnationales sont actives au Kazakhstan. Ce sont elles qui ont pris le contrôle de la quasi-totalité des industries extractives. La situation des travailleurs est particulièrement détestable dans les usines et les mines du producteur de cuivre Kazakhmys et du sidérurgiste ArcelorMittal. C’est là qu’il y a le plus d’accidents du travail, dont beaucoup d’accidents mortels, car les employeurs font des économies en ne renouvelant pas les équipements et en omettant de dégazer les puits. Dans certaines entreprises, alors que les équipements ont été amortis à 100 %, le patronat continue à les exploiter. Partout les équipes de secours, de maintenance électrique et de réparation ont été congédiées.
Le patronat prend prétexte de difficultés économiques pour imposer des « changements structurels » qui intensifient l’exploitation de la main-d’œuvre. Les travailleurs kazakhs sont traités avec un dédain particulier dans les entreprises à participation de capitaux étrangers. La politique anti-ouvrière de Shymkent Cement (Italcementi Group) est devenue à ce titre-là symbolique.
Avec le consentement silencieux des autorités de l’État ces « mesures anti-crise » visent en premier lieu la réduction des salaires en violation de tous les droits des travailleurs. « L’intensification du travail » signifie dans la pratique qu’ils sont soumis à la surexploitation cruelle tout en recevant les mêmes salaires de misère. Les normes de rendement sont augmentées et les salariés sont incités à prendre des responsabilités additionnelles et à combiner diverses qualifications professionnelles sans qu’en règle générale leurs salaires ne soient augmentés. Les licenciements et les mises à pied sont un outil dans les mains des patrons pour obliger les salariés à doubler leurs bénéfices.
L’attitude des compagnies pétrolières et gazières transnationales a provoqué également la protestation des écologistes. Ainsi, à la suite de la manière dont les champs de pétrole et de gaz dans le Kazakhstan occidental ont été développés par Karchaganak Petroleum Operating BV (un consortium international dont Chevron fait partie), l’association écologique Sauvetage Vert, le Bureau du Kazakhstan pour les droits humains et le respect de la légalité, ainsi que l’Association civique de Shanyrak ont intenté un procès au gouvernement du Kazakhstan pour non protection des droits des habitants de Berezovka [4].
La désindustrialisation et la revendication de nationalisation
La crise économique et les privatisations ont produit de nouveaux processus de désindustrialisation et une nouvelle vague de suppression des emplois et de licenciements. Le Fonds national de bien-être « Samruk-Kazyna » [5], un monstre qui incarne la capitalisme d’État au Kazakhstan (il a même englouti le ministère de l’Industrie), est devenu un instrument pour le démantèlement des principales industries du pays. Avec son aide, le groupe oligarchique du beau-fils du président Nazarbayev, Timur Kulobayev, se débarrasse de manière systématique de ses concurrents et concentre la redistribution de la propriété publique dans ses mains, en particulier les gisements d’hydrocarbures et les entreprises qui font des bénéfices.
Ce même groupe effectue également la liquidation systématique des usines et donne des ordres de licenciements collectifs. Après avoir « nettoyé » l’administration de Kazatomprom, le représentant du président et ex-ministre de l’industrie et du commerce, Vladimir Shkolnik, a dit littéralement à une réunion de la direction : « Nous n’avons pas besoin de technologies nouvelles, ni d’amélioration de la production ». Cette politique se reflète maintenant dans la liquidation délibérée de la fabrication des pastilles d’uranium (combustible) et d’autres produits qui étaient exportés. En pratique cela signifie le retour à la seule activité d’extraction d’uranium et l’abandon de sa transformation. L’usine métallurgique d’Oulbinsk a déjà réduit son activité à deux jours de travail par semaine et pourrait cesser son activité, ce qui supprimera l’emploi de ses 6 000 ouvriers hautement qualifiés. Naturellement, après que les directeurs de cette profitable entreprise aient été arrêtés, les projets de construction en Chine et les contrats avec les entreprises européennes et japonaises ont été interrompus. Dans cette histoire le lobbying des producteurs russes est évident, car ce sont eux qui se sont emparés de toutes les parts profitables du gâteau. Mais ce n’est pas l’essentiel. Les classes dominantes au Kazakhstan espèrent aussi détruire ainsi une concentration ouvrière pour prévenir la radicalisation du mouvement ouvrier et l’émergence de nouveaux syndicats. La destruction de la base sociale des futures actions de masse, tel est le but poursuivi. Le Fonds national de bien-être « Samruk-Kazyna » a déjà fait circuler une directive pour licencier 30 % de la force de travail dans de nombreuses entreprises, y compris dans l’entreprise de réparation automobile d’Almaty dont les grévistes ont exigé la nationalisation.
L’arrêt de la production et la liquidation des forces productives du pays sont non seulement le résultat des directives de la nouvelle haute bourgeoisie et des banques, mais aussi des efforts des petits entrepreneurs et des escrocs. Tous voient là une possibilité pour dépouiller les anciennes usines publiques de leurs capitaux, machines et équipements, de se les approprier à très bas prix, de pouvoir hypothéquer leurs bâtiments et leurs terrains pour obtenir ainsi des lignes de crédit. Au cours des périodes de crise et d’appropriation de la propriété publique la bourgeoisie essaye ainsi d’extraire tous les sucs des usines et des ouvriers qu’elle possède ou contrôle pour ne laisser dans son sillage que des friches.
Les luttes à Zhanaozen et dans l’entreprise de réparation automobile d’Almaty ont montré que le mouvement ouvrier est en train de se politiser. C’est une réaction aux licenciements massifs, aux réductions de salaires, à l’exploitation croissante et à la destruction des installations productives. Les travailleurs comprennent maintenant la revendication de nationalisation d’une manière totalement différente de celle de l’opposition libérale ou des bureaucrates gouvernementaux. Pour eux, cette revendication symbolise la nécessité de préserver leurs emplois et la production elle-même. Cela a également revigoré les élections des comités syndicaux au cours desquelles les militants radicaux se sont portés candidats. Il s’agit d’un important indicateur de l’état d’esprit actuel des masses travailleuses.
Le besoin de coopération et de solidarité
Le mouvement syndical est ainsi en train de renaitre et de se renouveler à partir d’initiatives venant de la base. De plus en plus de nouveaux militants et de groupes émergent. Travaillant parfois clandestinement, menacés de licenciements, de répression politique et même de violence physique, ils sont prêts à créer des nouvelles organisations ouvrières et ont déjà commencé à le faire. Ce sont des militants sincères qui sont prêts à se dévouer pour la cause des travailleurs, ils sont libres des fardeaux du passé et des dispositifs étranges des ONG contemporaines. C’est ce processus que nous essayons de structurer pour l’orienter vers l’adoption d’un programme unifié de revendications et pour pouvoir former dans le futur proche une organisation des syndicats couvrant tout le pays.
Dans les conditions de persécution policière à laquelle nous devons faire face, les contacts avec les syndicats internationaux sont très importants : quand nos militants subissent la répression, ils peuvent organiser des campagnes de protestation ; quand les travailleurs kazakhs entrent en action, ils peuvent organiser des campagnes de solidarité. L’énorme expérience pratique accumulée dans les luttes sociales par les diverses branches nationales de la classe ouvrière mondiale est extrêmement importante pour nous et il est essentiel que nous puissions faciliter les échanges d’idées et d’expériences.
Ainur Kurmanov