Certains commentateurs se sont étonnés de telles violences dans une Thaïlande réputée pacifique et se demandent ce qu’est devenue la « culture Thaï » du consensus. C’est méconnaître la réalité d’un pays qui a été régulièrement traversé par des révoltes populaires et qui a vécu sous le joug de nombreuses dictatures et régimes autoritaires depuis la fin de la monarchie absolue en 1932. Jusqu’à présent ces crises se sont régulièrement soldées par un bain de sang : 1973, 1976, 1992 et maintenant 2010 pour ne citer que les dernières.
Les événements politiques des dernières semaines trouvent leur origine dans le coup d’État militaire du 19 septembre 2006, qui a mis fin à près de six années de démocratie parlementaire, la plus longue période que la Thaïlande ait jamais connue. Après plusieurs mois de manifestations contre le gouvernement de Thaksin Shinawatra, un homme d’affaire milliardaire devenu premier ministre en 2001 et réélu triomphalement en 2005, les militaires ont organisé un coup d’État pour chasser Thaksin afin, disaient-ils, de « combattre la corruption » et de « restaurer l’unité du pays ». L’establishment, les forces royalistes mais aussi une grande partie de l’intelligentsia et des classes moyennes se sont félicités de son renversement par un coup d’État opéré sans verser le sang.
Lorsqu’il était premier ministre, Thaksin avait bouleversé les équilibres traditionnels du pouvoir. Dans ce pays, le pouvoir et l’argent sont concentrés dans les mains des militaires, de la haute bureaucratie, de la monarchie et de quelques grandes familles industrielles. Tous partagent un mépris profond pour le peuple qu’ils jugent inculte et inapte à la démocratie : la vingtaine de coups d’État depuis la fin de la monarchie absolue en 1932 en atteste. La démocratie, ils en veulent bien, mais une démocratie « version thaï » qui serait « mieux adaptée » à l’histoire, aux « valeurs asiatiques » et à la culture thaïlandaise.
Les élites politiques attendent du peuple qu’il reste soumis et à l’écart de la vie politique. Quant aux gouvernants, ils n’ont pas à motiver ni à rendre compte de leur action. Les libertés démocratiques sont conditionnées à la soumission à l’ordre établi et cela se fait à grand renfort de censure, de lois d’exception et de coups d’États militaires.
Le jeu politique est totalement dévoyé. Les liens politiques sont d’abord des rapports marchands et clientélistes : achat de voix à grande échelle et collusion entre business et politique. Dans les années 1990, plus de la moitié des députés sont issus des milieux d’affaires. Les différents partis politiques ne représentent en rien une alternative mais se constituent au gré des circonstances pour peser dans des coalitions gouvernementales où ils espèrent profiter des opportunités pour s’enrichir. Un retour sur investissement en quelque sorte car se constituer une base électorale coûte très cher.
Thaksin est arrivé au pouvoir en 2001, après la grande crise financière de 1997-98. Issu d’une famille bourgeoise sino-thaï du Nord de la Thaïlande, il s’est enrichi dans les télécommunications grâce à des licences et des concessions qu’il a obtenues des différents gouvernements et des militaires dans les années 1990. L’instabilité politique et économique due à la crise le pousse avec d’autres hommes d’affaires à se lancer en politique.
Dans les milieux patronaux, l’idée s’est répandue que les militaires ne sont plus à même de gérer les affaires publiques dans un monde complexe et globalisé. Thaksin fonde le Thaï Rak Thaï (les Thaï aiment les Thaï) en 1998. Il se fait élire en 2001 sur une plateforme politique qui essaye de répondre à de nombreuses demandes sociales, parfois contradictoires. Il est le premier chef de parti politique à avoir organisé des campagnes électorales basées sur un programme politique. Il a su fidéliser une masse d’électeurs par ses largesses personnelles (distribution de billets de banques aux pauvres durant ses tournées) mais aussi en implantant une politique favorable aux pauvres.
Son gouvernement donne à chaque village un million de baths pour financer des projets de développement, propose un moratoire de plusieurs années sur la dette des petits paysans et développe une politique d’accès aux soins à 30 baths la consultation (moins d’un euro).
La politique de Thaksin est d’autant plus appréciée à la base qu’elle s’inscrit en remplacement d’un « modèle thaïlandais » de développement hérité des années 1986-96 et stoppé par la crise de 1997-98. Durant cette période, le pays a connu des taux de croissance parmi les plus élevés au monde, de l’ordre de 10% par an, notamment dans les secteurs industriel et touristique.
La crise de 1997-98 a brisé cette dynamique et en a révélé la fragilité : parce qu’elle reposait sur des salaires peu élevés, un fort taux d’endettement des ménages, l’utilisation fréquente d’une main d’œuvre en situation illégale (Laos, Birmans et Cambodgiens notamment) et une absence quasi-totale de règlementation du travail et de protection sociale, elle n’a jamais permis une véritable redistribution des richesses.
Thaksin ne rompt pas avec les pratiques de corruption, de népotisme et d’autoritarisme qui prévalaient avant lui. Sa politique s’inscrit très clairement dans une tradition populiste classique : satisfaire certaines demandes des paysans et des ouvriers pour s’assurer une base électorale et la stabilité nécessaire à la bonne marche des affaires. Dans le même temps, il musèle le mouvement ouvrier par des les lois restreignant l’activité syndicale et maintient un système électoral qui, en obligeant les ouvriers urbains à voter dans leur région rurale d’origine, bloque l’émergence de partis de gauche. Il a également été l’instigateur d’une politique de lutte contre la drogue qui se traduit par 2000 exécutions extrajudiciaires et a relancé un conflit meurtrier dans le sud du pays avec les autonomistes musulmans.
Malgré cette violence étatique, le volet social de sa politique lui vaut une popularité immense. Elle lui permettra d’être le seul homme politique thaïlandais à obtenir un deuxième mandat consécutif en 2005 dans un scrutin marqué par un record historique de participation.
Durant son premier mandat, Thaksin a profité à plein du système pour s’enrichir. Il a favorisé ses entreprises et des entreprises « amies ». L’establishment traditionnel se sent désormais menacé : les opportunités financières, les contrats juteux leur échappent et le conseil privé du roi perd la main sur les promotions dans l’armée. Le parti démocrate, principal parti d’opposition et allié de l’establishment n’est pas en mesure de rivaliser avec le TRT par la voie des urnes. Il n’a pas remporté d’élections depuis près de dix ans. La monarchie elle-même se sent menacée et l’ordre traditionnel est bouleversé.
L’ascension de Thaksin coïncide aussi avec une irruption de la société civile. Le massacre de 1992 a ouvert une réflexion sur la nécessité de transparence en politique et sur le rôle des militaires au sein de la société. Un processus de plusieurs années aboutit laborieusement à la rédaction d’une nouvelle constitution en 1997, appelée « constitution du peuple ». Pour la première fois dans l’histoire de la Thaïlande, les deux chambres sont élues au suffrage universel, les pouvoirs exécutifs et législatifs sont séparés et des contre-pouvoirs sont établis pour combattre la corruption et défendre les droits de l’homme. La constitution n’en a pas moins de sérieuses limites. Pour assurer la stabilité politique du pouvoir exécutif le rôle du premier ministre est renforcé. Dans le même temps, le roi reste une figure au dessus des intérêts partisans et un arbitre en cas de crise.
Cette ambivalence va être utilisée par les opposants pro-royalistes de l’« alliance du peuple pour la démocratie » (PAD), les Chemises jaunes, pour organiser la contestation contre Thaksin. Pour eux, la souveraineté n’émane pas du peuple, elle réside dans la monarchie. En invoquant la légitimité des urnes, Thaksin est accusé de violer les prérogatives royales. Les manifestations continuelles des Chemises jaunes se soldent par le coup d’État militaire de 2006, seul moyen pour les vieilles élites traditionnelles de reprendre le contrôle du pouvoir.
Dans l’année qui suit, tout est mis en œuvre pour détruire les instruments du pouvoir de Thaksin : le Thai Rak Thai (TRT) est dissout, 111 parlementaires du parti sont jugés inéligibles pour les 5 ans à venir, une partie des avoirs de Thaksin est gelée (près de 2 milliards de dollars). Une nouvelle constitution est écrite sous la dictée des militaires. Sans succès : entre le 19 septembre 2006 et décembre 2008, deux nouveaux gouvernements fidèles à Thaksin et légitimement élus sont renversés par des décisions de justice. L’actuel gouvernement d’Abhisit arrive ainsi au pouvoir en décembre 2008 à la faveur d’un renversement d’alliance au parlement organisé par les militaires.
C’est dans ce contexte qu’est né début 2009 le « Front Uni pour la démocratie et contre la dictature » (UDD), le mouvement des Chemises rouges. Ce mouvement politique et social est constitué à l’origine par l’union des défenseurs de Thaksin et des forces pour la démocratie qui ont vu le jour après le coup d’État. Cette alliance a su mobiliser une base populaire constituée pour la plupart de paysans, de villageois et d’ouvriers urbains, en particulier du nord et du nord-est du pays. Ils sont fatigués par le double langage de la justice, par l’absence de démocratie et par le maintien d’inégalités profondes malgré une réelle modernisation du pays.
Pour eux, et bien qu’il ait en partie repris à son compte les réformes politiques de Thaksin, Abhisit apparaît d’abord comme le représentant des élites traditionnelles. Le mouvement réclame donc sa démission et l’organisation de nouvelles élections parlementaires démocratiques.
De part sa composition, l’UDD est dès le départ un mouvement large et hétéroclite mais la majorité de ses représentants se dit royaliste. Les Chemises rouges ne sont pas les dangereux « terroristes » et comploteurs contre la monarchie dépeints par le gouvernement ; ce sont des gens ordinaires. C’est ce qui rend ce mouvement politique différent des révoltes précédentes de 1973, 1976 et 1992.
Pour la première fois, ce sont les pauvres de province mais aussi les classes moyennes les moins riches de Bangkok qui se mobilisent. Les migrations des années 80 et 90 ont vu un nombre très important de travailleurs originaires de province venir s’installer dans la capitale : c’est ce qui explique la forte sympathie dont les Chemises rouges ont bénéficié dans Bangkok même. La base du mouvement s’est ensuite élargie car une partie des classes moyennes a pris conscience du coût élevé qu’a représenté le coup d’État, tant en termes politiques qu’économiques et elle soutient maintenant un mouvement qui cherche à rétablir la démocratie.
Des décennies de répression des dirigeants de syndicats ouvriers, de mouvements de paysans et de partis politiques progressistes font qu’il n’y a plus aujourd’hui de partis de gauche. Cela explique que la contestation politique ait pris la forme inédite des Chemises rouges : un mouvement politique qui n’est ni un parti ni une association, hétérogène et traversé de contradictions mais dont l’essentiel est son lien avec le peuple.
L’UDD a su mettre en lumière la spécificité de cette révolte en réactualisant les termes désuets dans la langue thaïe de « phrai » (serf) et « amart » (nobles). Ces termes ont servi à illustrer l’oppression et les injustices dont sont victimes ceux qui « n’ont rien » en opposition aux privilégiés. Il s’agit bien d’une lutte de classes, de la révolte des laissés pour compte contre l’ordre établi au centre duquel se place la monarchie.
Ces événements historiques ont mis à nu la réalité politique du pays. Aujourd’hui, la Thaïlande est devenue l’un des pays les plus inégalitaires du monde : les 5% les plus riches de la population gagnent un salaire 13 à 15 fois plus élevé que les 5% les plus pauvres (à titre de comparaison, cet écart est de 9 à 11 chez les voisins de la Thaïlande, de 5 à 8 en Europe et en Amérique du Nord, et de 3 à 4 en Scandinavie ou au Japon).
Une deuxième ligne de fracture, plus culturelle, transparait également dans la composition du mouvement des Chemises Rouges : la plupart de leurs membres sont des habitants du Nord, connus aussi sous le nom de Khon Muang, et du Nord-Est, connus sous le nom d’Isaan. Ils se distinguent des Thai du Centre du pays à la fois par leur langue, leur histoire et certains aspects de leurs pratiques religieuses. Derrière l’opposition d’une grande partie des élites thaïlandaises au mouvement des Chemises Rouges et leur peur face à l’invasion des « hordes rurales » (une formule employée par le quotidien Bangkok Post lors de l’arrivée des Chemises Rouges dans Bangkok à la mi-mars) transparaît donc non seulement une logique de classe mais aussi en filigrane une définition exclusive et siamoise de l’identité thaïlandaise.
L’establishment n’est pas à même de contrer un tel soulèvement populaire. Pour se faire, il lui faudrait accepter de satisfaire les demandes sociales et politiques des Chemises rouges et de reconnaître le verdict des urnes. Le gouvernement d’Abhisit a choisi une toute autre voie : la répression, la censure et la terreur. Les dirigeants des Chemises rouges risquent la peine de mort s’ils sont jugés coupables de terrorisme ou de 3 à 15 ans de prison pour crime de lèse-majesté.
La Thaïlande n’est sans doute pas une dictature au sens du Chili de Pinochet mais la démocratie y est sous tutelle. Les élites tentent de maintenir leur pouvoir en maintenant une démocratie autoritaire et en ayant recours à la figure « extraconstitutionnelle » du roi. Ce système n’a pas d’avenir car – c’est un des paradoxes des années Thaksin- l’expérience politique vécue depuis 2001 dans ce pays a libéré la parole politique et rend d’autant plus illégitime aujourd’hui sa confiscation.
En organisant ce nouveau bain de sang, les élites ont peut être gagné une bataille mais elles n’ont pas gagné la guerre et l’histoire ne va pas dans leur sens. Comme le dit le proverbe thaï, « Qui échappe au tigre rencontre le crocodile »…
Danielle Sabai et Olivier Evrard