Pour commencer, peux-tu nous parler du rendez-vous de cette année et des rencontres que tu as eues avec d’autres syndicats ?
Sami Evren – L’importance de l’OIT pour nous c’est qu’elle demande l’application des droits « standardisés » de la classe ouvrière internationale. Comme les droits de la classe ouvrière turque sont au-dessous de ces standards, chaque année nous dénonçons les conditions de travail et d’organisation et les attaques des gouvernements au pouvoir contre le mouvement ouvrier turc et demandons l’application de ses droits internationaux. Chaque année nous faisons mettre les gouvernements turcs sur la liste noire, mais ils continuent quand même de refuser de reconnaître et d’appliquer ces normes.
Cette année encore, nous avons fait inscrire la Turquie parmi les 25 pays qui bafouent les droits internationaux des travailleurs∙euses, alors que le gouvernement en place prétendait que les conditions s’amélioraient en Turquie. D’année en année c’est le même bras de fer entre eux et nous.
Les syndicats et les gouvernements européens ne s’intéressent pas tant à ce rendez-vous de l’OIT. Ce sont surtout les confédérations syndicales d’Asie, d’Amérique Latine et du Proche Orient qui sont présentes pour mener les débats et négociations dont je parle.
Il faut dire que l’OIT n’a pas le pouvoir de faire appliquer ces droits par les gouvernements concernés. Le fait de dénoncer est loin d’être suffisant. Nous ne faisons que répéter nos problèmes et remettre encore et toujours les besoins et les problèmes des travailleurs∙euses turcs à l’ordre du jour sur la scène internationale...
Parlons un peu si tu veux bien de KESK et plus généralement du mouvement ouvrier actuel en Turquie.
La population de la Turquie est de 72 millions. Il y a 20 millions de travailleurs∙euses dans la production. Seuls 10 % d’entre-eux sont syndiqués. S’organiser syndicalement dans le secteur privé est très difficile. Ce qui fait que la grande majorité des travailleurs-euses syndiqués sont ceux du service public. TURK IS qui est une confédération pro-gouvernement depuis toujours a 600 mille membres. KESK en a 250 mille. A l’exception de KESK, les autres syndicats sont pro-gouvernementaux...
Les travailleur·euse·s du service public n’ont pas le droit à la grève et aux prud’hommes. La pression des partis politiques joue donc un rôle important, ce qui conduit les gens à adhérer à tel ou tel syndicat proche des partis bourgeois. C’est une des raisons essentielles pour lesquelles KESK souffre beaucoup dans son travail syndical sur les lieux de travail. Ils nous font payer notre indépendance par tous les moyens en nous empêchant de nous organiser
D’autre part, 53% de l’économie turque est au noir ou au gris, « non-imposable » pour ce qui est des taxes et des charges sociales. Des millions de travailleurs∙euses travaillent sans aucun droit, ce qui rend le travail syndical quasi-impossible. Malgré ces difficultés KESK refuse d’axer son travail sur la concurrence intersyndicale. Nous insistons sans cesse sur l’union des travailleurs...
Dès le début de la crise financière, nous avons organisé des manifestations ouvrières dont certaines unitaires. Par exemple, le 15 février dernier la grande manif unitaire ouvrière de 100 mille personnes à Istanbul, une première depuis longtemps avec toutes les confédérations réunies. Elle a fait beaucoup de bruit dans le pays et elle a été suivie par les autres villes les jours suivants. Nos manifs unitaires étaient à telle point influentes qu’il y a eu un recul significatif dans les votes pour le parti au pouvoir (AKP) pendant les élections régionales qui ont suivi…
Un des plus sérieux problèmes de la politique intérieure en Turquie est le problème kurde. Quel est son influence dans la lutte syndicale ?
KESK ne s’arrête pas au syndicalisme de salaire, il insiste pour donner son avis et intervient dans les autres problèmes du pays comme celui de la question kurde notamment. Nous travaillons de manière active pour la paix avec les Kurdes. Nous nous sommes positionnés contre l’armée et les tentatives coups d’Etat et contre l’existence du groupe paramilitaire (ERGENEKON) au sein de l’Etat et de l’armée.
Le fait que nous exigions la paix avec les Kurdes, en leur reconnaissant tous les droits démocratiques, a attiré beaucoup de travailleurs·euse·s kurdes au KESK. Par contre, dans les régions où vivent les Kurdes, le travail syndical rencontre plusieurs difficultés : d’une part dans ces régions le pourcentage d’économie au noir est encore plus élevé qu’à l’échelle nationale. Deuxième difficulté, c’est que l’industrie y est beaucoup moins développée. Il faut ajouter à cela le désintérêt total des autres syndicats face à la question kurde.
A la lumière de tout ceci, comment vois-tu l’évolution du mouvement syndical et plus généralement l’avenir de mouvement ouvrier en Turquie ?
Si le syndicalisme turc arrive à dépasser ses problèmes d’unité et de démocratie interne, il a devant lui des beaux jours de luttes ! Il y a une classe ouvrière jeune qui est prête à se battre pour ses droits. Un syndicalisme qui aura des liens organiques avec la classe ; un syndicalisme où les travailleurs∙euse·s ne seront pas que des « invités », mais où ils seront « chez eux » pourrait se développer plus rapidement que l’on ne l’attend.
D’autre part, cet avenir du mouvement ouvrier dans son ensemble en Turquie dépend beaucoup de la lutte pour une démocratie élargie. Si nous arrivons à relier le combat pour la résolution de la question kurde et le retrait total de l’armée de la vie politique au combat pour la justice sociale, nous aurons un bel avenir devant nous.
Propos recueillis par Gazi Sahin