Cette opération intérieure d’envergure, appelée opération Green Hunt, littéralement opération Chasse Verte, est coordonnée par le premier ministre indien, Chandambaram. La stratégie du gouvernement est de « nettoyer, tenir et construire », c’est-à-dire débarrasser les zones tenues par les naxalites, occuper militairement ces territoires, tout en prétendant ensuite y développer une activité socio-économique.
L’opération Green Hunt
Il s’agit du déploiement de plus de 60 000 hommes dans le centre de l’Inde, dont les commandos spéciaux de police anti-insurrectionnelle, de la police frontalière indo-tibétaine et de la sécurité aux frontières [1]. Avant son lancement, cette opération a été accompagnée en novembre 2009 par une campagne dans la presse nationale pour l’encourager et la justifier. Il s’agissait de préparer l’opinion à éradiquer le « péril rouge » et désarmer ceux qui menacent la démocratie et la sécurité intérieure du pays.
Le 6 avril, une attaque des naxalites a fait 76 morts parmi les paramilitaires dans l’Etat du Chhattisgarh, dans le Centre-Est. Ce n’est pas la première, mais le choc est venu de son effet de surprise, de son audace et de son ampleur. Comment des insurgés paysans ont-ils pu mettre en échec le gouvernement ? Selon la presse nationale, c’est le coup le plus dur porté aux forces de l’ordre depuis l’intensification de la guerre du gouvernement indien contre les naxalites.
Si la discussion dans la presse nationale a d’abord porté sur l’impréparation de ces militaires à l’épaisse jungle du Chhattisgarh, des articles ont commencé à souligner que la guérilla maoïste n’était pas qu’un problème de sécurité publique [2] mais un problème social et politique, et à reconnaître que les tribus adivasis [3], les habitants des forêts qui rejoignent les naxalites, le font du fait de l’absence d’une politique de développement dans ces régions. Il faut dire que d’ordinaire la presse bourgeoise s’intéresse peu aux pauvres et cultive les préjugés contre les populations tribales qu’elle juge incultes et misérables.
Après l’embuscade du 6 avril, quelques officiels dans les gouvernements des différents Etats se sont exprimés pour une autre politique vis-à-vis des tribus adivasis pour répondre aux besoins d’accès au développement, aux soins médicaux, à l’accès en eau potable, à la construction de routes, à l’électrification et surtout à l’arrêt du soutien par l’Etat des milices [4].
Qui sont les naxalites ?
Le mot naxalite est aujourd’hui utilisé de manière interchangeable avec « maoïste » alors que tous les mouvements maoïstes aujourd’hui en Inde ne sont pas partisans de la guérilla. Après qu’en 1967 au Bengale Occidental, les paysans du village de Naxalbari aient saisi le riz d’un propriétaire foncier, différents groupes armés maoïstes ont implanté leurs maquis dans les forêts et les campagnes isolées. En septembre 2004, deux groupes maoïstes importants ont fusionné pour former le PCI (Maoïste).
Après les élections fédérales indiennes de mai 2009, le PCI (Maoïste) a amplifié ses attaques dans différents Etats du pays. Les cadres militaires du PCI (Maoïste) sont estimés à 20 000 et leurs sympathisants à des centaines de milliers. Leurs activités sont présentes dans 37 % des districts du pays (soit 16 des 28 Etats indiens) avec une implantation principale dans les Etats du Jharkhand et de l’Andhra Pradesh. Ce qui est énorme. Cela prend la forme d’un « corridor rouge » qui va de la frontière népalaise aux côtes du Sud-Ouest. Les naxalites revendiquent également une implantation dans les zones urbaines.
La politique des naxalites est différente selon les Etats. Dans tous les cas, les cibles des attaques sont les forces de sécurité. En Orissa, ce sont des écoles ou des bâtiments publics pour éviter leurs utilisations par les militaires. Au Bengale Occidental, ce sont les membres du gouvernement ou du Parti Communiste Indien (Marxiste). Le PCI(M) [5] y est au pouvoir depuis 30 ans et a appliqué une politique néolibérale. Dans certaines zones contrôlées par les naxalites, il arrive que des personnes étiquetées « opposants de classe » soient amputées d’un membre ou sommairement exécutées ou que des engins incendiaires placés sur les routes touchent non pas des militaires, mais la population.
Ce sont les adivasis et les dalits [6] qui alimentent les rangs du mouvement. C’est-à-dire les populations les plus pauvres de l’Inde, victimes de l’extrême brutalité des rapports sociaux. Ce sont les plus touchées par la violence rurale, l’injustice, la discrimination des castes. En allant vers les tribus, les naxalites ont comblé un vide politique.
L’éviction de populations rurales de leurs terres
Ces cinq dernières années, les gouvernements de divers Etats ont signé des centaines d’accords avec des sociétés pour plusieurs milliards de dollars, tous secrets, pour la construction de barrages, l’exploitation de mines, la construction d’aciéries, d’usines de production d’électricité, de raffineries d’aluminium. Il s’agit de spolier les paysans et les populations tribales de leurs terres pour y développer des projets industriels : le sous-sol regorge de richesses minérales (bauxite, diamants, charbon, fer, manganèse, étain, uranium…).
Ce sont les Etats qui créent des zones économiques spéciales (ZES) et aident aujourd’hui les multinationales à s’emparer des terres des populations tribales. Le climat de violence contre les populations surexploitées est entretenu par les Etats.
Pour exemple, dans l’Etat du Chhattisgarh, 40 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. En 2005, dans cet Etat, une milice paramilitaire a été constituée, la Salwa Judum. Présentée comme une réaction « spontanée » de villageois, censée « libérer la population » du joug naxalite, elle a le soutien de deux partis localement : le BJP, parti nationaliste hindou [7], au pouvoir dans cet Etat et le Parti du Congrès, dans l’opposition. Elle a permis le déplacement forcé de 60 000 personnes dans 22 camps de regroupement. Nombreux sont les victimes de ses intimidations violentes.
De multiples mobilisations se sont développé contre l’éviction des populations rurales de leurs terres. En Orissa, des adivasis se sont organisés contre le groupe capitaliste indien Tata, Dans le Jharkhand, contre Mittal. Dans le Bengale Occidental, à Nandigram, la répression des forces de l’ordre contre les paysans opposés à la création d’une ZES a fait plusieurs dizaines de morts.
Le but réel de l’opération militaire en cours est d’extirper toute possibilité de résistance populaire dans les zones concernées.
Les réactions dans la gauche indienne
Dès le début, des voix se sont élevées au niveau national pour dénoncer cette opération : militants d’extrême gauche, intellectuels progressistes, journalistes préoccupés d’une solution politique, humanitaires ou travailleurs sociaux.
La gauche radicale indienne dénonce les objectifs du gouvernement d’écraser toute forme de lutte et de mouvement révolutionnaire : l’offensive contre la population de ces régions, la violence des forces de répression qui violent, tuent des villageois. Même des militants gandhiens prônant l’éducation, le dialogue, une autre voie politique se sont trouvés être des obstacles à l’intervention de l’armée. L’Etat ne voulait pas de témoignages et ceux qui militaient sur place ou qui se rendaient dans les forêts étaient battus, arrêtés, accusés d’être des naxalites.
La gauche radicale dénonce en particulier les arrestations, tortures, meurtres de militants que ce soit au sein du mouvement naxalite, dans la gauche radicale ou le mouvement des droits de l’homme. Début mai, la dernière atteinte aux droits démocratiques et d’expression vise à réduire au silence les groupes ou individus qui s’expriment en faveur des guérilleros maoïstes. Cela signifie que tous ceux qui dénoncent l’opération militaire du gouvernement peuvent être traduits en justice et passible de dix ans de prison en vertu d’une loi de « prévention contre les activités illégales ». Cela vise notamment l’essayiste Arhundati Roy, qui a utilisé sa réputation mondiale et a publié « Ma marche avec les camarades », un reportage, teinté de romantisme révolutionnaire, prenant fait et cause pour les naxalites [8].
Une partie de la gauche radicale indienne [9] dénonce l’opération massive du gouvernement indien tout en exprimant son désaccord avec la stratégie suivie par les maoïstes. Un certain nombre de problèmes sont discutés.
Pour certains, les tribus sont des villageois pris en tenaille par les forces armées de l’Etat, les milices et les naxalites. Si les villageois subissent la violence des uns, c’est pour les intimider, pour les empêcher de rejoindre les troupes des naxalites. S’ils subissent la violence des deuxièmes, c’est parce que ce sont des terroristes. Et donc de nier toute raison objective à la révolte des tribus.
Pourtant, les populations ont besoin de se défendre contre les exactions des milices, la répression de la police, contre les tentatives d’expulsions de leurs terres, contre la vente de leurs ressources à des groupes capitalistes privés. Il est normal que les populations cherchent à se défendre par elles-mêmes.
Pour d’autres, seule l’auto-défense serait légitime, même si elle est illégale, tandis que la lutte armée en réponse à la violence de l’Etat serait problématique. En particulier, certains critiquent le manque de liens avec les militants des autres organisations qui luttent et contestent le capitalisme. D’autres, le manque d’une politique vers les ouvriers urbains du secteur de l’économie informelle ou des grandes concentrations industrielles, avec comme seule stratégie de changement social la lutte armée et l’organisation militaire.
Les résistances sont nombreuses. Il nous est difficile de loin de juger de l’investissement des naxalites dans l’auto-organisation des villageois. Mais il nous semble important de souligner qu’une organisation qui lutte pour l’émancipation doit permettre la démocratie et l’auto-organisation de cette même population. Les naxalites développent l’action militaire au détriment de l’action de masse. On l’a vu dans le passé : des groupes armés qui défendent le peuple peuvent se transformer en tyrans pour le peuple, une fois au pouvoir, ou dans les zones qu’ils contrôlent.
Mais face à l’armée indienne et face à la répression, nous sommes évidemment solidaires de la population qui se défend.
Christine Schneider
19 mai 2010