Liberté : Mme Tamzali, vous êtes auteure d’un nouveau livre, Une Femme en colère…, pourquoi cette colère maintenant et pourquoi cette “lettre” aux Européens seulement que vous qualifiez de désabusés ?
Mme Wassyla Tamzali : Le titre d’un livre ne révèle pas tout, mais c’est vrai qu’il a mis le doigt sur un élément très important, celui de l’analyse et du discours développés aujourd’hui en Europe sur des questions qui touchent à l’islam. C’est une question fondamentale, pas seulement pour les Européens, mais également pour nous, parce qu’elle conditionne le dialogue Nord- Sud. Ce livre interroge en fait le rapport entre l’Occident et nous, aujourd’hui. Mon lectorat le plus important sera sans doute le Maghreb et une catégorie d’Européens. C’est un livre qui prend la peine d’expliquer le féminisme maghrébin, la manière dont il s’est développé… Il donne des clefs pour comprendre peut-être les difficultés que nous avons à faire avancer la question des femmes à l’intérieur d’un certain nombre de démarches, qui sont amalgamées. Aujourd’hui, on considère qu’on peut être féministe islamique, ce qui me paraît un oxymore.
C’est-à-dire… ?
Le mouvement des féministes islamiques est né d’abord à Barcelone, en Europe. Il a été lancé par des converties qui trouvent des financements inhabituels ou qui ne sont pas à la mesure des financements que le mouvement féministe trouve. Ça, c’est la première question qu’on peut se poser. L’autre question de fond concerne la théorie développée par les féministes islamiques. Celles-ci pensent qu’on peut trouver des droits des femmes à l’intérieur de la légalité coranique. Jusque-là, je suis d’accord. Pour beaucoup de femmes, la lecture du Coran leur a donné plus de droits que dans la vie réelle. Elles y trouvent le respect, des incitations morales… comme dans toutes les religions d’ailleurs. Mais le problème est de passer de l’incitation morale à une obligation juridique. Or, quand on passe à la partie juridique, on se rend compte qu’il y a des inégalités. Pour ce qui est du mouvement féministe, c’est un mouvement moderne, qui a été posé à l’intérieur d’un mouvement beaucoup plus grand, lequel interroge toute la société, l’humain, la vie… Qu’est-ce qu’une femme ? Qu’est-ce qu’un homme ? Le mouvement féministe pose une vraie question philosophique, énigmatique et fondamentale, qui est de savoir qui sont les femmes en dehors des constructions imposées. Les femmes sont des mères, elles sont des épouses, elles sont des sœurs, mais qu’est-ce qu’elles veulent être ? Le mouvement des féministes islamiques ne se pose pas cette question fondamentale. Il trouve la réponse à l’intérieur du Coran, c’est-à-dire que la femme est un être complémentaire et soumis, dans la plupart de ses décisions de vie et de travail, à l’obéissance de son père, de son frère et de son mari. Cette image que l’on donne n’est pas une image féministe. La question existentielle est au cœur même du féminisme.
Justement, qu’est-ce qu’une femme en Algérie ?
Quand vous lisez les livres d’Assia Djebar vous trouvez des réponses. Quand vous regardez aujourd’hui la peinture des jeunes femmes peintres, vous voyez des réponses, c’est-à-dire qu’il y a une vraie recherche existentielle chez toutes ces femmes, qui cherchent à exprimer le cœur de leur personnalité et de leur liberté.
Tout cela est important, parce qu’on ne peut pas construire un pays sans avoir sur la table ce qu’il y a de mieux chez les hommes et chez les femmes.
Le foulard est-il compatible avec l’émancipation de la femme ?
Pour 90% des cas, le voile en Algérie est un réflexe à la violence de l’espace public. Après, il peut y avoir des expériences de spiritualité. Le rôle social du voile dans la société est, cependant, de mettre les hommes et les femmes dans des rôles séparés. Aujourd’hui, je vois avec tristesse s’installer en Algérie la culture du harem que je croyais détruite, c’est-à-dire la culture basée sur la ségrégation des sexes, sur la séparation des hommes et des femmes. La culture du harem est dans la rue, à l’université et dans les entreprises…
Dans votre dernier livre, vous estimez que l’islamisme politique n’a pas triomphé, mais vous soutenez également que l’islamisation des sociétés du sud de la Méditerranée est en train d’avancer. N’y a-t-il pas là contradiction ?
Vous qui vivez en Algérie, pratiquement 12 mois dans l’année, vous me posez la question ? Franchement, vous croyez que c’est une question ?
Oui, j’insiste…
L’islamisme politique, comme force ou comme danger politique, pris au sens de prise de pouvoir, par rapport à d’autres forces politiques du pays, n’existe plus… à mon avis. Par contre, l’islamisation du pays a été complètement victorieuse. Aujourd’hui, il y a très peu d’endroits, dans l’espace public, où les femmes surtout… et même les hommes peuvent exprimer une autre manière de vivre, avec une autre approche de l’islam. J’ai été élevée dans une famille musulmane, où les hommes et les femmes obéissaient à certaines règles. Mais l’obéissance était tendue par un questionnement perpétuel. On est aujourd’hui dans une obéissance mortifère. La religion doit rester vivante, perpétuellement capable de répondre aux questions de société, mais pas par des interdits et des refus. La religion doit donc avoir cette capacité de répondre et d’apporter un message à une conscience qui pose des questions. Je pense qu’aujourd’hui, les jeunes croyants sont dans un grand désarroi…
N’êtes-vous pas en train de poser le problème des sociétés musulmanes qui n’ont pas encore fait leur mue pour entrer de plain-pied dans la modernité ?
Je ne dirai pas des sociétés musulmanes, mais des sociétés qui sont figées dans une conception très autoritaire de la religion, qui est en train de dériver, en même temps, vers un comportementalisme plutôt qu’une religion. Comme je l’ai déjà dit.
Dans votre livre, vous revenez souvent à la laïcité ; vous estimez qu’elle constitue une des clefs pour l’émergence d’une conscience musulmane. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Le fondement éthique de la laïcité est la liberté de conscience. Dans le livre, je parlais de la laïcité en Europe, qui a oublié aujourd’hui les fondements et qui est devenue une promotion de toutes les religions. On ne s’interroge plus sur le contenu des religions, on laisse, si vous voulez, se développer toutes les religions.
Pour l’Algérie, je dirai que la laïcité n’a pas d’histoire ni de traditions. D’ailleurs, très peu de gens parlent de laïcité au sein des partis politiques, au niveau de la société civile. Je pense que la grande question aujourd’hui est de savoir si l’on peut être musulman croyant et avoir une conscience moderne.
Ce n’est pas à moi de répondre, c’est à l’histoire de nous répondre, parce que la modernité, ce n’est pas le téléphone mobile, ce n’est pas la voiture ni les usines… c’est vraiment la liberté individuelle, cette liberté existentielle. C’est dans ce processus de liberté qu’on reconstruit une conscience moderne de croyant. Les expériences existent ailleurs. Je pense qu’il faut libérer le savoir, tous les instruments de la connaissance.
Il faut libérer les hommes et les femmes, les libérer déjà politiquement, et puis, la liberté de conscience est quelque chose qui s’acquiert.
Interview par Hafida Ameyar