L’étude des mammifères sauvages est souvent difficile, étant donné la nécessité de devoir mobiliser parfois d’importants moyens techniques pour mettre en évidence la présence des animaux. L’observation directe est chronophage car elle implique d’observer des animaux qui sont nocturnes, particulièrement discrets et présents en faible densité. La capture est une méthode sensible car elle peut impliquer des risques de stress et de mortalité des animaux, sans compter le coût élevé du matériel. Enfin l’étude des indices de présence (empreintes, reliefs de repas, déjections) reste une alternative, mais elle ne permet pas toujours une détermination jusqu’à l’espèce. Le suivi des populations est d’autant plus laborieux qu’il nécessite d’accumuler beaucoup d’informations, alors que les mammifères sauvages sont avares d’en fournir.
Pourtant la connaissance de la présence des mammifères terrestres est un enjeu important, notamment pour la cohérence des politiques de conservation de la biodiversité, avec leur prise en compte dans la concrétisation des démarches de protection. En milieu urbain, cette connaissance de la présence des espèces répond à un enjeu triple. Le premier est celui de la connaissance pour elle-même. Celle de la distribution locale des mammifères urbains, et néanmoins sauvages, reste parcellaire, leur étude étant peu valorisée dans une culture naturaliste encore dominée par la prime au « remarquable » et à la rareté. Le second enjeu tient à celui de la protection de la nature en ville où certaines communautés mammaliennes peuvent être particulièrement fragiles. Enfin, des espèces urbaines se développent à l’inverse avec des densités importantes et en posant des problèmes sanitaires. C’est le cas par exemple du rat surmulot Rattus norvegicus. La connaissance au plus fin de l’état des populations peut permettre d’ajuster également au plus fin les méthodes de lutte, dans le but d’un impact minimum pour l’environnement.
Dans ce contexte et à la suite d’expérimentations de la même méthode dans d’autres milieux (1), j’ai procédé entre les mois d’avril et de juillet 2008 à une étude des populations de micromammifères terrestres du Parc des Beaumonts à Montreuil, de façon bénévole. J’ai expérimenté dans le cadre de ce travail la technique alternative des « tubes capteurs », qui permet la récolte d’échantillons de poils, technique d’étude que je développe par ailleurs dans un cadre professionnel. Les résultats de l’inventaire permettent une double réflexion sur la technique elle-même et sur l’écologie du parc.
Données préalables sur le peuplement des micromammifères du Parc des Beaumonts
Les repérages préalables et en marge de l’expérimentation m’ont permis d’inventorier plusieurs espèces. Des observations menées par les nombreux naturalistes qui parcourent les Beaumonts permettent en outre de discuter mes propres observations, qui restent partielles (voir la compilation des témoignages au 24 avril 2010 par Pierre Rousset, en ligne sur le site [1]).
Au plan des rongeurs arboricoles, un gîte a été découvert à l’automne 2007 qui évoque celui du lérot Elyomis quercinus. Une fouille exhaustive (mais tardive, en début d’hiver) de la strate arbustive du parc (à l’exception des coteaux boisés orientés à l’est) ne m’avait pourtant pas permis d’en découvrir d’autres pour confirmer l’hypothèse. Les témoignages recensés signalent seulement la présence sporadique de l’écureuil roux Sciurus vulgaris. L’hypothèse du lérot reste toutefois envisageable. La présence de l’animal est connue dans de nombreux parcs franciliens. Son écologie est suffisamment plastique pour lui permettre de coloniser de nombreux milieux, y compris les plus anthropiques.
La musaraigne musette Crocidura russula a été observée directement. Des cadavres ont également été collectés, qui permettent une confirmation de la détermination grâce à l’examen de la denture. L’espèce est relativement commune et bien connue au Parc des Beaumonts. Je l’ai observée principalement à l’est du parc à proximité du centre technique de la voirie, et dans le sud, zone qui incluait de nombreux habitats intermédiaires entre la pelouse et la friche boisée. Dans ses déplacements quotidiens, l’animal suit préférentiellement les sentiers et les chemins tracés par l’homme. Il n’est ainsi pas rare de pouvoir y collecter des cadavres.
Enfin du côté des petits rongeurs muridés, c’est le campagnol agreste Microtus agrestis que j’ai pu observer. Les campagnols sont présents et localement abondants dans tous les espaces herbacés de prairie grasse, où les graminées ne sont pas coupées à ras mais laissées inflorescentes. J’ai pu également observer plusieurs individus sous des souches dans les roselières asséchées du sud-est du parc. La compilation de témoignages signale la présence possible du campagnol des champs Microtus arvalis. La distinction des deux espèces est particulièrement difficile. Des séances de capture permettraient peut être de confirmer la présence de l’une ou l’autre, ou des deux. En l’état, je n’exclus pas la possibilité de ma propre erreur.
Les témoignages recensés signalent également la présence de trois espèces commensales (souris grise Mus musculus, rat surmulot Rattus norvegicus et mulot sylvestre Apodemus sylvaticus). Enfin une espèce forestière, le campagnol roussâtre Clethrionomys glareolus, est connue pour avoir été capturée. Cette donnée est convergente avec celle de la présence du triton alpestre Ichthyosaura alpestris dans le parc. Ces deux espèces forestières peuvent témoigner de la biodiversité relictuelle de Montreuil et des anciens paysages de la ville. Leur présence peut également être issue de phénomènes de dispersion depuis le Bois de Vincennes, relativement proche même si la connectivité est drastiquement limitée par la trame urbaine.
La technique des tubes capteurs
Le principe des tubes capteurs est très simple. Ils permettent, à l’aide de scotch, de collecter des poils du dos des animaux lorsqu’ils pénètrent dans le tube pour y capturer un appât. La détermination peut ensuite être réalisée avec l’observation des poils au microscope. La forme des cellules médullaires et la forme du poil observé en coupe permettent d’identifier soit le genre, soit l’espèce. Pour cela j’utilise la bibliographie et un ouvrage de détermination (2), ainsi qu’une série de poils de référence constituée à partir des collections du Muséum national d’histoire naturelle.
La limite de la détermination varie selon les groupes. Pour les carnivores et de nombreux rongeurs, il est possible d’atteindre l’espèce. Pour d’autres, elle se limite au genre.
un tube capteur
utilisé au Beaumonts
Les tubes ont été fabriqués et pensés dans la continuité d’autres expérimentations, basés sur l’utilisation du PVC gris rigide utilisé en plomberie. Pour des questions de coût, de facilité de fabrication et d’ergonomie, j’ai cette fois utilisé un autre matériau. Les tubes sont taillés dans une gaine souple et striée d’un diamètre de 38 mm, vendue dans les magasins de matériaux pour l’isolation de câbles électriques. Ils sont taillés à la main au cutter en sections de 10 cm. La partie supérieure de chaque extrémité, à une hauteur de 25 mm, est retirée. À chacune de ces extrémités un simple scotch crystal est posé.
Deux possibilités s’offrent ensuite pour l’installation du matériel. Dans la strate arborescente, le rainurage permet de les fixer le long des troncs ou des branches, de façon à capter le passage d’espèces arboricoles.
Au sol, comme ici dans cette expérimentation, il est possible de percer chaque extrémité à l’aide d’un clou en acier de charpentier, afin de pouvoir fixer le tube simplement en le plantant. Lors de l’installation, une fois fixé et équipé de scotch, il faut placer un appât au milieu. Je les réalise pour ma part en agglomérant de la sardine avec la quantité la plus minimale possible de farine.
un exemple
des échantillons collectés
En entrant dans le tube pour capturer l’appât, chaque animal va ainsi laisser un échantillon de poil qui pourra être analysé. Le prélèvement est totalement indolore : le scotch ne va retenir que des poils en passe de tomber. La fréquentation des tubes peut également être liée au comportement exploratoire.
Dans le Parc des Beaumonts, j’ai disposé 60 tubes tous les 5 mètres en deux lignes de 35 et 25. Chaque ligne débute à proximité de la mare perchée et traverse les nombreux habitats présents, depuis les prairies jusqu’aux zones de friche au sud. Les tubes sont récoltés toutes les semaines jusqu’au mois de mai.
Résultats
Les tubes ont permis de capter le passage de campagnols du genre Microtus. Pour ce groupe, il n’est pas possible d’atteindre l’espèce. Étant donné mes propres observations, j’ai attribué ces passages au campagnol agreste, mais cette attribution reste discutable. Dans l’ensemble des relevés, le taux de fréquentation des tubes s’établit à 68,5 %. Le passage de Crocidura russula n’a pas été enregistré, ni celui des autres espèces connues de micromammifères. Cela ne signifie pas pour autant l’absence des animaux. Le dispositif n’a peut être pas permis de capter leur présence du fait de l’implantation du matériel au fil des habitats, de la taille des tubes (le diamètre est peut être trop grand pour les musaraignes), du comportement exploratoire ou encore d’éventuels phénomènes de compétition interspécifique.
Pour le campagnol agreste, les tubes sont particulièrement propices et stimulants. Ils reproduisent ainsi la structure tubulaire et semi-enterrée des colonies que l’animal creuse dans les ourlets herbacés.
Les manipulations ont permis de confirmer l’intérêt des tubes capteurs, et notamment de cette forme. Ils sont extrêmement simples et rapides à fabriquer. Leur coût revient à quelques centimes par unité, ce qui les rend très attractifs et accessibles. De la gaine de couleur verte a été utilisée pour des questions de discrétion, mais du matériel orange existe également, pour au contraire faciliter le repérage. Par contre, les tubes ont été implantés avant la fermeture des espaces de prairie. Malgré la discrétion du dispositif, une quantité relativement importante a ainsi été déplacée et parfois perdue, probablement par jeu, la zone étant particulièrement fréquentée par les enfants.
L’enregistrement des captages est par ailleurs directement corrélé à la fréquentation connue du campagnol agreste. Ce dernier exploite préférentiellement les zones où l’herbe est maintenue à une hauteur importante. Il supporte ainsi beaucoup moins la compétition du pâturage que le campagnol des champs, d’où une plus grande rareté. La totalité des tubes implantés dans de tels espaces (observables par exemple le long des talus à proximité de la mare perchée) ont enregistré le captage d’au moins un animal. À l’inverse, les milieux plus forestiers à couverture ligneuse ou encore les espaces de prairie mis à ras par brûlis en 2008 n’ont pas permis d’enregistrer de passages. Les tubes permettent donc d’enregistrer l’exploitation de la fréquentation du milieu de façon très fine.
L’intérêt de la population de campagnols
… un rongeur aménageur
Animal au comportement particulièrement fouisseur, le campagnol agreste est un remarquable allié des gestionnaires du parc, de par ses travaux de terrassement qui bénéficient à un large corpus de petits animaux terrestres. Pour assurer leur propre sécurité dans leurs déplacements et limiter leur mise à découvert, les campagnols percent de vastes galeries, microcavités, tunnels et couloirs semi-enterrés dans la terre et la végétation. Il en résulte la multiplication de microhabitats souterrains et de refuges stabilisant une fraîcheur et une humidité propices à de nombreuses espèces animales, souvent nocturnes. Insectes, mollusques terrestres (escargots, limaces…) sont nombreux à fréquenter ces galeries. Parmi les différentes espèces d’amphibiens présentes aux Beaumonts, la prospection a permis d’observer l’utilisation des galeries de campagnol par le triton palmé Lissotriton helveticus et le crapaud commun Bufo bufo. Il est probable que les autres espèces connues du site, par exemple l’alyte accoucheur Alytes obstetricans et le triton alpestre, fassent de même. Ces zones de refuge sont déterminantes pour la présence des amphibiens, qui en phase dite « terrestre » (hors de la période printanière de reproduction où ils fréquentent les mares) recherchent des microhabitats leur permettant d’affronter la sécheresse, la chaleur et le froid. L’implantation de souches et d’empierrements peut permettre de créer ces habitats, mais de façon concentrée. Les campagnols permettent leur multiplication de façon diffuse dans l’ensemble des pelouses qu’ils fréquentent.
… une ressource alimentaire
Les campagnols sont susceptibles de se développer en densités importantes, de façon cyclique. Ils constituent alors une ressource alimentaire de choix pour les populations de carnivores, elles-mêmes assurant par la prédation un rôle de régulateur. Le Parc des Beaumonts est fréquenté ainsi par le faucon crécerelle Falco tinnunculus. Parmi les mammifères, deux espèces observées lors de l’étude sont bien connues des naturalistes qui parcourent la zone. D’abord le renard roux Vulpes vulpes. Il peut être observé directement. Par ailleurs, des empreintes ou des excréments déposés comme marqueur du territoire peuvent être recensés. La fouine Martes foina est également présente. Pour ma part, j’en ai observé plusieurs individus la nuit dans les rues autour du parc. Dans le parc lui-même, il est possible comme pour le renard d’en observer les empreintes et les excréments, déposés sur les rochers pour signifier sa présence à ses congénères.
Développements
La technique des tubes capteurs est une méthode prometteuse pour le suivi des populations de mammifères, notamment en contexte urbain. La technique est particulièrement douce puisqu’elle n’engendre aucun dérangement pour les animaux, et encore moins de risques de mortalité ou de mutilation. Elle peut être utilisée par les équipes associatives de naturalistes ou les services municipaux qui désirent mettre en place de tels suivis. Des développements sont à mener pour préciser les possibilités de détermination et permettre le captage de plus larges corpus d’espèces. Par ailleurs des travaux de recherche sont en cours pour permettre une évaluation quantitative des populations grâce aux tubes, ceux ci n’autorisant en l’état que l’enregistrement de la fréquentation. Une ambition, toujours en contexte urbain, serait de permettre grâce aux tubes un suivi quantitatif des populations de rat surmulot afin d’ajuster et de planifier au plus fin les actions de régulation de manière à en limiter l’impact écologique.
Dans le contexte des trames vertes avec la restauration des axes de connectivité entre les sites, la technique des tubes capteurs pourrait s’avérer particulièrement efficace. Les mammifères terrestres et arboricoles peuvent constituer un indicateur précieux étant donné les contraintes que supposent les limites de leur locomotion. Peu onéreuse et autorisant un enregistrement très fin de l’exploitation du paysage, la méthode permettrait ainsi de tester l’efficacité réelle des corridors restaurés, en vérifiant leur utilisation par la petite faune terrestre à des échelles de quelques mètres. Au Parc des Beaumonts, il serait possible d’envisager l’implantation de tubes capteurs dans les arbres pour qualifier la fréquentation par l’écureuil roux et peut être vérifier celle du lérot. La protection de l’écureuil peut constituer un enjeu patrimonial en soi. De plus sa présence témoigne du degré de connectivité des trames boisées.
Enfin les tubes capteurs seraient un outil particulièrement intéressant à exploiter pour l’éducation à l’environnement en général et l’initiation à la mammalogie en particulier. Ils permettent de s’affranchir des contraintes de temps et de terrain, en toute sécurité pour les animaux. Ils autorisent la conduite d’un projet pédagogique complet mêlant suivi scientifique, approche naturaliste, microscopie, travail manuel et matérialisation des échantillons.
Alexis Martin,
Juillet 2010
alexis.explorer yahoo.fr
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