Le 31 décembre 2002, la conscription disparaît, il n’y a plus d’appelés dans l’armée française. C’est la fin de la relation issue de la Révolution française entre l’armée et la patrie. Cette rupture se fait sans fracas. De la droite à la gauche, les critiques sont timides, la satisfaction discrète. Tout au plus, les derniers mois de « bidasse » auront-ils été troublés par la revendication des militants de Sans nous de ne pas être les dernières victimes d’une conscription obsolète.
Si le « bidasse » meurt en 2002, dès 1974 la conscription subit des assauts décisifs. Après les retrouvailles temporaires de la nation et de sa jeunesse à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, le fossé va rapidement se creuser avec les guerres coloniales d’Indochine et, surtout, d’Algérie. C’est à ce moment que la rupture va se développer entre le contingent et la hiérarchie militaire, avec la mise en cause de la légitimité de la participation d’appelés aux sales besognes. Avec Mai 68, tout s’accélère : crise de société, révolte de la jeunesse contre l’école, l’usine, l’embrigadement. Les luttes sociales mettent en évidence le sale rôle que joue l’armée dans la société : intervention contre les grèves des transports, des éboueurs, des aiguilleurs du ciel. Et au-delà des frontières, du Chili au Portugal, les forces armées apparaissent comme un enjeu central dans l’affrontement qui nous paraît à l’ordre du jour entre la classe ouvrière et la bourgeoisie.
L’Appel des Cent
Au lendemain de Mai 68, des luttes vont se développer dans les casernes. Révoltes individuelles, début d’organisation dans des comités éphémères. La première lutte importante aura lieu avec le procès de trois soldats à Rennes pour diffusion de presse antimilitariste, en 1970. C’est à partir de 1973 que la crise va s’accélérer. L’élection de Giscard, après la mort de Pompidou, met fin au gaullisme traditionnel et à sa relation particulière à l’État et à l’armée. Le développement des armes nucléaires ouvre la voie au débat sur l’organisation de la défense nationale. Civils et militaires, politiciens de gauche et de droite se lancent dans des débats de stratégie. La lutte des paysans du Larzac renouvelle l’antimilitarisme. La jeunesse issue de mai 1968 arrive dans les casernes. Elle va faire exploser le débat en imposant ses luttes, ses revendications.
Dans le cadre de l’élection présidentielle, les militants révolutionnaires engagent la signature d’une pétition : augmentation de la solde, libertés démocratiques, refus des missions antiouvrières, une vingtaine de revendications précèdent les signatures de 100 soldats du contingent rendues publiques en mai 1974. Cent signatures recueillies non sans difficultés. Si ce type de lutte avait fait ses preuves avec le Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie ou le Manifeste des 343 contre l’avortement, les conditions de lutte de 100 anonymes isolés dans leurs casernes sont plus délicates. Avec quelques flottements, la hiérarchie militaire et le gouvernement se lancent dans une répression modérée : mise en prison pour quelques semaines, mutations, menaces diverses. Mais les signatures vont se multiplier, les mutations favorisant la diffusion de l’Appel des Cent. Le glacis médiatique se brise et le débat devient public.
À Draguignan, une partie des premiers signataires de l’Appel crée un comité de soldats. En arrivant dans la caserne, certains appelés se renseignent : « Où peut-on signer l’Appel des Cent ? » L’ambiance s’en ressent. Tout est prétexte à résistance, à incidents : brimades, problèmes de cantine, propos racistes, etc. Ces derniers mois ont vu se développer dans les prisons des modes d’action spectaculaires qui ont porté les revendications sur le devant de la scène. L’idée fait son chemin dans l’esprit des appelés qui souhaitent faire connaître leurs luttes et leurs revendications.
Lundi 9 septembre, en fin de journée, le comité distribue dans la caserne un tract contenant l’Appel des Cent et la liste des 200 signataires de l’unité (le 19e régiment d’artillerie de Draguignan), accompagné d’un texte des « Antillais » dénonçant le racisme et les brimades dont ils sont les victimes. Réunis le soir, nous décidons de nous retrouver le lendemain pour poursuivre l’action. L’idée d’une manifestation fait son chemin. Le lendemain, bien que la hiérarchie ne se manifeste guère, l’ambiance est tendue. À 13 h 30, nous nous retrouvons à une trentaine : discussions, votes, nous décidons de nous retrouver à 14 heures dans la cour pour sortir en manifestation. À 14 heures, nous commençons à nous compter : 10, puis 20, puis 50 ; après on ne compte plus ; nous estimons pour que nous sommes assez nombreux pour manifester. Le lieutenant de service se place dérisoirement sur notre chemin devant la porte de sortie. Nous nous retrouvons dans la rue. Après quelques hésitations, les premiers mots d’ordre sortent des rangs : « La solde à 1 000 francs », « Sorties en civil », « Des perms toutes les semaines », « On est des hommes, pas des bêtes », « Faites l’amour, pas la guerre ». La présence de journalistes finit de créer l’ambiance et c’est sans complexes que nous traversons la ville. Nous faisons un sit-in devant la sous-préfecture. Le commandant de la caserne tente de nous faire rentrer tranquillement en camion. Nous décidons de rentrer en manifestant dans le centre-ville. Au retour, nous nous payons un tour de caserne en appelant nos collègues enfermés dans les bâtiments à nous rejoindre. Quelques heures plus tard, le commandant de la région militaire vient entendre nos revendications, assortissant ses réponses de menaces. Le soir, tous les soldats se répandent dans la ville à la rencontre de journalistes pour raconter « notre » manifestation. Sommeil agité.
Répression
Le lendemain, la riposte de la hiérarchie militaire est rapide et brutale : dans le cours de la matinée, neuf appelés sont emmenés subrepticement et emprisonnés au camp de Canjuers. Des dizaines de soldats sont interrogés. La Sécurité militaire cherche des meneurs.
La classe politique est horrifiée. Syndicats et partis de gauche soutiennent avec des grands « mais nous ne sommes pas antimilitaristes ». Nous sommes inquiets, mais fous de joie.
Après deux mois d’arrêt de rigueur dans différentes casernes de France, trois meneurs sont fabriqués par l’instruction. Pelletier, Ravet et Taurus sont présentés devant le Tribunal permanent des forces armées de Marseille et emprisonnés aux Baumettes. Une campagne de soutien sans précédent se développe, alliant notre défense à la condamnation de l’armée bourgeoise. Pétitions, meetings, manifestations se multiplient associant organisations politiques, syndicats, organisations antimilitaristes et de défense des droits de l’Homme.
Après deux mois de prison, le procès a lieu à Marseille les 7 et 8 janvier 1975. Débâcle des témoins de l’accusation, défilé des témoins de « moralité » couvrant toute la gauche politique et syndicale, plaidoiries des avocats vont compléter les mobilisations pour aboutir à des condamnations de principe qui apparaissent comme une victoire totale. Ce succès sera d’ailleurs le point de départ de plusieurs autres manifestations à Karlsruhe, Nancy, Verdun, Lunéville, qui reflètent la formidable accélération de la mobilisation des appelés avec la multiplication des comités en France et en Allemagne.
Robert Pelletier